Variations sur les dénominations du kebab

Il y a quelques mois, une journaliste m’avait demandé si j’avais des données qui permettraient de rendre compte de la variation géographique des dénominations du sandwich à la viande grillée, que l’on appelle « kebab », « dürüm, « döner », « grec » ou encore « sh(a)warma ». Désolé, j’avais répondu par la négative, mais promis d’ajouter lors de la mise au point de la 7e édition de notre série d’enquêtes sur les spécificités locales du français de nos régions, la question suivante:

Döner_kebab_slicing.jpg
source de l’image: Wikipédia

Les mots désignant le sandwich que l’on réalise avec la viande que l’on voit sur la photo
varient d’un bout à l’autre du territoire. Comment appelez-vous ce sandwich ?

– un döner
– un dürüm
– un grec
– un gyros
– un kebab
– un kebap
– un shawarma (shwarma, shawerma ou shoarma)
– autre (précisez):

Six mois plus tard, plus de 8.000 internautes francophones (8.229 pour être exact) avaient répondu au sondage. L’enquête clôturée, il a été possible d’analyser et de cartographier les résultats. Je les présente dans ce billet (PS: les formes kebap, shawarma et variantes et gyros n’ont pas fait l’objet d’un grand nombre de votes, et n’ont donc pas donné lieu à des cartes).

Quel français régional parlez-vous? 8e édition! Vous êtres francophones, connectés à Internet? Vous pouvez vous aussi participer à l’une de nos enquêtes et nous aider à mieux comprendre comment le français varie d’un bout à l’autre des territoires où il est parlé. Comment appelez-vous le bout d’une baguette de pain? Que dites-vous à quelqu’un quand il éternue? En été vous vous rafraîchissez plutôt avec un granité ou un granita?  Comment prononcez vous les mots jadis, juillet, août, épais, Catherine? Dites-le-nous en répondant à quelques questions de ce sondage en ligne (anonyme et accessible depuis n’importe quel support connecté); si vous êtes originaires d’Amérique du Nord, cliquez ici!

Méthode de cartographie

Pour réaliser les cartes de ce billet, nous avons utilisé différentes librairies du gratuiciel R, notamment les librairies kknn, raster et ggplot2 et téléchargé les fonds de carte du site GADM. Sur la base des codes postaux des localités où les participants ont indiqué avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse, nous avons d’abord calculé pour chaque réponse les pourcentages d’utilisateurs de chaque arrondissement de France et de Belgique, ou de district en Suisse. Nous avons ensuite utilisé différentes méthodes d’interpolation pour obtenir une surface lisse et continue du territoire, comme on peut le voir ci-dessous:

Fig. 1: Vitalité et aire d’extension du mot döner d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition), avant (à gauche) et après (à droite) interpolation. Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé.

Kebab

Notre première carte rend compte de la vitalité et l’aire d’extension de la variante kebab. À la lecture de cette carte, on comprend que partout en France et en Suisse romande, cette variante est connue et employée avec des pourcentages relativement élevés. Il n’y a guère qu’en Belgique où la forme n’est pas en usage (47% en moyenne, le maximum étant atteint pour l’arrondissement de Mouscron, 91%):

kebab_raster_all
Fig. 2: Vitalité et aire d’extension du mot kebab d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition). Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé.

Dürüm

Si le mot kebab n’est pas (ou presque) employé en Belgique, c’est parce que les Wallons appellent dürüm le sandwich réalisé sur la base de la viande grillée, telle qu’on peut la voir sur l’image qui illustre l’en-tête de ce billet:

dürüm_raster_all.png
Fig. 3: Vitalité et aire d’extension du mot dürüm d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition). Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé.

Döner

La réponse döner montre qu’en Alsace (et un peu en Moselle), le mot kebab n’est pas la seule appellation existante. La forme kebab y est en effet employée en alternance avec la forme döner, une ellipse du syntagme döner kebab:

döner_raster_all.png
Fig. 4: Vitalité et aire d’extension du mot döner d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition). Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé.

Grec

Enfin, l’examen de la réponse grec permet de faire apparaître une aire dont le centre est Paris, mais qui s’étend plus ou moins fortement du nord-ouest au sud-ouest de l’Hexagone:

grec_raster_all.png
Fig. 5: Vitalité et aire d’extension du mot grec (au sens de sandwich à la viande grillée) d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition). Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé.

 

De façon surprenante, les données révèlent un intéressant effet d’âge. Le montage ci-dessous, réalisé avec Juxtapose, permet d’apprécier les différences entre les réponses des participants les plus jeunes (moins de 25 ans, à gauche, N=3.627), et les réponses des participants plus âgés (50 ans et plus, à droite, N=1.243).

