Qui sont ces francophones qui prononcent l’accent circonflexe?

Dans ce nouveau billet, je m’arrête sur une question qui touche à la prononciation du français, l’un de mes thèmes favoris, sans doute parce que j’ai toujours été intrigué par les spécificités de prononciation des gens qui ne venaient pas de la même région que moi. J’ai déjà parlé dans des billets antérieurs du timbre des voyelles intermédiaires (piquet se prononce-t-il différemment de piqué ; saute rime-t-il avec sotte?) ou encore de la prononciation de certaines consonnes finales (ici et ).

>> LIRE AUSSI: « Serai » ou « serais » ? C’est un peu trop facile de se moquer…

Je voudrais cette fois-ci écrire au sujet du statut phonologique de l’accent circonflexe.

De l’accent circonflexe

L’idée de rédiger ce billet m’est venue suite à la publication d’un fil Twitter que Laélia Véron a consacré à l’accent circonflexe.

Dans ce fil, elle rappelle que le diacritique est assez récent dans l’histoire du français, et qu’il a eu du mal à s’installer dans les usages, notamment en raison des réticences de l’Académie:

Elle souligne également que les règles qui régissent la distribution de l’accent circonflexe sont parfois si arbitraires et illogiques que l’utilisation de ce diacritique génère de l’insécurité linguistique chez de nombreux usagers de la langue. Un sujet qu’elle aborde, au détour d’autres questions pour lesquelles il est difficile de démêler ce qui relève du linguistique et du social, dans un ouvrage écrit à quatre mains avec Maria Candea, paru cette semaine aux @Ed_LaDecouverte: Le français est à nous. Petit manuel d’émancipation linguistique.

En français, l’accent circonflexe revêt de multiples fonctions, parmi lesquelles (je me permets de renvoyer le lecteur au fil de Laélia Véron pour les autres) celle de signaler, à l’écrit, que deux voyelles graphiquement identiques ne se prononcent pas de la même façon à l’oral.

Ainsi, c’est la présence d’un accent circonflexe qui exprime à l’écrit le fait que l’on mange des pâtes et non des pattes; que si l’on a envie de se faire un petit jeune, ce n’est pas la même chose que de se faire un petit jeûne; mais aussi que, à tout le moins pour l’œil, le mot reine se distingue du mot rêne; que mètre et maître désignent deux référents bien distincts, etc. (on remarquera toutefois que dans ces derniers exemples, la différence graphique va bien au-delà du simple accent circonflexe).

Comme le rappelle Laélia Véron, l’accent circonflexe a en partie perdu ce rôle aujourd’hui en français. Pas chez tout le monde, comme elle le précise à juste titre, mais en tout cas chez ceux qui ne distinguent pas, à l’oral, des paires de mots comme patte/pâte, jeune/jeûne, mettre/maître, etc.

Beaucoup d’internautes ne sont pas reconnus dans cette catégorie des francophones qui ont neutralisé la prononciation de l’accent circonflexe, et ont tenu à le rappeler. À témoins les commentaires laissés sous le fil Twitter qui a inspiré ce billet:

Qui sont ces francophones qui prononcent l’accent circonflexe? Les données récoltées dans le cadre du projet Français de nos Régions permettent de proposer quelques cartes et graphiques pour apporter deux ou trois éléments de réponse à cette question.

Méthode

Depuis 2015, j’ai en mis en place avec différents collègues des sondages en ligne en vue de rendre compte de l’aréologie de certains phénomènes linguistiques dits « régionaux », qu’il s’agisse de mots (les dénominations de la serpillière, du crayon à papier, du pot d’eau, de la grand-mère, etc.), de tournures de phrases (le y savoyard, le passé dit « surcomposé », le « ça » vaudois) ou de prononciation.

>> LIRE AUSSI: Quel français régional parlez-vous?

Grâce aux nombreuses enquêtes que nous avons faites, à chacune desquelles une dizaine de milliers d’internautes (plus ou moins) ont pris part, nous avons pu récolter des données pour créer des cartes permettant de visualiser qui sont les locuteurs d’Europe, et dans une moindre mesure, du Canada, qui font la différence entre des mots graphiquement proches que la présence d’un accent circonflexe permet d’opposer.

