Taisez ce -p- que je ne saurais entendre, part. 1: ‘septembre’

Dans des publications précédentes, nous avons abordé le problème de la prononciation des consonnes finales de mots comme -l dans persil ou dans sourcil, s dans ananas ou dans anis ou encore t dans alphabet ou vingt. Nous avons vu qu’il sagissait de phénomènes particulièrement sensibles à la variation, que ce soit sous l’angle géographique ou sous l’angle générationnel. Nous avions également pointé le fait que d’un dictionnaire à l’autre, les recommandations n’étaient pas les mêmes. Pire, que parfois, les formes que les ouvrages consignent ne correspondent pas aux pratiques des locuteurs, en d’autres termes, qu’il y a un décalage entre le norme et l’usage.

LIRE AUSSI >> Vous pouvez retrouver dans cet article les résultats de ces recherches sur la prononciation des consonnes finales sous une forme largement retravaillée.

Dans ce nouveau billet, nous présentons les résultats que nous avons obtenus à la suite du dépouillement de questions relatives à la (non-)prononciation de consonnes internes, en l’occurrence du -p- dans le mot septembre. Le comportement de la consonne interne dans les mots sculpture et cheptel fera l’objet d’un billet indépendant.

Les faits

Contrairement à ce que laisse penser son étymologie, le mot septembre sert à nommer le 9e mois de l’année civile. Il suit août (un autre mot dont la prononciation est variable) et précède octobre.

Etymologie : En latin, september, dérivé sur septem (‘sept’), désigne originellement le 7e mois de l’année. Pour comprendre d’où vient ce décalage, il faut se souvenir que dans le premier calendrier romain (dit calendrier ‘romuléen‘), l’année commençait au mois de mars !

À l’oral, de nombreux francophones ne se posent pas la question de savoir s’il faut prononcer le –p– ou non dans septembre. Il est définitivement audible, comme le consignent les dictionnaires de grande consultation, qu’il s’agisse du Robert ou du Larousse. Même son de cloche dans le Dictionnaire de la prononciation française dans sa norme actuelle de Léon Warnant (auteur pourtant d’origine belge) et dans le Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel d’André Martinet et Henriette Walter. Le Wiktionnaire (consulté le 02 septembre 2023), d’ordinaire sensible aux variantes de prononciation, ne signale que la prononciation avec [p] lui aussi.

Il existe pourtant une petite poignée de francophones, établis en Wallonie, qui ne font pas entendre cette consonne quand ils parlent, comme le montre la carte ci-après, générée grâce aux réponses obtenues dans le cadre des sondages Français de nos Régions :

Figure 1. Prononciation déclarée du mot septembre sans –p-, d’après les enquêtes Français de nos Régions [2015-2021]

Compte tenu du fait que le mot septembre est attesté dès les premiers âges du français (XIIe s., selon le TLFi), on aurait attendu, en raison des lois qui gouvernent l’évolution phonétique de cette langue, que le –p– ne soit pas prononcé, comme c’est le cas dans l’adjectif numéral sept ou dans d’autres mots non-savants, comme baptême (et les mots de la même famille : baptiser, baptismal, Baptiste). Etant donné qu’il n’en est rien, une des hypothèses les plus probables reviendrait à dire que la prononciation de cette consonne résulte d’un phénomène de restitution.

En phonétique historique, on parle de restitution quand, dans la graphie ou la prononciation d’un mot, on ajoute, sur la base de l’étymologie dudit mot, une lettre ou un son qui n’y figurait plus. Pendant la Renaissance, de nombreuses consonnes ont été restituées, sous l’influence des latiniseurs et autres scribes écumeurs de latin, soucieux de souligner la filiation entre le français et sa langue mère. Par exemple dans le mot corps (qui s’écrivait cors en ancien français, et ou le –p- a été restitué compte tenu du fait que le mot vient du latin corpus), mais aussi du mot temps (les graphies tens ou tems, courantes pendant la période médiévale, ont été délaissées au profit de la forme temps, qui rappelle mieux la filiation avec le latin tempus). Si ces changements graphiques vous intéressent, n’hésitez pas à jeter un oeil à cet article de l’Abbé G. Voile (1937), publié dans le Français Moderne : il porte sur les origines des complications orthographiques et contient de nombreux exemples (pp. 57 sqq.).

Un peu d’histoire

C’est à cette hypothèse de la restitution que semble adhérer M. Francard dans l’une de ses chroniques pour le journal Le Soir. Reste que cette hypothèse, aussi séduisante qu’elle soit, se heurte à la réalité des données. Une recherche dans la Base de Français Médiéval nous montre en effet que dès les textes les plus anciens du français, le –p– était majoritairement présent dans le mot septembre. Sur 258 occurrences, on ne trouve en effet que 5 mots sans –p-, et toutes sont antérieures au XIVe s. La base FRANTEXT confirme ce résultat, dans la mesure où elle ne contient que 7 occurrences de setembre, toutes antérieures elles-aussi au XIVe s.

Et vint einsi devant les inquisiteurs et devant leur notaires avecques Gervaise et Guillaume de Villers, tesmoinz de cest miracle, a un jour de mecredi le novieme jour de setembre

Guillaume de Saint Pathus, Miracles de saint Louis, 1300

Cela étant dit, rien ne nous permet de savoir si la consonne –p– se prononçait ou pas. Les premiers témoignages sur le comportement de ce –p– à l’oral ne remontent qu’au XVIIe s, ils ont été compilés par Ch. Thurot, auteur d’un ouvrage sur la prononciation du français d’après les grammairiens de la Rennaissance. Si l’on complète avec d’autres sources, force est de constater que les grammairiens sont unanimes:

P, deuant le t, le c, l’s, & l’n conſone, ne ſe prononce pas: comme, baptiſer, bapteſme, achepter, compter, exempter, ſept, promptement, promtitude, nepueu, pſeaume, pſautier, ptiſane, corps &c. Excepté ces mots, où il ſe prononce; adopter, adoptif, aptitude, baptiſmal, baptiſtere, excepter, optique, precepte, precepteur, pſalmodie, pſalmiſte, pſalmodier, pſalterion, Ptolemaïde, rapt, rapſodie, ſeptante, ſeptuagenaire, ſeptuageſime, ſeptembre, ſeptentrion, ſoupçon, ſoupçonner.

