Petit guide linguistique à l’usage des gens du Nord en vacances dans le Sud de la France

Sur nos pages Facebook et Instagram (abonnez-vous, si ce n’est pas déjà fait), comme dans quelques-uns des précédents billets de ce blog (v. ce billet ou celui-ci), nous avons publié de nombreuses cartes prouvant que le français que l’on parle dans la partie méridionale de la France n’a pas les mêmes couleurs, ni les mêmes sonorités, que le français que l’on parle dans la partie septentrionale du pays.

ParisVSMarseille-10
Source: Topito

À la veille de ces nouvelles grandes vacances, on s’est dit que le temps était venu de faire un petit inventaire des particularités linguistiques qui font le charme du français que l’on parle dans le Midi. Que ce billet puisse servir de guide aux francophones établis au nord de la Loire en mal de Méditerranée, de soleil et de pétanque!

On a besoin de vous!
Depuis 2015, les linguistes qui animent le blog français de nos régions ont mis au point des enquêtes visant à examiner la vitalité et l’aire d’extension de certaines particularités locales du français que l’on parle en Europe (Belgique 🇧🇪, France 🇫🇷 et Suisse 🇨🇭) ainsi qu’au Canada 🇨🇦. Vous pouvez contribuer à notre projet en participant à l’un de nos sondages: c’est marrant, gratuit, anonyme et on répond depuis un ordinateur 💻, un téléphone 📞 ou une tablette 📱. Prévoir dix minutes ⏰ environ pour compléter le sondage 🤓! Pour participer, suivez ce lien 👉ici👈!

On a regroupé les cartes en trois parties, selon qu’elles permettent de visualiser la vitalité et l’aire d’extension d’occitanismes lexicaux (c.-à-d. de mots d’origine occitane utilisés en français), de tournures grammaticales inconnues dans le français des grands médias parisiens (c’est quelle heure? ou il a eu fumé, mais il ne fume plus) ou de la prononciation de la voyelle ‘o’ dans des mots comme atome, chose, rose, etc.

Les occitanismes

L’occitan, ou langue d’oc, est un vaste conglomérat de parlers d’origine latine pratiqués autrefois dans la partie méridionale de la France, dans le Piedmont en Italie ainsi que dans le Val d’Aran en Espagne. Les différents représentants de l’occitan (qui sont le gascon, le limousin, l’auvergnat, le languedocien, le nissart, le provençal, etc.) font partie de la grande famille des parlers galloromans, et s’opposent d’une part aux parlers d’oïl (pratiqués dans la partie septentrionale de la France, qui incluent le picard, le wallon, le normand, le lorrain, le champenois, le poitevin-saintongeais, etc.), d’autre part aux dialectes francoprovençaux (parlés dans l’ex-région Rhône-Alpes, en Suisse romande et dans la Vallée d’Aoste en Italie), comme on peut le voir sur la Figure 1 ci-après:

zones_dialectales_ALF_annotated.png

Figure 1. Les grandes aires dialectales du galloroman, sur la base du réseau de points de l’Atlas Linguistique de la France.

On estime que jusqu’au milieu du XIXe s. environ, le français était relativement inconnu dans les campagnes s’étendant de l’ouest à l’est du Midi de la France, et que le peuple s’y exprimait exclusivement dans l’idiome local (c.-à-d. dans une variété d’occitan). Des décennies de cohabitation entre le français et l’occitan ont  engendré, dans un système comme dans l’autre, la naissance de nombreux calques et d’emprunts, comme l’explique mieux que quiconque Auguste Brun dans un ouvrage qui fait depuis longtemps autorité chez les linguistes (Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du Midi, Paris, 1923). Aussi, bon nombre des mots régionaux qui caractérisent le français du sud de la France aujourd’hui trouvent un correspondant en occitan.

Les particularités linguistiques du français que l’on parle dans le Midi de la France ont fait l’objet de nombreux ouvrages. Les lecteurs non-spécialistes intéressés par ces questions peuvent consulter les références suivantes: Le français de Marseille. Etude de parler régional, A. Brun, Marseille, Institut historique de Provence, 1931 / Marseille, 1978; Le français parlé à Toulouse, J. Séguy, Toulouse, 1950; Le marseillais pour les nuls, M. Gasquet-Cyrus, 2016, Paris.