Les cartes et les graphes de ce billet ont été réalisés dans le logiciel R, à l’aide des packages ggplot2 et raster, notamment. Les fonds de carte ont été rapatriés de la base GADM. Pour les palettes de couleur, c’est sur ce site. Pour en savoir plus, vous pouvez contacter l’auteur.

Je présente dans ce billet les résultats obtenus pour une petite dizaine de paires de mots.

Le type patte ~ pâte

Prononcez-vous différemment le mot pâte du mot patte? En d’autres termes, trouveriez-vous bizarre que l’on vous invite à manger des pattes, ou cela vous semble totalement normal?

La distinction, à l’oral, entre les mots patte et pâte est l’une des questions les plus débattues dans la communauté des chercheurs sur la prononciation du français (on en parlait dans cet article). Poser cette question revient en fait à se demander qui sont les locuteurs qui ont deux voyelles /A/ dans leur système phonologique (l’un antérieur, que l’on transcrit [a]; l’autre postérieur que l’on transcrit [ɑ]) et qui sont ceux qui n’ont qu’une seule voyelle /A/ (le [a] antérieur).

[a] ~ [ɑ]

Les choses se complexifient encore, car pour de nombreux francophones, la différence entre le <a> de patte et celui de pâte n’est pas une différence qui relève du timbre (la qualité) de la voyelle, mais de la quantité: patte serait prononcé avec une voyelle brève ([pat]), alors que pâte serait prononcé avec une voyelle longue ([pa:t]).

[a] ~ [a:]

Nous avons proposé des questions relatives à l’opposition entre patte et pâte dans plusieurs de nos enquêtes.

La première question a été posée dans le cadre d’une enquête diffusée entre 2015 et 2016. L’enquête était consacrée aux spécificités du système vocalique des francophones d’Europe. Les participants voyaient un écran présentant une phrase à trou: « Quand on va au restaurant italien, Jean commande souvent des [……] « , le tout accompagné d’un extrait sonore:

[pat] vs [pɑ:t]

Après avoir entendu le stimulus (il était possible de l’entendre autant de fois qu’ils le souhaitaient), ils devaient indiquer, en cochant une case, s’ils prononçaient le mot manquant plutôt comme le premier mot entendu (dans ce cas, avec un [a] bref et antérieur) ou plutôt comme le second mot entendu (dans ce cas avec [ɑ:] long et postérieur). Ils avaient également la possibilité de cocher les deux réponses, ou de signaler qu’ils n’entendaient pas la différence entres les deux mots de l’extrait sonore.

Nous avons exclu des analyses les participants ayant indiqué ne pas avoir entendu la différence entre les deux mots de l’extrait, ainsi que ceux qui ont répondu utiliser les deux prononciations. Sur la base des 8.046 réponses restantes, nous avons calculé, pour chaque arrondissement de Belgique, de France et chaque district de Suisse le pourcentage de participants ayant indiqué utiliser la seconde variante. Nous avons ensuite reporté les résultats sur un fond de carte, et utilisé une technique d’interpolation pour obtenir une surface lisse et continue du territoire. La carte 1 ci-dessous a été générée à la suite de ce processus:


Carte 1. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot « pâte » avec une voyelle plutôt ouverte, postérieure et allongée [pɑ:t], d’après les enquêtes Français de nos régions (Voc_Europe, 1ᵉ édition, 2015-2016). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

On peut voir qu’en Belgique comme en Suisse, presque tous les participants de notre enquête prétendent prononcer le mot pâte plutôt avec un /ɑ:/ et non avec un /a/. Les francophones des régions du Grand Est de la France, qui s’agencent entre la Belgique et la Suisse, leur emboîtent le pas. Ailleurs en France, mis à part dans la partie septentrionale du territoire où l’on observe des teintes blanchâtres (indiquant des pourcentages intermédiaires), tout le monde ou presque prononce le mot pâte avec la même voyelle que celle que l’on entend couramment dans le mot patte.

