Après qu’on a eu fait notre première enquête, on a refait la carte de H. Walter…

Deux questions de la première enquête concernaient l’emploi du temps verbal passé dit surcomposé.

Avant de vous montrer les résultats, nous sommes allés demander à un spécialiste des temps verbaux, Louis de Saussure, professeur à l’Université de Neuchâtel (Suisse), mais c’est quoi donc exactement que ce passé surcomposé qui ne sonne pas très catholique à toutes les oreilles francophones ?

Ces explications, pour lesquelles nous le remercions infiniment :

Au début des années 1980, Henriette Walter réalisait une enquête sur l’emploi de ce temps verbal étrange, le passé surcomposé, où l’on double l’auxiliaire pour obtenir, par exemple, Il a eu fumé (en proposition indépendante) ou Quand il a eu mis ses chaussures, il est sorti (en subordonnée). Son enquête a confirmé ce qu’on pensait déjà : ce temps est courant en proposition indépendante presque uniquement dans les zones francoprovençale, provençale et languedocienne, tandis que la forme en subordonnée temporelle est également présente de manière naturelle dans les parlers d’oïl (nord de la Loire) [voir la carte tirée de Walter 1988 ci-dessous]. De grands auteurs français le confirment. Dumas, par exemple : « Après qu’ils ont eu causé un instant en tête-à-tête, la duchesse lui a dit… ». Les historiens aussi, ainsi Renan : « Après que la France a eu réalisé son programme révolutionnaire, elle a découvert à la Révolution toute espèce de défauts ». Ce n’est pas étonnant : quel temps choisir avec après que dans le passé ? Le passé composé ? « Après que la France a réalisé son programme…. » écorche l’oreille, pour des raisons propres à ce temps. Le passé simple ? Impossible également. Quant au subjonctif, que les locuteurs appelleraient de leurs vœux, il est banni par la norme officielle, d’où le choix de nos auteurs.

On trouve ce temps également dans d’autres cas sur toute la zone hexagonale, en particulier dans une narration et avec un adverbe de durée, comme dans « Ce petit vin nouveau a eu vite grisé tous ces buveurs de bière », une phrase où Daudet s’amuse de la rapidité avec laquelle l’ivresse non seulement saisit les personnages mais achève son œuvre. Et précisément, le passé surcomposé permet, où que l’on soit dans le domaine francophone, de pointer précisément ce résultat – mais, chose curieuse, cela ne marche qu’avec un adverbe de durée ou si la phrase s’insère dans une séquence narrative.

Reste que Il a eu fumé comme phrase isolée, par exemple au milieu d’une conversation où il est question de Pierre et du fait qu’il a eu l’habitude autrefois de fumer, polarise les esprits : radicalement rejetée par les locuteurs du nord, elle sonne on ne peut plus naturelle aux locuteurs du sud, et notamment en Suisse romande.

Mais que signifie cette phrase ? Des chercheurs qui ont travaillé sur ce sujet récemment font émerger deux choses. La première, c’est qu’il s’agit d’une « habitude » révolue dont la trace, l’expérience, subsiste. La deuxième, c’est qu’il s’agit pour le locuteur de parler aussi du présent : si Pierre a eu fumé, attention : cela pourrait bien recommencer un jour. C’est que le passé surcomposé exprime un potentiel de réoccurrence.

Il ne s’agit pas vraiment d’une « habitude » passée, en fait. Disons plutôt : une expérience conçue comme sujette à répétition de manière totalement indéterminée, et non pas une habitude réglée. Le passé surcomposé se comporte à cet égard comme l’adverbe parfois et non comme l’adverbe souvent, et encore moins comme une locution du type chaque matin. On l’observe par un moyen surprenant : l’impossibilité de soumettre de telles formes à la négation : Pierre n’est pas parfois venu ne se comprend guère, alors que Pierre n’est pas souvent venu s’entend très bien. Justement, c’est la même chose avec le passé surcomposé : des phrases comme Il n’a pas eu fumé, Je n’ai pas eu mangé pendant trois jours ou Je n’ai pas eu aimé aller au cinéma sont absolument impossibles aux oreilles des locuteurs qui seraient au demeurant très heureux avec la version positive, et même avec des cas particulièrement baroques comme le passif de « Le professeur est eu arrivé bourré en cours ». De telles combinaisons sont seulement possibles pour contredire l’affirmation d’un interlocuteur, mais c’est un autre chapitre.

