Survivances des parlers provençaux en français, épisode 2 : le mot ‘dégun’

Voici le deuxième épisode de notre série dédiée aux survivances des parlers provençaux (les variétés ancestrales de la langue d’oc au moyen desquelles communiquaient naguère les habitants du sud-est de la France) en français. Il est consacré au mot dégun.

Du provençal…

Dans les dialectes galloromans, le pronom indéfini signifiant « personne », au sens de « aucun être humain », que l’on trouve en position de sujet dans des phrases comme « personne ne me croit », « personne n’est venu », ou d’objet dans des phrases comme « y a personne », « on (ne) craint personne », était exprimé dans la majorité des régions de la moitié sud du territoire par des aboutissants de la locution latine NEC UNUS (qui signifie, mot à mot, « pas un »). Les lois de l’évolution phonétique ont fait que ladite locution a abouti à des formes différentes dans la bouche des générations de locuteurs qui se sont succédé sur le territoire de l’actuelle francophonie d’Europe au fil des siècles.

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À la fin du XIXe s., juste avant que le déclin de l’usage des langues régionales ne s’accélère dramatiquement, les aboutissants de NEC UNUS pouvaient être classés en deux catégories principales: les types qui se rattachent à nion /ɲɔ̃/ et les types qui se rattachent à dégun /deɡœ̃/. Les types ningun, nugun, ligun, diu, qui constituent également des aboutissants de NEC UNUS, sont plus dispersés et peu nombreux, comme on peut le voir sur la fig. 1 ci-dessous (v. FEW, 7, 81a-b pour la liste exhaustive des formes attestées dans les dialectes galloromans). 


Figure 1. Typisation des formes obtenues pour traduire le français personne dans les dialectes galloromans du sud de la France et d’Italie (les témoins devaient traduire la phrase « personne ne me croit »; seules les formes correspondant à l’indéfini sont reportées sur la carte), d’après ALF 1655. Les chiffres représentent des localités enquêtées.

Dans quelques régions (le Gard, les Pyrénées Atlantiques et les alentours), ce sont des formes continuant le latin RES (> fr. rien) qu’Edmont a enregistrées lors de son tour de la Gallo-Romania.

La récolte des matériaux pour la confection de l’Atlas Linguistique de la France (ALF) ayant duré plusieurs années (quatre ans environ), le questionnaire initial mis au point par J. Gilliéron a évolué. D’après Brun-Trigaud et al. (2005: 26), il comptait initialement 1400 questions, et aurait contenu près de 2000 questions à la fin de l’enquête. Ceci explique qu’il manque, pour 326 cartes de l’atlas (la carte 1655 fait partie de ce lot), des données pour la partie septentrionale du territoire (à quoi s’ajoutent 1421 cartes complètes, et 173 où ne figure que le quart sud-est de l’Hexagone). 

On ne le voit pas sur la carte ci-dessus, mais les correspondants du français personne étaient répandus dans la plupart des régions de la partie septentrionale du territoire, à part sur le flanc oriental où les aboutissants de NEC UNUS recouvraient une bonne partie de l’aire francoprovençale (v. ALLy 1241, ALJA 1646) et remontaient, en occupant presque en totalité la Franche-Comté (ALFC 1290), jusqu’à la Bourgogne (ALB 1749) au moins.

Figure 2. Photo d’une fiche des carnets d’enquête de l’Atlas Linguistique de Wallonie (inédit). La fiche présente la phrase française traduite dans le parler de Longvilly: « il n’y a personne » ; le témoin a donné deux formes concurrentes pour l’indéfini : nŭk et nŏ.

Même constat pour une bonne partie de la Wallonie, où les correspondants du français personne coexistent avec les correspondants du français nul (nouk, noule et autres variantes, v. notre fig. 2 ci-dessus, ainsi que Dictionnaire liégeois, p. 430) que consignent les carnets des enquêtes réalisées en vue de la confection de l’Atlas Linguistique de Wallonie que nous avons pu consulter (merci au passage à Esther Baiwir d’avoir mis ces données à notre disposition ; nous tâcherons d’en fournir une cartographie analytique dans un prochain billet).