Dans une enquête ultérieure, la question n’était pas accompagnée d’un extrait sonore, mais faisait partie d’une liste de paires de mots quasi-homonymes. Pour chacune de ces paires, on demandait aux internautes s’ils pensaient faire la différence, à l’oral, entre les deux items. Ici encore, les participants avaient la possibilité d’indiquer prononcer de l’une comme de l’autre façon.

Figure 1. Extrait du questionnaire de l’enquête Euro-8 (2018-2019).

Nous avons exclu les participants ayant coché les deux réponses, et avons pu générer, sur la base des 11.000 et quelque réponses restantes, cette nouvelle carte:


Carte 2. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué faire la différence, à l’oral, entre le mot « patte » et le mot « pâte », d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition, 2018-2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

De façon rassurante, les résultats sont tout à fait comparables avec ceux de la carte 1. Cela veut donc dire que les résultats sont fiables, malgré le fait que l’échantillon ne soit pas le même, et que les questions n’aient pas été posées de la même façon.

Pour aller plus loin dans l’analyse des données, et répondre plus précisément à la question: « Qui sont ces francophones qui prononcent l’accent circonflexe? », nous avons généré, sur la base des données de l’enquête n°8, deux autres cartes. Nous avons isolé pour l’une (carte 3a, à gauche ci-dessous) les participants âgés de plus de 50 ans, pour l’autre (carte 3b, à droite ci-dessous) les participants âgés de moins de 25 ans:

Cartes 3a et b. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué faire la différence, à l’oral, entre le mot « patte » et le mot « pâte », en fonction de l’âge des participants (à gauche: participants de plus de 50 ans; à droite: participants de moins de 25 ans), d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition, 2018-2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

La comparaison des deux cartes révèle que l’on a affaire à ce que les spécialistes de l’histoire de la langue appellent un « changement linguistique en cours ». Dans la partie septentrionale centrale et occidentale de la France, on peut voir que les participants les plus jeunes sont beaucoup moins nombreux, par rapport à leurs aïeux, à faire rimer pâte avec patte. À l’inverse, les seniors de ces régions font encore assez bien la distinction entre ces deux mots quand ils parlent.

L’avenir nous dira si les régions du Grand Est de la France, de même que la Belgique et la Suisse romande, s’aligneront sur les autres francophones d’Europe, ou conserveront cette particularité de prononciation que consignent encore tous les dictionnaires du français.

Le type jeune ~ jeûne

L’accent circonflexe permet de résoudre une homonymie, à l’écrit, pour la paire jeune~jeûne, qui a donné lieu à nombreux memes en 2016, date à laquelle l’Éducation nationale décidait de faire appliquer officiellement une ancienne réforme de l’orthographe visant à supprimer certains accents circonflexes (v. illustration ci-dessus).

De nombreux internautes ont imaginé les possibles quiproquos que la suppression de cet accent aurait provoqué, voir cet article qui répertorie les plus drôles. Rappelons que cette suppression de l’accent circonflexe ne concernait que certaines lettres (les î et les û), et qu’il n’a jamais été question de supprimer le circonflexe quand il servait à distinguer deux potentiels homonymes! Pour en savoir plus sur le contenu de ces réformes, n’hésitez pas à parcourir cette page.

Dans un cas, le mot jeune, sans accent circonflexe, est soit un adjectif soit un nom, et désigne une personne qui n’est pas âgée; dans un autre cas, le mot jeûne, avec accent circonflexe, désigne un moment durant lequel on ne mange pas (le jeûne pascal, le jeûne du Ramadan, etc.)

source

À l’oral, cette différence de graphie s’accompagne d’une différence de timbre. D’après les dictionnaires de référence, jeune se prononce avec une voyelle ouverte ([œ] comme dans œuf), alors que jeûne se prononce avec une syllabe fermée, [ø] comme dans bleu) .

Dans l’une de nos enquêtes consacrée au système vocalique du français, nous avions proposé l’image ci-dessous, assortie de la phrase à trou suivante: « D’une personne qui n’est pas âgée, on dit qu’elle est [……] » et d’un stimulus sonore:

[ʒœn] ~ [ʒøn]

Après écoute de l’extrait, les internautes devaient indiquer s’ils prononçaient le mot jeûne plutôt comme le premier mot entendu (donc avec une voyelle ouverte, [œ]) ou comme le second mot entendu (donc avec une voyelle fermée, [ø]).