Chiflet (R. P. Laurent) Essay d’une parfaite Grammaire de la langue françoise Ou le Lecteur trouurera, en bel ordre, tout ce qui est de plus necessaire, de plus curieux, & de plus elegant, en la Pureté, en l’Orthographe, & en la Prononciation de cette Langue. Anvers / Anvers 1659 (1re éd. 1659) / 1659

L’apport des atlas

De façon indirecte, le fait que la prononciation de –p– soit ancrée de longue date dans le français est confirmée par les données de l’Atlas Linguistique de l’Est du Canada (ALEC), récoltées à la fin des années 80 à la suite d’enquêtes menées auprès de témoins relativement âgés et de classe essentiellement populaire. Comme on peut le voir sur la carte, la prononciation d’une consonne interne dans septembre est la règle, la seule variation que l’on observe concerne l’alternance entre –p– et –k-, qui s’explique par l’analogie avec octobre :

Figure 2 : Prononciation du mot septembre d’après l’Atlas Linguistique de l’Est du Canada, dans les années 1980.

Les données tirées de l’Atlas Linguistique de la France, récoltées à la fin du XIXe s., nous montrent que la prononciation de –p– était déjà solidement implantée dans les parlers galloromans. Elle permet également de comprendre d’où viennent les formes en –k– québécoises, et éclairent sur la situation actuelle en Wallonie :

Figure 3 : Traduction (typisée) du mot septembre dans les parlers galloromans parlés à la fin du XIXe s., d’après l’Atlas Linguistique de la France (ALF 1221).

La carte montre en outre un certain nombre de points bleus dans la partie méridionale de la France, phénomène qui ne peut s’expliquer que par la pénétration du français dans ces régions. Quant à la situation en Belgique, elle est intéressante, car elle montre encore une fois le décalage qui existe entre aire dialectale et phénomène de français régionale. Il semblerait en effet que dans l’est de la Wallonie, l’élision du –p-, qui survit aujourd’hui en français, soit née d’un nivèlement du français à l’échelle de la région, et ne soit pas ue au substrat.

Le mot de la fin

Finalement, ce qui explique la rareté de l’élision de -p- dans septembre semble résider dans le caractère populaire de cette prononciation:

Le peuple montre, en toute occasion, sa répugnance pour ces accumulations de consonnes: il prononce oscur, escursion, artisse, sétembre, cataplasse (ou cataplame).

BALLY Charles – Linguistique générale et linguistique française (1965)

Il est possible que la prononciation du -p- ait de tout temps été encouragée, et qu’elle se soit donc maintenue jusqu’à nos jours, sauf en Wallonie, où elle a longtemps été considérée comme une prononciation standard. Les choses sont sans doute en train de changer.

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

4 réponses

  1. Paul Bagnoud

    Bonjour, le mot de la fin est intéressant ! Charles Bally a raison: ça me fait penser aux personnes des générations d’avant 1920, qui prononçaient comme indiqué par Bally, et je le rapproche du dialecte que ces gens avaient appris et parlé, patois valaisan “en général”, mais alors il faut dire septembre avec l’accent !

  2. Jacou

    corps – corporel
    temps – temporel
    hôpital – hospitalier
    forêt – forestier

    Il ne s’agit pas seulement du latin mais aussi de familles de mots qui comme toutes les familles …

  3. Bonjour.

    Merci une fois de plus pour cette synthèse éclairante. Je pense qu’il faut prendre en compte en plus le fait que le français ait été ou non la langue première des personnes. Dans la générations de mes grands-parents (nés entre 1898 et 1918), le français était en Provence, à Marseille, dans un village du sud des Cévennes pour un de mes grands-pères, une langue qu’on n’entendait jamais et qu’on apprenait à l’écrit à l’école. Du coup, soit on transformait la prononciation sous influence du provençal, qui n’a jamais ces suites de consonnes, et on disait “sétembre, otobre” comme on disait “ésemple” ou “aumenter”, soit on oralisait ce qui était écrit: ma grand-mère marseillaise qui avait appris le français à l’école dans les années 1910 et qui ne l’entendait jamais parlé autour d’elle à cette époque, disait “porK, estomaK, fusiL, monsieur RouX (=ks)” (alors qu’il n’y a jamais à la finale de consonne occlusive ou de -l prononcés en provençal) en même temps que “otobre, ésemple”. Les deux tendances, contradictoires, co-existaient. Certains traits ont persisté chez leurs enfants (génération de mes parents) ou dans la mienne, d’autres non, de façon apparemment pas généralisée: je dis par exemple “nombriL, persiL, cerF, encenS” mais “sePtembre, auGmenter, por(c), estoma(c)”. Il semblerait que les consonnes fricatives soient davantage conservées à la finale que les occlusives (qu’on entend davantage?).

    NB: j’ai entendu le mot “cheptel” prononcé “chtel” (sans réfection graphique donc) dans le pays nantais où c’est un mot resté vivant en milieu agricole.

  4. Michel

    Même phénomène en Belgique pour “symptome” et dérivés
    j’ai entendu ‘donteur’ chez des personnes âgées mais “dompteur” est beaucoup plus fréquent

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