…au français de Marseille

Dans la seconde édition de notre enquête Quel français régional parlez-vous? (septembre 2015), on proposait aux internautes d’indiquer s’ils employaient, dans le cadre d’une conversation entre amis ou en famille notamment, le mot dégun. Le mot était présenté dans une liste, simplement glosé et sans contexte particulier, avec d’autres tours régionaux d’extension et d’origine variable (v. fig. 3):

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Figure 3. Extrait du questionnaire Euro-2, où apparaît la question visant à tester l’usage déclaré de l’indéfini dégun en français.

En nous basant sur les réponses des 8.000 francophones qui ont pris part à notre sondage, nous avons pu réaliser la carte (fig. 4) ci-dessous :


Figure 4. Pourcentage de francophones ayant déclaré utiliser le mot dégun lorsqu’ils s’exprimaient en français, d’après les enquêtes Français de nos Régions (2e édition), après interpolation. Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. 

Sur le continent, on peut voir que c’est essentiellement à l’intérieur de l’actuelle région Provence-Alpes-Côte d’Azur que le mot dégun est utilisé. Les nuances de rosé et de blanc laissent penser que si l’usage de cette forme déborde des frontière de cette zone, c’est dans des proportions qui restent moins significatives. 

En consultant la Banque de données de la langue corse (Banca di dati di a lingua corsa), on peut voir que dans les parlers corses, NEC UNUS a abouti à des formes qui n’ont pas connu le même destin que dans les parlers d’oc (ces derniers ayant connu le passage de /k/ à /g/ et la dissimilation de la consonne initiale /n/ > /d/) : on y relève en effet les variantes nisunu, nissunu, nesunu, nessunu, nisciunu, nisgiunu, qui rappellent l’italien standard nessuno.

La carte indique également qu’en Corse, l’usage du régionalisme est assez répandu, ce qui n’est guère surprenant, car le français régional de l’Île-de-Beauté est fortement influencé par celui de la région à laquelle elle est directement connectée. Compte tenu du fait que dégun est phonétiquement différent des formes corses locales qui permettent de traduire le français personne (v. encadré ci-dessus), toute influence de l’adstrat corse sur le français régional est évidemment à exclure ici. 

Un peu d’histoire

D’un point de vue historique, il semblerait que l’utilisation de la forme dégun en français soit un phénomène assez récent, comme le soulignent les auteurs du Dictionnaire des Régionalismes de France:

Noté fugitivement au 16e dans le français de Montauban (deugun, 1526, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle), le mot est plus tard absent des recueils méridionaux de cacologies et il manque encore dans Le français de Marseille. Etude de français régional (1931). On en inférera que le transfert du provençal au français, surtout cristallisé dans le tour (il) y a dégun, ne remonte qu’à une date récente. Limité d’ailleurs au code oral […], il s’agit d’un patoisisme consciemment employé pour « forcer le ton régional » […] et promu, plus récemment encore, stéréotype identitaire d’une certaine Marseille populaire.

Dégun figure en tout cas dans l’ensemble des recueils de régionalismes du sud-est que nous avions sous la main quand nous avons rédigé ce billet (tous publiés après les années 1980).

Dégun et le folklore marseillais

Pour toute personne étrangère à la ville de Marseille (et à la Provence), le mot dégun, compte tenu de sa position dans la phrase, peut être compris comme un nom propre, et donc comme référant à un être humain. Les locaux l’ayant bien compris, profitaient sur cette erreur d’interprétation pour jouer des tours aux touristes en visite dans la cité phocéenne.  

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L’Académie de Marseille, à laquelle appartiennent les auteurs du Dictionnaire du marseillais (et notamment le sociolinguiste Médéric Gasquet-Cyrus, v. photo ci-dessus), rapportent ainsi à l’entrée dégun l’anecdote suivante, tirée d’un roman de G. Foveau (à lire avec l’accent, en faisant bien sonner tous les ‘e’ muets): 

Hier, je monte à la gare Saint-Charles pour récupérer Xavier, un copain de Paris qui vient pour la première fois de sa vie à Marseille. Je le charge dans la bagnole et je tire jusque chez Fred au cours Julien. […]. Personne. Je redescends et je dis à Xavier : Y a dégun. Je démarre et je fonce au bar de la plaine […]. Je rentre. Personne. Je rentre dans la tire et Xavier me demande : | – Alors, qui y a? | – Y a dégun | – Il a fait vite. Il est en moto? | L’éclat de rire reprend de plus belle. À s’en taper les cuisses, non?  