Comme précédemment, nous avons supprimé les réponses des participants ayant indiqué ne pas entendre la différence, et ceux qui ont indiqué prononcer les deux versions. Sur la base des 8.031 réponses restantes, nous avons ainsi pu réaliser la carte ci-dessous:


Carte 4. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot « jeûne » avec une voyelle plutôt fermée [ʒøn], d’après les enquêtes Français de nos régions (Voc_Europe, 1ᵉ édition, 2015-2016). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

La carte diffère partiellement de la carte générée pour le mot pâte. On remarquera que les régions de l’est de l’Hexagone présentent des pourcentages toujours très élevés. Le reste de la partie septentrionale de l’Hexagone apparaît ici comme plus conservateur, alors que Wallonie ne se comporte pas différemment, cette fois-ci, du Midi de la France.

Par la suite, nous avons de nouveau intégré une question sur l’opposition jeune~jeûne dans une liste de paires contenant chacune des mots relativement proches sur le plan graphique et phonique:

Figure 2. Extrait du questionnaire de l’enquête Euro-9 (2019).

Dans cette liste, comme on peut le voir sur la Figure 2 ci-dessus, nous avions également glissé la paire veulent~veûle.

Le mot veulent est la forme que prend le verbe vouloir à la 3e pers. du pluriel au présent. Le mot veûle est un adjectif vieilli, qui désigne une personne molle et sans énergie. La graphie avec accent circonflexe n’est plus signalée dans les dictionnaires contemporains, mais elle existait naguère (v. article du TLFi).

L’enquête est encore en cours, mais le dépouillement des données (un peu plus de 6.000 réponses à ce jour) permet de réaliser des cartes relativement similaires à celles que nous avons obtenue ci-dessus:

Cartes 5a et b. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué faire la différence, à l’oral, entre le mot « jeune » et le mot « jeûne » (à gauche); entre le mot « veulent » et le mot « veûle » (à droite), d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 9ᵉ édition, 2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

On peut parier que de nombreux internautes qui ont pris part à ce sondage ne connaissent pas le sens de veûle, et que c’est la présence du circonflexe qui a déclenché la réponse : « je ne prononce pas ‘veulent’ et ‘veûle’ de la même façon« . Sans cela, les réponses auraient sans doute été très différentes.

Sur le plan de la prononciation, le Robert signale que jeûne comme veule (c.-à-d. veûle) se prononcent avec une voyelle fermée, tout comme le Wiktionnaire (article veule | article jeûne). Le TLFi recense les deux prononciations pour veule; mais seulement la prononciation avec voyelle fermée pour jeûne.

Ici encore, la comparaison entre les données des seniors (> 50 ans, à gauche) et des juniors (< 25 ans, à droite) permet de mettre au jour les traces d’un changement linguistique en cours:

Cartes 6a et b. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot jeûne avec une voyelle plutôt fermée [ʒøn], en fonction de l’âge des participants (à gauche: participants de plus de 50 ans; à droite: participants de moins de 25 ans), d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition, 2018-2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Ce changement est toutefois moins brusque que celui qui affecte la paire patte~pâte. Ici encore, l’avenir nous dira ce qu’il adviendra de cette opposition, mais il y a de fortes chances pour qu’elle survive encore quelques décennies.

Le type mettre ~ maître

Dans l’enquête portant sur le système vocalique des variétés de français parlées en Europe figurait également une question relative à la prononciation du mot maître. La phrase à trou « Le propriétaire d’un chien, c’est son [……] » était accompagnée de l’image ci-dessous, et d’un extrait sonore présentant le mot d’abord avec une voyelle brève, [mɛtʁ]; ensuite avec une voyelle longue, [mɛ:tʁ]:

[mɛtʁ] ~ [mɛ:tʁ]

Après avoir écouté l’extrait, les participants devaient indiquer s’ils prononçaient le mot maître plutôt comme le premier enregistrement de l’extrait, ou plutôt comme le second.