Dans nos enquêtes, nous avons testé toute une série de régionalismes occitans. Nous en présentons une demi-dizaine dans la première partie de ce billet.

péguer, s’empéguer

D’après le Dictionnaire des régionalismes de France, le verbe péguer est un emprunt à l’ancien occitan pegar (v. languedocien pegá), qui signifie « marquer avec de la poix » (de la pega, c’est de la « poix » dans la langue de Mistral). Il serait attesté en français depuis 1802, mais n’est entré dans le Larousse que dans l’édition 2006 (dans le Robert, c’est en 2007, informations glanées sur la page de notre collègue Camille Martinez), avec la définition suivante: « Dans le midi de la France, être poisseux, collant » (v. aussi le Wiktionnaire pour des exemples).

D’après les résultats de notre enquête, le verbe jouit actuellement d’une vitalité très importante dans toute la partie méridionale de la France, ainsi qu’en Corse, comme on peut le voir sur la Figure 2 ci-dessous:

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Figure 2. Vitalité et aire d’extension du verbe péguer (au sens de « coller légèrement, poisser ») d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Le liseré blanchâtre qui borde cette zone, de même que les taches plus claires dans la partie septentrionale de la France, laissent penser que le verbe est en train de se dérégionaliser. Il serait ainsi en train de se substituer au verbe poisser, qui n’a pas tout à fait la même syntagmatique (si on peut dire: la confiture poisse les mains, on ne peut pas dire que la confiture pègue les mains), et dont l’emploi semble plutôt rare.

empegue
Source: TV5 monde

Quant au verbe empéguer (ancien occitan empegar « poisser, coller » et provençal s’empega « s’enivrer »), entré plus tôt dans le Robert (2007) que dans le Larousse (2010), il recouvre plusieurs sens, notamment lorsqu’il est employé pronominalement (s’empéguer dans quelque chose, c’est se débattre dans des difficultés sans nombre; mais c’est aussi s’enivrer). Il est intéressant de souligner que son aire d’extension épouse, avec quelques différences pour la partie septentrionale de l’Hexagone et la Corse, les frontières de l’aire de péguer, comme on peut le voir sur la Figure 3 ci-dessous:

empéguer_raster_annotated.png

Figure 3. Vitalité et aire d’extension du verbe s’empéguer (au sens de « s’empêtrer (dans un problème), s’enivrer ») d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

À noter, dans la même famille, l’adjectif pégueux, pégueuse et sa variante non francisée pégous (= « collant, gluant comme de la poix »), le déverbal pègue (elle est pègue que j’en peux plus! que l’on peut traduire par: elle est tellement collante que j’en peux plus!), le susbtantif pégon (qui désigne un végétal en forme de boule qui s’accroche aux vêtements, et par extension, un enfant un peu trop collant).

escagasser

Ce verbe correspond, toutes choses étant égales par ailleurs, au verbe français « écraser ». Fortement polysémique, il s’emploie pour signaler un dommage physique (à quelqu’un: il s’est fait escagasser en sortant de l’école; ou à quelque chose: j’ai escagassé ma voiture en la garant sur ce parking) ou moral (il est alors synonyme de « casser les pieds »: arrête de faire du bruit en mangeant, tu m’escagasses!). C’est un emprunt à l’occitan escagassá, lui-même formé à partir du verbe occitan cagá, qui signifie « aller à la selle » (ou caguer, si on veut utiliser un régionalisme en circulation dans le sud). On peut voir sur la carte ci-dessous (Figure 4) que le verbe n’est guère connu en dehors de la région où l’on parle (ou parlait) occitan:

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Figure 4. Vitalité et aire d’extension du verbe escagasser (au sens de « écraser, énerver ») d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

cacagne

Dans le même registre, on peut mentionner le mot cacagne (ou sa variante, cagagne), qui signifie « diarrhée » (v. l’occitan cagagno, de même sens). Le mot s’emploie également au figuré, pour exprimer une grande peur: il m’a foutu une de ces cacagnes revient à dire: il m’a foutu une de ces peurs (ou de ces trouilles, trouille ou drouille signifiant, dans certains dialectes de France, « diarrhée »).

NB: Les formes caquerelle, caguerelle, caquette et caguette étaient également proposées dans le questionnaire. En raison du faible nombre de réponses que ces formes ont reçues, il n’a pas été possible de représenter leur extension géographique sur une carte.