Aujourd’hui ce genre de blague aurait peu de chance de fonctionner, car la connaissance du mot dégun s’est largement répandue hors de ses frontières d’origine. 

La diffusion de dégun

D’après le site géoado, c’est en 2005 que José Anigo, alors directeur sportif de l’Olympique de Marseille, propose de faire inscrire sur un grand panneau « À Marseille, on craint dégun! ». Il demande ensuite à ce que ce panneau soit placé au bout du tunnel emprunté par les joueurs pour accéder au stade Vélodrome.

source

La même année, le mot dégun est utilisé dans le cadre d’une collaboration entre le club de foot et Adidas, qui reprend l’expression pour sa campagne publicitaire (v. photo ci-dessous). « On craint dégun » devient ainsi « officiellement » le slogan de l’OM.

Il n’en fallait pas plus pour que l’équipe de lexicographes du Robert décide de faire enfin entrer la forme dans son édition 2017 (NB: il était entré dans le Larousse en 2015, d’après les relevés de DrDico sur son site dédié aux évolutions des dictionnaires), se retrouvant ainsi à l’origine d’un buzz sur les réseaux sociaux.

Quelques mois plus tard, le samedi 1er avril 2017, Emmanuel Macron, alors en pleine campagne pour la présidentielle, avait bien compris que pour être encore plus proche de ses potentiels électeurs, il fallait parler comme eux.   

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De fait, en plein meeting dans la ville phocéenne, il affirme haut et fort devant la foule réunie pour venir l’entendre, qu' »avec vous, à vos côtés, aujourd’hui et comme on dit ici, on craint dégun! ». 

Si, comme on peut l’entendre sur la vidéo ci-dessus, le public est séduit, la twittosphère l’est un peu moins.

Le business de dégun

Aujourd’hui, le mot dégun s’affiche partout: stickerscoques de smartophonevêtements, mugs, etc. Il existe même une série de bières qui s’appelle « craint dégun »

Les régionalismes comme derniers remparts identitaires

À l’heure de la mondialisation et de l’internationalisation, il ne reste plus grand-chose qui permette de distinguer, sur le plan identitaire et culturel, les différentes régions qui composent la francophonie d’Europe. Longtemps, les dialectes locaux ont joué ce rôle. Ils ont hélas aujourd’hui quasiment disparu. 

Michel Feltin, rédacteur en chef à l’Express et auteur de l’infolettre « Sur le bout des langues« , rappelle à ce sujet le rôle de l’école dans la disparition des patois. Pendant des décennies, et jusque dans les années 1960, les écoliers qui parlaient le patois à l’école recevaient un symbole (un bâton, une figurine, un sabot) dont ils ne pouvaient se débarrasser que s’ils dénonçaient un camarade s’exprimant dans sa langue locale. Le dernier propriétaire du symbole recevait une punition à la fin de la journée (l’intégralité du texte est disponible ici).

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Dans ce contexte, les régionalismes linguistiques apparaissent en quelque sorte comme les derniers remparts (avec les équipes de foot) pour que les gens puissent affirmer leur identité régionale, et rappeler qu’ils sont bretons, marseillais, savoyards ou poitevins avant d’être français. 

Les régionalismes vous passionnent?

Si les régionalismes vous plaisent autant qu’à nous, n’hésitez pas à participer à notre enquête, ça nous aidera à confectionner les prochaines cartes, et mieux comprendre ce qui différencie et/ou rapproche, sur le plan linguistique, les différentes régions qui composent la francophonie d’Europe. Pour être tenu au courant de nos prochaines publications, vous pouvez aussi vous abonner à notre page Facebook ou nous suivre sur Twitter! Retrouvez également nos cartes sur notre compte Instagram.

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

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