Fig. 6: Vitalité et aire d’extension du mot grec (au sens de sandwich à la viande grillée) d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition), en fonction des réponses des participants de moins de 25 ans (à gauche) et des participants de plus de 50 ans (à droite). Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. Plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé.

Chez les moins de 25 ans, la réponse grec est beaucoup plus répandue sur le territoire, alors que chez les plus de 50 ans elle ne s’entend guère en dehors de Paris. On peut donc faire l’hypothèse que l’utilisation du mot grec pour désigner un sandwich à la viande grillée est une innovation récente, née à Paris.

Carte de synthèse

La carte ci-dessous permet d’avoir une idée de l’aire d’extension relative de chacune des variantes en circulation à l’heure actuelle en français pour désigner le sandwich réalisé à partir de viande grillée à la broche. En pratique, pour la France, où partout domine la forme kebab, on a décidé de retenir en plus les variantes grec et döner pour les arrondissements où les pourcentages obtenus pour ces réponses étaient supérieurs à 20%. On a appliqué ensuite une méthode d’interpolation pour obtenir une surface lissée du territoire, similaire dans le principe à celle qui a été appliquée pour les cartes précédentes.

sandwich_label.png
Fig. 7: Les principales dénominations du sandwich à la viande grillée d’après les enquêtes Français de nos Régions (7e édition) en français. Les traits épais délimitent les frontières entre la France et la Belgique d’une part, entre la France et la Suisse d’autre part. 

Un peu d’histoire et d’étymologie

Avant de terminer ce billet, il nous reste à mentionner d’où viennent les différentes dénominations en présence, et faire des hypothèses qui permettraient d’expliquer leur aire d’extension. Le mot kebab est un emprunt à l’arabe  کبابkabāb, qui signifie littéralement « viande grillée, grillade », et qui désigne dans les pays orientaux différents plats réalisés à partir de cette viande. En français, le mot kebab renvoie non seulement à la viande, mais aussi au sandwich et au restaurant où on le sert.

Quant au terme döner, c’est un raccourci de donner kebab, tournure turque que l’on peut traduire par « grillade tournante ». Il est à noter que le mot est particulièrement répandu en Allemagne, où la majorité des vendeurs de kebabs sont d’origine turque (l’inventeur serait d’ailleurs un immigré turc installé à Berlin!). Rien de surprenant qu’il soit utilisé dans les départements français adossés à l’Allemagne!

kebab
Döner berlinois (source)

Le mot dürüm est également un mot d’origine turque (il signifie « enroulade »), et désigne une préparation enroulée dans une galette turque. C’est donc une différence non pas linguistique qui oppose les Belges et les Français, mais une différence d’objet. En Belgique, le sandwich est préférentiellement réalisée à partir d’une galette, et non de pain.

3.Food
Dürüm bruxellois (source)

Enfin, en ce qui concerne l’utilisation de la variante grec (ou sandwich grec), il s’agirait selon Wikipédia d’une innovation parisienne, assez récente, ce qui est confirmé par nos données:

En région parisienne, le kebab est souvent appelé familièrement sandwich grec, voire grec. Cette appellation erronée — et pratiquement inconnue dans les autres régions de France — trouve son origine dans l’apparition, dans les années 1980, de vendeurs grecs de gyros (spécialité grecque très proche du kebab mais à base de pain pita), dans le 5e arrondissement de Paris (quartier latin, rue de la Huchette, rue Mouffetard), qui furent les premiers à commercialiser ce type de sandwichs à destination de la population à la fois étudiante et touristique propre à cet arrondissement. Par la suite, lorsque les kebabs germano-turcs proprement dit firent leur apparition dans toute la région parisienne dans les années 1990, majoritairement tenus par des Maghrébins, le terme grec subsista dans le langage courant, y compris parmi les restaurateurs eux-mêmes, qui n’hésitent pas à mentionner grec sur leurs menus.

Finalement, peu importe le nom que l’on donne à ce sandwich, l’important c’est qu’il soit bon!

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

10 réponses

  1. Arnaud L.

    Bonjour Mathieu, merci pour cet article très intéressant comme toujours.

    Petite précision/rectification :
    « En Belgique, le sandwich est préférentiellement réalisée à partir d’une galette, et non de pain. »

    Non, en Belgique le sandwich n’est pas préférentiellement réalisé à partir d’une galette. On a presque toujours le choix entre la galette et le pain.
    Si c’est une galette on dit effectivement dürüm, si c’est du pain on dit PITA, mot qui est selon pour moi le plus utilisé en Belgique (du moins en Wallonie, à Bruxelles c’est probablement différent comme souvent) mais n’apparait pas dans votre questionnaire et donc pas non plus dans vos résultat.