Nous avons supprimé les participants ayant indiqué ne pas avoir entendu la différence entre les deux mots de l’extrait, ainsi que ceux qui ont répondu utiliser les deux prononciations. Sur la base des 7.616 réponses restantes, nous avons pu créer la carte ci-dessous:


Carte 7. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot « maître » avec une voyelle longue [mɛ:tʁ], d’après les enquêtes Français de nos régions (Voc_Europe, 1ᵉ édition, 2015-2016). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Sur le plan de la distribution, pas de grande surprise ici encore, par rapport à ce que nous avons pu observer à partir de la carte de pâte (v. figure 1 ci-dessus). En Europe, les francophones qui prononcent le mot maître avec une voyelle longue sont grosso modo les mêmes que ceux qui prononcent pâte avec une voyelle longue.

De façon intéressante, il apparaît que l’âge des participants semble cette fois-ci n’avoir qu’un effet assez léger sur la prononciation du mot maître (avec ou sans une voyelle longue):

Cartes 8a et b. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot maître avec une voyelle longue [mɛ:tʁ], en fonction de l’âge des participants (à gauche: participants de plus de 50 ans; à droite: participants de moins de 25 ans), d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition, 2018-2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

On peut voir qu’entre les deux cartes – l’une générée à partir des données de plus de 50 ans (à gauche), l’autre à partir des données des participants de moins de 25 ans (à droite) – il n’y a que d’infimes différences.

Le type mur ~ mûr

Dans la même enquête, nous avions également proposé une question relative à la prononciation du mot mûr. L’image ci-dessous s’accompagnait de la phrase à trou suivante: « Ce fruit est encore vert, il n’est pas [……]« :

[myʁ] ~ [my:ʁ]

Une fois soustraites les réponses des participants ayant affirmé ne pas entendre la différence entre les deux mots de l’extrait sonore, et ceux ayant indiqué alterner entre les deux prononciations, indifféremment, il ne reste plus que 6.300 réponses.

La carte que l’on peut générer à partir de ces données permet d’aboutir cette fois-ci à un résultat bien différent:

Carte 9. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot « mûr » avec une voyelle longue ([my:ʁ]), d’après les enquêtes Français de nos régions (Voc_Europe, 1ᵉ édition, 2015-2016). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

On peut voir que la prononciation du mot mûr avec une voyelle longue ne subsiste plus aujourd’hui que dans l’actuelle région Bourgogne-Franche-Comté et dans l’est de la Wallonie. Ailleurs en France, elle survit çà et là dans la partie septentrionale uniquement ; en Suisse elle est à peine attestée.

L’examen des effets d’âge permet de rendre compte qu’il s’agit d’un changement linguistique en cours:

Cartes 10a et b. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué prononcer le mot maître avec une voyelle longue [my:ʁ], en fonction de l’âge des participants (à gauche: participants de plus de 50 ans; à droite: participants de moins de 25 ans), d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition, 2018-2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

On peut voir sur les figures 10 a et b que les participants âgés sont plus enclins que les plus jeunes à prononcer le mot mûr avec une voyelle longue. Il y a fort à parier, au vue de l’aréologie de la carte 10b, que la prononciation du mot mûr avec une voyelle longue est vouée à disparaître tout prochainement.

Il n’y aura donc bientôt plus de problème à confondre un « homme mûr« , et un « homme mur« , même dans les régions les plus conservatrices de la francophonie d’Europe:

Les types faites ~ fête

Nouveau changement de décor avec les cartes donnant à voir les résultats des réponses récoltées pour la paire faites ~ fête. La carte générée à partir des réponses de plus de 11.000 francophones ayant déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse en Belgique, en France ou en Suisse, permet de montrer que les francophones qui distinguent entre les deux mots de cette paire l’oral sont en Europe beaucoup moins nombreux que ceux qui font la part entre les paires patte~pâte ou mettre~maître et même mur~mûr.


Cartes 11. Pourcentage (de 0 à 100 %) de participants ayant indiqué faire la différence, à l’oral, entre le mot « faites » et le mot « fête », d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition, 2018-2019). Les traits fins indiquent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Ici encore, les données permettent de faire ressortir d’intéressants effets d’âge sur la réponse. Nous les représentons cette fois-ci sous la forme de graphes de régression:

Figure 3. Probabilité de réponse positive à la question « Faites-vous la différence, à l’oral, entre « faites » et « fête », d’après les enquêtes Français de nos régions (Europe, 8ᵉ édition) en fonction de l’âge des participants (en abscisse) et le pays dans lequel ils ont passé la plus grande partie de leur jeunesse.