La carte ci-dessous (Figure 5) montre que le mot est davantage employé dans l’est que dans l’ouest du Midi de la France:

cacagne_raster_annotated.png

Figure 5. Vitalité et aire d’extension du mot cacagne/cagagne (au sens de « diarrhée ») d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

On peut voir sur la Figure 5, réalisée à partir des matériaux publiés dans l’Atlas Linguistique de la France au début du siècle dernier, que les correspondants de la forme cacagne dans les dialectes galloromans s’étendaient sur une aire assez similaire à celle que dessine notre carte pour le français régional du début du XXIe s.:

cacagne_ALF.png

Figure 6. Aire de cacagne/cagagne (« diarrhée ») dans les dialectes galloromans parlés au début du XXe s., d’après la carte 558 de l’ALF. Chaque point représente une localité enquêtée.

ensuquer

Dans les parlers d’oc, les correspondants du verbe ensucá signifient « assommer ». Être ensuqué, c’est avoir la tête dans les nuages, ou n’être pas tout à fait réveillé. Mieux qu’un long discours, ces quelques tweets nous permettront de comprendre dans quels contextes les francophones du Sud de la France utilisent le verbe ensuquer:

https://twitter.com/cacestmaFrance/status/994305148842373123

https://twitter.com/BassardCarla/status/558359429838827520

En français régional, le verbe jouit d’une vitalité assez élevée, qui dépasse assez largement, à l’est de l’Hexagone, les limites historiques de la région où l’on parlait naguère l’occitan avant le français (Figure 7):

ensuqué_raster_annotated.png

Figure 7. Vitalité et aire d’extension de être ensuqué (au sens de « être grandement fatigué, avoir la tête dans les nuages ») d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

La carte montre en effet que être ensuqué est connu jusqu’en Bourgogne dans la moitié septentrionale de la France.

Les expressions

Le français du sud de la France, ce n’est pas seulement des mots, c’est aussi des expressions ou des tournures. Nous en avons sélectionné deux.

Le passé surcomposé

On vous en parlait dans l’un de nos tout premiers billets. Le passé que l’on qualifie de « surcomposé » permet d’exprimer, en français, une action révolue dans le passé. Il implique l’usage non pas d’un seul, mais de deux verbes auxiliaires. Les tours avec avoir + eu (il a eu fumé) sont les plus fréquents, ceux avec avoir + été (on a été soulagé une fois qu’il a été parti) et être + eu (on a été soulagé une fois qu’il est eu parti) étant plus rares.

Les grammairiens acceptent assez bien l’usage du passé surcomposé quand il est employé dans une construction subordonnée (quand il a eu fini, il est parti). Son usage dans une proposition principale ou indépendante (il a eu fumé, mais il ne fume plus) est en revanche plus stigmatisé.

Dans nos enquêtes, plusieurs questions impliquant le passé surcomposé ont été posées. La carte à gauche de la Figure 8 ci-dessous a été générée à partir des réponses à la question « Sur une échelle allant de 0 (= jamais) à 10 (= tous les jours), à quelle fréquence employez-vous la phrase ‘j’ai eu fumé, mais je ne fume plus’? » – celle de droite a été réalisée à partir des réponses à la question « Si vous voulez parler de quelqu’un qui fumait, mais qui ne fume plus, diriez-vous, oui ou non, ‘il a eu fumé!’? »:

Figure 8. Vitalité et aire d’extension de l’usage du passé surcomposé (avoir eu fumé) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. À gauche, vitalité estimée en termes de fréquence, à droite, en termes de pourcentage. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Dans l’un comme dans l’autre cas, l’usage du passé surcomposé dans une phrase principale (non-subordonnée) n’est connu que par les locuteurs du grand sud de la France (auquel s’ajoute la Suisse). Dans la partie septentrionale de la France, il est intéressant de remarquer que les Bretons font exception: la tache significativement plus claire sur le Finistère indique que le temps surcomposé est également employé dans cette région (sans doute car il est également connu en breton, comme l’indiquent nos lecteurs dans les commentaires à la suite de la publication de notre précédent billet).

C’est quelle heure?