Et pourtant le surcomposé autorise d’évoquer des cas uniques. Ainsi, « J’ai eu été enfant, moi aussi », ou « Cet hôtel a eu accepté les chiens » sont parfaitement acceptables même si, bien entendu, on n’est enfant qu’une fois, et même dans le cas où l’hôtel n’a jamais accepté qu’un chien. En revanche, si l’hôtel n’avait jamais vu de chien dans ses couloirs, non pas faute d’autorisation mais faute de chien, on aurait recouru à l’imparfait, qui indique une propriété de l’hôtel indépendamment de sa réalisation concrète « cet hôtel acceptait les chiens » est vrai d’un hôtel qui applique cette politique à propos des animaux de compagnie même si le cas ne s’est jamais présenté.

Si vous êtes intéressé par cette belle peinture et que, répondant à votre désir d’achat, le peintre vous dit : « Ah, des peintures, oui, je n’en vends plus, mais j’en ai eu vendu », vous saurez donc que vous n’essuyez pas un refus complètement définitif : la chose est, au moins en théorie, de l’ordre du possible.

Ce surcomposé semble bien pratique pour communiquer de façon très concise des nuances de sens qui nécessiteraient autrement des développements bien coûteux en termes de mots. Quand on ne l’a pas déjà, on a envie de l’adopter !

Cela dit, les conclusions de Walter (1981 : 40) n’allaient pas dans le sens d’une expansion de son emploi :

Bien que l’échantillon soit modeste, la représentation de la situation actuelle sur une carte permet, pour la première fois, d’avoir une vue d’ensemble de l’emploi du surcomposé et d’imaginer l’évolution possible du phénomène. La configuration de la région [blanche, la région était grisée sur la carte de 1981 mais nous reproduisons ci-dessous la carte, plus illisible, de 1988, réalisée néanmoins à partir des mêmes données] avec ses trois avancées vers le sud semble peut-être montrer une lente infiltration des usages non méridionaux (sans surcomposé) vers le sud, tendant à réduire peu à peu la zone d’utilisation du surcomposé.

CartePSCWalter1988_blog

Alors, la prédiction de Walter s’est-elle réalisée en la bonne trentaine d’années qui séparent son enquête de la nôtre ?

Nous avons repris les mêmes questions qu’elle (bien qu’elle donne des exemples avec « ça a eu payé/quand il a eu payé… » sur la carte de 1988), les participants ont donc répondu aux deux questions suivantes :

  1. Si vous voulez parler d’une personne qui fumait et qui ne fume plus, diriez-vous :
    Il a eu fumé (mais il ne fume plus).
    [noter la fréquence de 0: jamais, à 10: souvent]
  2. C’est l’histoire d’un mec qui avait rendez-vous pour la première fois chez les parents de sa petite-amie. Il a sonné à la porte de l’appartement, et on l’a invité à entrer.
    a/ Quand il a eu enlevé ses chaussures, il s’est aperçu que ses chaussettes étaient trouées.
    b/ Quand il a enlevé ses chaussures, il s’est aperçu que ses chaussettes étaient trouées.
    [Quelle variante utiliseriez-vous dans une conversation familière ? Il est possible de sélectionner plusieurs variantes]

Carte_PSC_Feb16_blog

Réponses à la question 1. (à gauche); et Réponses à la question 2. (à droite).

Si la zone d’utilisation du surcomposé en subordonnée semble s’être effectivement réduite à l’ouest, elle apparaît s’être maintenue dans l’est et même avoir progressée vers le nord.

Le passé surcomposé apparaît avoir gardé son territoire en indépendante (grosso modo moitié sud de l’hexagone et Suisse romande). Dans les subordonnées, il semble fuir le quart nord-ouest pour progresser vers le nord par l’est, et l’on peut même se demander s’il n’est pas en train de se ré-infiltrer à l’ouest par le nord…

On remarquera encore l’« îlot » breton qui apparaît sur nos cartes comme celle de Walter, si un lecteur a une explication, nous serions ravis de la lire!

 

Est-ce que tu sais me passer le sel ?

Une des questions de la première enquête était :

Si votre mal de dos vous empêchait de dormir, diriez-vous : « J’ai tellement mal au dos que je ne sais même plus dormir. » ; et les participants étaient invités à noter la fréquence à laquelle ils emploieraient une telle phrase sur une échelle allant de 0 (jamais) à 10 (souvent).

Les résultats obtenus apparaissent sur la carte ci-dessous. Ils ne surprendront pas, l’emploi de savoir avec un sens proche de pouvoir passe pour un belgicisme, comme il est noté dans ce blog par exemple, ou comme il se trouve indiqué dans certains dictionnaires.

