Coton ou ouate?

Sur le plan linguistique, il existe de nombreux phénomènes qui contribuent à faire du français de Belgique et du français de Suisse des variétés facilement reconnaissables par rapport au français que l’on parle dans les médias radio-télévisuels parisiens. On pense bien sûr d’abord à l’accent (c.-à-d. à tout ce qui touche à la prononciation, qu’il s’agisse des voyelles ou des consonnes), mais aussi à toute une série de mots qui ne figurent pas toujours forcément dans le Larousse ou le Robert.

Depuis la naissance de ce blog en 2015, nous avons publié un certain nombre de cartes permettant de pointer les spécificités du français que l’on parle en Belgique et en Suisse, en rappelant que souvent, ces particularités linguistiques se retrouvaient dans la bouche de locuteurs établis dans les régions voisines de l’Hexagone. Citons pêle-mêle la trilogie déjeuner/dîner/souper, l’utilisation du système décimal pour les cardinaux 70 et 90, la prononciation de l’accent circonflexe ou celle du -t final de 20. Nous avions aussi expliqué dans un autre billet qu’il était aussi possible que la frontière politique soit également une frontière sur le plan linguistique, en commentant un certain nombre de statalismes, relatifs aux dénominations du téléphone mobile ou à d’autres objets de la vie quotidienne (la serviette de toilette, le chauffe-eau, le clignotant, etc.).

Dans ce nouveau billet, j’exploite les résultats de la neuvième édition de notre enquête sur les régionalismes de la francophonie d’Europe en vue de rendre compte d’un phénomène de géographie linguistique inédit: l’opposition entre les mots coton et ouate pour désigner une bourre de fibres textiles, d’origine végétale ou synthétique.

Méthode

Notre dernier sondage dédié à la francophonie d’Europe (vous pouvez encore y participer, il vous suffit de cliquer ici; si vous avez grandi ailleurs qu’en Europe, cliquez ) comportait la question suivante: « Pour désigner la matière que vous voyez sur l’image, vous dites plutôt… ». La question précédait trois possibilités de réponses, à savoir: (a) du coton | (b) de la ouate | (c) autre (précisez). Les participants devaient sélectionner la réponse reflétant le mieux leur usage (il était bien évidemment possible de cocher plusieurs réponses). Pour le moment, nous avons enregistré un peu plus de 7000 clics pour cette question.

L’analyse des réponses s’est faite en deux temps. D’abord, nous avons géocodé le jeu de données en nous basant sur les codes postaux des localités belges, françaises ou suisses où ces participants ont déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse. Ensuite, nous avons calculé, pour chaque arrondissement de France et de Belgique, de district en Suisse, le pourcentage de répondants ayant déclaré utiliser la forme ouate. Enfin, nous avons fait figurer sur un fond de carte vierge un symbole carré pour chacun des points du réseau ainsi créé, tout en faisant varier la couleur en fonction des pourcentages. Une technique d’interpolation a été utilisée pour obtenir une surface lisse et continue du territoire.

Résultats

Comme on peut le constater sur la carte ci-dessous, les participants ayant déclaré utiliser la forme ouate sont essentiellement localisés en Belgique et en Suisse. Les internautes de France préfèrent très largement la variante coton:

Figure 1. Vitalité et aire d’extension du mot ouate dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-9, 2019). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse. Les couleurs varient en fonction des pourcentages de réponses ouate à la question : « Pour désigner la matière que vous voyez sur l’image, vous dites plutôt (a) coton | (b) ouate | (c) autre ? » (échelle: 0 à 100%).

On peut toutefois voir qu’à l’intérieur de l’Hexagone, certaines zones sont plus claires, ce qui laisse penser que le mot ouate (pour désigner une bourre de fibres textiles) n’y est pas inconnu. Ce genre de configuration – où l’on observe des pourcentages élevés dans les périphéries de la francophonie d’Europe et des traces dans l’Hexagone – laisse généralement penser que le régionalisme en question a la statut d’archaïsme.

En dialectologie française, le terme d’archaïsme désigne un phénomène linguistique (un mot, une expression, une prononciation) dont l’aire d’extension était naguère plus largement répandue, et connue dans les usages les plus centraux du français. Du fait des hasards de l’évolution, ce mot a peu à peu disparu du système du français de référence, pour ne plus être employé que dans certaines régions de la francophonie, en général dans les périphéries (Belgique et Suisse) et les régions colonisées au 17e s. (Canada, Antilles).