La tournure « c’est quelle heure? » fait l’objet d’une certaine stigmatisation par les locuteurs du français qui ne disposent pas de ce tour dans leur usage (si vous ne nous croyez pas, lisez voir les commentaires sous ce post Facebook). D’aucuns diront qu’il est plus correct de dire: « quelle heure est-il? », ou simplement « il est quelle heure? ». Peu de gens savent que cette tournure est régionale, et on ne la trouve d’ailleurs dans aucun dictionnaire spécialisé. Sur Internet, seule la page Wikipédia consacrée aux régionalismes du parler lyonnais en fait état. Notre Figure 9 montre qu’il s’agit pourtant d’un régionalisme d’assez grande extension:

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Figure 9. Vitalité et aire d’extension de l’usage du tour c’est quelle heure? (« quelle heure est-il?, il est quelle heure? ») d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Le remplacement du pronom impersonnel il par un pronom démonstratif (ce + est > c’est) n’a rien de bizarre. Le pronom il alterne en effet assez librement en français familier avec un autre pronom démonstratif, ça (« il pleut / ça pleut »; « il neige / ça neige », « il fait soleil / ça fait soleil », etc.). Reste à savoir si dans ces contextes, l’usage de ça à la place de il constitue également un régionalisme: on le testera dans une prochaine enquête.

La prononciation du son ‘o’

On le sait, on l’a déjà dit plusieurs fois (dans ce billet, ou dans celui-ci). Une des grandes différences entre la partie septentrionale et la partie méridionale de la France repose sur la façon dont certains mots contenant la voyelle ‘o’ en syllabe fermée (c’est-à-dire dans une syllabe où la voyelle est suivie d’une consonne) sont prononcés.

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Source: y’a pas le feu au lac

Dans le Sud de la France (mais c’est aussi – dans une moindre mesure tout du moins – le cas dans le Nord-Pas-de-Calais et dans le Finistère), paume rime avec pomme, hôte avec hotte, saute avec sotte, etc., comme le montre la carte ci-dessous (Figure 10):

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Figure 10. Vitalité et aire d’extension de la prononciation ouverte de la voyelle ‘o’ dans le mot saute, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Dans les zones de couleur marron-orangé, le mot saute se prononce de la même façon que le mot sotte, c’est-à-dire avec une voyelle ouverte, que représente le symbole [ɔ] dans l’alphabet phonétique international. Dans les zones violettes, si des mots comme pomme, hotte et et sotte se prononcent bien avec un o ouvert [ɔ], paume, saute et hôte se prononcent en revanche avec un o fermé, que l’on transcrit [o] dans l’alphabet phonétique international, et que l’on entend dans des mots comme dos ou beau.

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Figure 11. Vitalité et aire d’extension de la prononciation ouverte de la voyelle ‘o’ dans les mots atome, chose, jaune, rauque, rose, et saute, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

La carte animée ci-dessus (Figure 11), générée à partir des questions proposées dans diverses enquêtes, permet de rendre compte de la surprenante stabilité aréologique de la prononciation ouverte de la voyelle ‘o’ quand celle-ci se trouve en syllabe fermée. On peut voir que si les aires de la prononciation de ‘o’ ouvert en syllabe fermée ne sont pas tout à fait les mêmes d’une carte à l’autre, la variation reste assez minoritaire.

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L’atlas du français de nos régions

Retrouvez certaines des cartes publiées sur ce blog dans l’Atlas du français de nos régions, disponible dans toutes les bonnes librairies (mais aussi sur Amazon ou à la Fnac).

couverture

Les régionalismes du Nord-Pas-de-Calais et de Wallonie

Nos précédents billets ont traité des régionalismes de l’Ouest, du Sud, du Centre-Est ou de l’Est de la francophonie d’Europe, mais pas encore des régionalismes du Nord. Nous nous devions de publier quelques cartes donnant à voir l’aire d’extension et la vitalité des particularités linguistiques du français que l’on parle dans cette région. Nous en avons sélectionné cinq.

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Ne pas savoir

Le francophone lambda qui n’a jamais mis les pieds dans le Nord-Pas-de-Calais ou en Belgique sera frappé, lorsqu’il s’y rendra, de l’usage que font les locuteurs du français de ces régions du verbe savoir, notamment dans les contextes négatifs. Si un Belge vous dit que « son chat ne sait pas courir, avec sa patte blessée » ou qu’il « ne sait plus lire sans ses lunettes » (exemples tirés du Dictionnaire des belgicismes), il veut bien sûr dire que « son chat ne peut plus marcher, avec sa patte blessée » ou qu’il « ne peut pas lire sans ses lunettes ».

savoir

Dans Astérix chez les Belges, le verbe pouvoir est systématiquement remplacé par le verbe savoir.

Si cet emploi du verbe savoir est aujourd’hui bizarre pour celui qui ne le connait pas, il n’en a pas toujours été ainsi (v. notre précédent billet pour plus de détail).