17_savoir.png

Figure. Fréquence d’emploi du verbe ne pas savoir (au sens de « ne pas pouvoir ») dans l’enquête Euro-1. Plus la couleur est sombre, plus la fréquence estimée par les participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée.

Sur la carte, hors de Belgique, l’emploi est rarissime, et cantonné au Nord-Pas-de-Calais, surtout au Nord, à la frontière avec la Belgique. Dans le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (Hanse & Blampain, 4e éd., 2000), les auteurs notent que « La confusion entre les deux verbes [savoir et pouvoir] au profit de savoir est volontiers présentée par les français comme typiquement belge. Elle se retrouve cependant çà et là en France, non seulement dans le Nord mais en Lorraine notamment. » Pas avec notre exemple en tout cas…

La phrase du titre est reprise du blog cité ci-dessus. Personnellement, originaire du Pas-de-Calais, autant je pourrais dire « j’ai tellement mal au dos que je ne sais même plus dormir » (cette phrase est d’ailleurs attestée, elle a été prononcée il y a quelques années par un jeune homme originaire du Pas-de-Calais lui aussi), autant je ne dirais jamais « est-ce que tu sais me passer le sel ? ». L’extension de l’emploi savoir au sens de pouvoir est plus restreinte dans le nord de la France qu’en Belgique. Quoiqu’il en soit, à noter que l’emploi est aussi un archaïsme.

La question reste à étudier plus précisément, mais il se trouve que dans les textes du Moyen Âge, on rencontre pas mal d’occurrences de savoir pour lesquelles le français moderne utiliserait sans doute plus facilement pouvoir, par exemple dans la farce Jenin, fils de rien (Farces du Moyen Âge, traduction A. Tissier) aux vers 418-424 :

[…] Vecy le point :
Il n’y avoit rien que ung pourpoint
Sur sa mère quant fut attouchée,
Tel enfant n’est sceu concepvoir
Par quoy on peut apercevoir
Qu’il n’est filz d’homme ne de femme.

Trad. : Voici le point : il n’y avait rien qu’un pourpoint sur sa mère quand elle fut couchée ; or, si personne ne l’a touchée, cet enfant n’a pu être conçu. Par quoi, il peut être conclu qu’il n’est fils d’homme ni de femme.

Dans l’extrait suivant (Le Mesnagier de Paris, I,v, traduction K. Ueltschi), c’est pouvoir qui est utilisé avec le verbe concevoir :

[…] et si elle veoit bien qu’elle estoit brehaigne et ne pouoit concevoir.

Trad. : Elle savait bien qu’elle était stérile et incapable de concevoir.

Savoir et pouvoir ne semble néanmoins pas avoir exactement le même sens dans les deux exemples. Dans l’extrait du Mesnagier de Paris, il est question de Sarah, qui est stérile et donc par nature incapable d’avoir un enfant. Dans l’extrait de Jenin, il est question de la mère de ce dernier, qui affirme que Jenin est son fils mais qu’il n’y avait qu’un pourpoint étendu sur elle quand il fut conçu. Il semble que savoir « de capacité », où le français standard utilise pouvoir, en français médiéval, et dans son emploi dans le nord de la France, implique une nuance d’effort, de volonté, d’application, que ne communique pas pouvoir. Ceci expliquerait peut-être que « je n’ai pas su dormir » mais que « je peux te passer le sel ».

On n’est pas rendu…

L’enquête Les mots et les expressions de nos régions manque de participants dans certains coins (voir post « Même si je n’atteins jamais la Creuse »… ci-dessous); on n’est pas encore rendu…

Néanmoins, on peut déjà faire des petites cartes provisoires intéressantes. Par exemple, une des questions de l’enquête est : « Si vous tombez en panne en vous rendant à votre travail, et que vous êtes déjà en retard, diriez-vous : On n’est pas rendu ! » et l’on peut répondre de 0 (je ne le dis jamais) à 10 (je le dis souvent).

L’expression « on n’est pas rendu » serait la forme raccourcie de « on n’est pas rendu à Loches » qui faisait « référence à la ligne de démarcation, traversée par la route qui, de Tours, en zone occupée, rejoignait Loches, en zone libre » pendant la seconde guerre mondiale (info trouvée sur ce blog, voir aussi cet autre blog).

D’après les premiers résultats de l’enquête, l’expression semble en effet la plus répandue dans la région de Tours et toute la vallée de la Loire. Elle a même largement franchi les lignes de démarcation de la Touraine, mais pour le Nord et l’Est de l’Europe francophone, elle n’est pas rendue!

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