Pour le vérifier, nous avons réalisé deux cartes, en prenant en compte uniquement les réponses des participants de moins de 25 ans (à gauche) et ceux de plus de 50 ans (à droite):

Figure 2. Vitalité et aire d’extension du mot ouate dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-9, 2019) , en fonction de l’âge des participants (à droite, plus de 50 ans; à gauche, moins de 25 ans). Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, la France et la Suisse d’autre part. Montage réalisé avec Juxtapose.

La comparaison des deux cartes permet de montrer que l’utilisation de la forme ouate est, en France, clairement liée à l’âge. Les participants les plus jeunes n’utilisent plus, contrairement à leurs aînés, la forme ouate, lui préférant la forme coton. D’où l’on peut conclure que le mot ouate est en train de sortir des usages pour désigner cette matière textile en France, alors que sa vitalité n’est pas menacée en Belgique et en Suisse.

Cette analyse est corroborée par le fait qu’au Canada français, le mot ouate est celui que l’on utilise quasi-exclusivement. Si vous avez des doutes, vous pouvez regarder comment la matière est nommée dans les magasins (v. ce lien)

L’affichage commercial est toujours un bon indice de la vitalité des usages régionaux. Une rapide recherche dans Google Images avec les mots-clefs « boule de ouate » suivi des noms de certaines chaînes de supermarchés exclusivement suisses (Migros, Coop) et exclusivement belges (Delhaize) nous a permis de récupérer les photos ci-dessous:

Pour se démaquiller, on peut trouver en Suisse des « boules de ouate » de la marque Primella (illustration à gauche); en Belgique, des « tampons d’ouate » de la marque Kruidvat (illustration du milieu) ; alors qu’en France, ce sont des « boules de coton » que vend la marque Carrefour (illustration à droite).

Comme pour l’opposition yaourt/yogourt, on pense tout de suite à l’influence des langues germaniques qui coexistent avec le français dans ces pays plurilingues, pour expliquer le maintien de la forme ouate. On peut en effet lire sur le paquet de « boules de ouate » suisse, la traduction allemande Wattebällchen (mot-à-mot « ouate-petites boules »); sur le paquet de « tampon d’ouate » belge, la glose néerlandaise watten deppers (mot-à-mot « ouate tampons »).

Cette explication n’est toutefois pas du tout valable pour le Canada français, car en anglais on dit justement… cotton! Les Canadiens francophones, en disant ouate, ont tout simplement maintenu le mot qui devait être tout à fait général encore naguère en France même.

L’Italie divisée

Pour terminer ce billet, j’ai pensé qu’il était intéressant de souligner que ce n’est pas uniquement en français que les dénominations de la bourre de fibres de textile font débat. D’un bout à l’autre de l’Italie, les usages des locuteurs ne sont pas homogènes:

Figure 4. Vitalité et aire d’extension du mot cotone en italien, d’après les enquêtes réalisées en vue de la confection de l’ALIQUOT (v.5, 2015). Les couleurs varient en fonction des pourcentages de réponses cotone à la question : « Come viene denominato nella tua città o nel tuo paese il soffice materiale usato spesso per struccarsi o disinfettare le ferite raffigurato nella foto? (a) cotone | (b) ovatta | (c) bambagia | (d) bombaso/bumbaso | (e) mattula (f) altro? » (échelle: 0 à 100%).

Pour réaliser cette carte, j’ai téléchargé les données de l’atlas en ligne de la langue italienne quotidienne (enquête n°5). J’ai géocodé les réponses et calculé pour chaque point du réseau le pourcentage de réponses « cotone ». J’ai ensuite utilisé les mêmes méthode de cartographie que pour la francophonie d’Europe.

Dans la moitié sud de l’Italie, à l’exclusion de la pointe de la botte, de la Sicile et de la Calabre, la forme ovatta (fr. ouate) est la forme la plus répandue, tout comme dans la région qui touche au Tessin (Suisse italienne) et à la Slovénie. Le reste du territoire préfère la forme cotone (de la même famille que le fr. coton)!

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A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

5 réponses

  1. Michel

    Un point que vous n’avez pas souligné, bien que visible dans vos exemples: les Belges ont tendance à considérer que ouate commence par un son voyelle, et donc écrivent et disent « l’ouate » et « d’ouate », en élidant l’article.
    La chanson de Caroline Loeb avait un peu surpris nos habitudes avec « la » ouate.

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