L’influence du néerlandais ?

De nombreux grammairiens ont invoqué l’influence du néerlandais kunnen pour expliquer cet usage du verbe savoir en français. En néerlandais, le verbe kunnen permet d’exprimer à la fois la capacité physique et morale et la connaissance.

Les données de l’une de nos premières enquêtes, où on demandait aux internautes d’évaluer, sur une échelle de 0 (=jamais) à 10 (=souvent) à quelle fréquence ils emploieraient une phrase comme « J’ai tellement mal au dos que je ne sais même plus dormir » si leur mal de dos les empêchait de dormir, nous ont permis de préciser l’aérologie de ce régionalisme :

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Figure 1. Fréquence d’emploi du verbe ne pas savoir (au sens de « ne pas pouvoir ») dans l’enquête Euro-1. Plus la couleur est sombre, plus la fréquence estimée par les participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée.

On peut voir que le tour ne pas savoir (au sens de « ne pas pouvoir ») a une fréquence variable en Belgique, et que de l’autre côté de la frontière, il est moins connu dans le département du Pas-de-Calais que dans le Nord.

Ducasse

Le mot ducasse (variante populaire ancienne du mot dédicace) désignait originellement une fête religieuse. Le mot est ancien (les premières attestations remontent au début du Moyen-Âge, d’après l’article du TLFi). Aujourd’hui, il désigne une fête de village quelconque, qui a lieu une ou deux fois par an (la Ducasse de Mons et la Ducasse d’Ath, deux localités situées dans le Hainault belge, sont les ducasses les plus fameuses, v. illustration ci-dessous). Ces fêtes sont notamment rythmées par des défilés de « géants » (un mot régional qui désigne « un personnage de grande dimension […] porté par les participants de certains carnavals et cortèges folkloriques dont ils constituent une attraction originale » d’après le Dictionnaire des belgicismes).

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Source de l’illustration : Sacré Piet !

Le mot ducasse est surtout employé dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais (82% des suffrages) et dans la province du Hainault (80% des suffrages) ; alentour, il jouit d’une vitalité significativement moins élevée (les pourcentages ne dépassent pas les 30% dans l’Aisne et dans la Somme ; les 10% dans les provinces du Brabant wallon et de Namur).

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Figure 2. Répartition et vitalité du mot ducasse (au sens de « fête de village ») dans l’enquête Euro-3. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Drisse

Il existe des dizaines de mots pour désigner le produit de l’évacuation de selles fortement liquides. Le mot drisse est l’un d’eux (étymologiquement, il faut mettre le mot drisse en rapport avec le moyen néerlandais drits « excréments » – notons qu’on retrouve aussi dans le français régional de la Lorraine, du Doubs et du Jura le paronyme trisse qui signifie « diarrhée », et des verbes comme estricler, estricher, trisser, etc. qui signifient « éclabousser », lesquels se rattachent tous à un autre étymon, l’allemand spritzen qui signifie « gicler/éclabousser »).

Il y a drisse et drisse !

Le mot de français régional drisse (au sens de « diarrhée ») ne doit pas être confondu avec le mot drisse du français commun, qui désigne un « cordage ou palan qui sert à hisser une voile, un pavillon, un signal flottant » (TLFi).

En français régional, le mot drisse (« diarrhée ») jouit d’une vitalité moyenne: c’est dans le département du Pas-de-Calais que le pourcentage d’utilisation du mot est le plus élevé (42%), suivi de la Somme (40%) et du Nord (32.5%).

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Figure 3. Répartition et vitalité du mot drisse (au sens de « forte diarrhée ») dans l’enquête Euro-2. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

En Belgique, le mot n’est pas connu en français. Il était pourtant utilisé par les informateurs picards ayant participé aux enquêtes pour l’Atlas Linguistique de Wallonie au début du siècle dernier, comme le montre la carte ci-dessous, générée à partir des données de l’Atlas Linguistique de Wallonie et de l’Atlas Linguistique de France :

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Figure 4. Répartition et vitalité du type lexical « drisse » d’après l’ALF (carte 588, la question n’a pas été posée dans les départements autour du département Pas-de-Calais) et l’ALW (vol. 15, carte 76). Chaque point représente la réponse d’un témoin.