    Donc en Wallonie : Pita = Kebab dans un « pain à pita », Dürüm = Kebab dans une galette.
    Remarquez qu’on dit pain à pita alors que le pain n’est que rarement du vrai pain à pita (qui est un pain assez petit et sans mie), on utilise presque toujours le même pain « à kebab » qu’en France.

    1. Sorakann Ki

      Je suis d’accord avec Arnaud L. .

      Je suis suisse et chez moi:

      1) Le « kebab » c’est le bon gros « sandwich » rond avec 3 couches distinctes => La couche du haut et du bas représente le « pain » et le milieu représente la garniture du milieu avec la viande, legume, sauce …

      2) Le « dürüm » c’est la grande galette avec la même garniture que le kebab, mais le dürüm est enroulé sure lui-même plusieurs fois.

    1. Arnaud L.

      Le terme est « Schawarma », ou « Chawarma »
      Phonétiquement on pourrait l’écrire Shaoarma, mais pas Shoarma qui est une déformation due à une mauvaise compréhension.

      Mais c’est un terme que j’ai aussi souvent entendu.

  2. Vincent

    Bonjour,

    Je ne peux que difficilement vous exprimer le regret que j’ai eu en constatant que le mot « zdou » n’apparaît pas dans votre étude. Je ne peux néanmoins véritablement vous en reprocher l’omission : c’est un terme d’argot à Rouen d’une saveur et d’une nouveauté toutes particulières, dont la richesse est menacée par ses deux concurrents principaux, « grec » et « kebab », qui pourraient bien finir à l’engloutir à jamais. J’espère que vous serez sensible à la précarité de ce bijou linguistique local.

    Bien à vous,

    Vincent

  3. Gérard Marvaud

    Bonjour,

    En Suisse romande, il n’y a pas de concurrence entre Kebab et Dürüm. Les deux désignent deux spécialités différentes, qui sont vendues conjointement dans tous les établissements spécialisés. Le Kebab est servi dans du pain, le Dürüm dans une galette.
    Kebab n’est en concurrence avec aucun autre mot. Pour Dürüm, en revanche, on entend parfois « Kebab-galette ».

    Shawarma est utilisé exclusivement dans les établissements libanais, qui servent la viande dans du pain pita. Le terme est en concurrence avec « Kebab libanais ».

    Gyros est utilisé exclusivement dans les établissements grecs, qui servent la viande souvent avec des frites et dans un pain pita (pas le même type de pita que dans les libanais, pas les mêmes sauces…). On entend parfois Grec à la place de Gyros (à Genève), mais très rarement.

  4. Elias

    Vers la fin des années 2000 à Strasbourg (et peut-être ailleurs en Alsace) on a commencé à avoir des « Yufka », un kebab enroulé dans une galette, qui consiste en une mince pâte feuilletée. J’ai aussi trouvé des Lahmacun (prononcé « lahmadjoun ») enroulé de la même manière avec de la viande kebab dans certains döner Kebab

  5. Sorakann Ki

    Bonjour Mathieu Avanzi,

    Je pense que votre question génère dès le départ une anmbiguïté dans le sondage et produit une analyse erronée.

    Car l’image que vous avez mis en photos, représente que de la viande grillé, alors que vous demandez le nom donné au produit fini… mais de quel produit fini parlez-vous? pourquoi ne pas avoir mis une image de ce produit fini?

    Sachant, qu’à partir de cette « viande grillé », il existe différents plats qui peuvent en découlés, les participants ne sont pas au clairs, sur quels plats il sont en train de donner un nom.

    À mon avis, il aurait été plus judicieux de mettre une photo produit fini. Et là les gens pourront répondre clairement.

    En suisse, il existe 2 plat principaux qui résultent de cette viande grillé.
    Je les nomme personnellement 1) kebab et 2) dürüm.

    1) Pour le kebab, c’est le gros « sandwich turque » rond avec la couche du dessus et dessous fait de « pain turque rond » et au milieu avec la garniture fait de viande grillé, légume sauce.

    2) Le dürüm, pour moi, c’est la grande galette « turque » avec la même garniture que le kebab mais enroulé plusieurs sur elle-même.

    J’admire votre travail colossal et je reste toujours fan de ce que vous faîtes.

    Par contre, pour moi, pour ce thème précis, les réponses collécté est basé sur trop d’ambiguïté et a engendré une analyse, qui pour moi, n’est pas valide.

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