Une collègue linguiste originaire du Pas-de-Calais me signale que dans sa famille, le mot drisse désignait spécifiquement « la diarrhée du chat ». Personnellement, ma mère l’utilise tout le temps (elle n’a jamais vécu dans le Nord, mais sa mère – ma grand-mère donc – y a passé la plus grande partie de sa jeunesse !). N’hésitez pas à nous dire en commentaire ce qu’il en est dans votre usage !

Chicon

Si vous allez faire votre marché dans le Nord-Pas-de-Calais ou en Belgique et que vous cherchez des endives, il y a de fortes chances que l’on vous présente une salade verte et frisée (et qui s’apparente à ce que l’on appelle en français commun une scarole, si ça ne vous dit rien, jetez un œil à cette page). Pour obtenir ce que vous voulez, il vous faudra plutôt demander des chicons ! Le mot chicon désigne en Belgique et dans le nord de la France ce que l’on appelle dans le reste de la francophonie d’Europe une endive, comme on peut le voir sur la carte ci-dessous :

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Figure 5. Répartition et vitalité du mot chicon (au sens de « endive ») dans l’enquête Euro-3. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Sur le plan géolinguistique, la carte ci-dessus, générée à partir des réponses de 8.000 participants francophones à l’une de nos dernières enquêtes, indique que la vitalité d’emploi du mot chicon pour désigner ce qu’on appelle en français commun une endive est assez élevée : en moyenne, 90% des répondants originaires de Belgique ont déclaré employer ce terme, contre 75% des répondants originaires des départements du Nord et du Pas-de-Calais et 37% des répondants originaires de la Somme, de l’Aisne, des Ardennes et de l’Oise. Dans le reste du domaine, le mot n’est pratiquement pas employé dans ce sens.

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Source de l’illustration : Dans mon frigo, la BD.

Vous avez compris ce que le chicon raconte à la saucisse dans cette petite BD ? Nous non plus ! N’hésitez pas à laisse une traduction en commentaire si vous comprenez le picard (on sélectionnera la meilleure traduction lors de la prochaine mise à jour du billet).

La prononciation du mot sourcil

On terminera ce billet, une fois n’est pas coutume, avec une carte donnant à voir la vitalité d’un fait de prononciation. On s’intéressera ici au mot sourcil, que l’on peut entendre prononcé de deux manières, c’est-à-dire avec sa consonne finale [sourcil] ou sans sa consonne finale [sourci].

Saviez-vous que l’Académie française signalait (dans la dernière édition complète de son dictionnaire, qui remonte à 1935), comme normative la prononciation sans consonne finale [sourci] ?* Saviez-vous également – et c’est plus surprenant – que c’est la variante [sourci], et elle seule, que l’on retrouve dans les dictionnaires classiques du français (à l’instar du Grand Robert et du Larousse) ? D’après nos recherches, la prononciation du -l final de sourcil n’est documentée que dans le TLFi (qui indique que le mot se prononce [sourci] et « parfois [-sil] ») et dans le Wiktionnaire.

Les données de notre enquête permettent de montrer qu’en 2016 (année du sondage), la prononciation du mot sourcil sans -l final est en voie de disparition en France et en Suisse, mais qu’elle continue de se maintenir en Belgique. On peut voir sur la carte ci-dessous (générée à partir des réponses d’environ 5.000 internautes) qu’en moyenne, seuls 5% des répondants originaires de France et de Suisse romande ont indiqué ne pas prononcer la consonne finale du mot sourcil. En Belgique, la moyenne des participants ayant indiqué ne pas prononcer cette consonne est significativement plus haute, puisqu’elle atteint les 60%.

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Figure 6. Répartition et vitalité de la prononciation sans -l final du mot sourcil dans l’enquête Consonnes-Euro. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

*Une recherche dans le moteur du site de l’Académie nous informe que la position de l’institution a changé d’avis depuis (v. la réponse donnée à Carole L., originaire de Chicago, qui demande le 04 juin 2015 si l’on doit prononcer le « l » finale du mot sourcil).

Le saviez-vous ?

Au Québec, la prononciation sans consonne finale constitue la norme (et il en va de même pour nombril, persil, etc).

Comment ça se dit chez vous ?

Ce billet vous a plus ? N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires et de vos suggestions. Vous pouvez nous aider en répondant à quelque questions sur vos usages linguistiques. Vos réponses (anonymes) nous permettront de générer les prochaines cartes (cliquez ici pour participer à notre dernière enquête). Si vous voulez être tenus au courant des prochaines publications, n’hésitez pas à nous suivre sur Facebook !