L’analyse fait ressortir un effet significatif du prédicteur âge sur la réponse « je prononce différemment les deux mots de cette paire », et ce peu importe le pays. En d’autres termes, les résultats indiquent que plus les internautes sont âgés, et plus ils ont tendance à déclarer faire la différence entre faites et fête. L’effet d’âge est toutefois plus important en Suisse qu’en France. C’est en Belgique qu’il est le moins impressionnant.

Qu’en est-il au Canada?

Dans les provinces de l’est du Canada et au Manitoba, où sont concentrés la majorité des francophones vivant en Amérique du Nord, des questions du même type ont été posées. Le diagramme en barres ci-dessous donne une visualisation synthétique des résultats:

Figure 4. Pourcentage de réponses négatives à la question « Prononcez-vous de la même façon les mots de la paire faites~fête? », « Prononcez-vous de la même façon les mots de la paire jeune~jeûne? » et « Prononcez-vous de la même façon les mots de la paire patte~pâte? », en fonction de la région de jeunesse des participants (de gauche à droite : Acadie, Manitoba, Ontario et Québec) d’après les enquêtes Français de nos régions (Canada, 3e édition).

Sur le graphe, on peut voir une très forte prédominance du rouge, ce qui indique que tout le monde, ou presque, fait une nette différence, quand il parle, entre les paires de mots faitesfête; jeune~jeûne et patte~pâte, et ce peu importe la région du Canada dont il est question.

>> LIRE AUSSI: Cartographier la rivalité linguistique entre Québec et Montréal

Voilà qui confirme ce que déclarait ce twitto, et qui devrait lui faire plaisir!

Le mot de la fin et le rôle des dictionnaire de référence

Pour répondre à la question posée dans le titre de cet article, à savoir: « Qui sont ces francophones qui prononcent l’accent circonflexe? », on peut dire que ça dépend des paires d’homonymes ou de quasi-homonymes qu’on considère. On a vu que chaque paire de mot avait sa propre géographie, il serait donc dangereux de conclure de façon trop rapide. On a vu qu’en Europe, c’était massivement dans les régions de l’est (sur un croissant qui va de la Wallonie à la Suisse romande, en englobant la Bourgogne, la Lorraine et la Franche-Comté) qu’on prononçait différemment les voyelles avec un accent circonflexes de celles qui n’en avaient pas, mais que cette aréologie changeait en fonction des paires de mot et de l’âge des participants. Au Canada, nous n’avons pu tester que trois paires de mots pour le moment, mais il semble que la prononciation de l’accent circonflexe y soit assez stable.

Les dictionnaires de référence ne rendent pas cet état de fait de façon homogène. Quand la présence d’un accent circonflexe s’accompagne d’une différence de timbre, les dictionnaires donnent des transcriptions différentes pour les deux mots de la paire. Quand il s’agit d’une distinction relevant de la quantité (voyelle brève ou longue), les dictionnaires transcrivent les deux mots de la même façon en API. Ainsi, on peut lire dans le Grand Robert de la langue française (pour ne prendre que celui-ci, le Larousse et le Wiktionnaire ne détonnent pas) que les mots de la paire patte/pâte ne se prononcent pas de la même façon (la voyelle du premier est antérieure, [pat]; celle du second postérieure, [pɑt]), même chose pour les mots jeune et jeûne (le premier avec une voyelle mi-ouverte [ʒœn]; le second avec une voyelle mi-fermée [ʒøn]. Le même dictionnaire indique en revanche que les mots reine et rêne se prononcent avec la même voyelle (une brève mi-ouverte, /ʁɛn/) tout comme les mots mètre et maître, /mɛtʁ/), et les autres paires que nous avons testées qui ne s’opposent que par la longueur.

Partant, on l’aura compris, il ne faut pas se fier aux dictionnaires de référence quand il s’agit de savoir comment se comportent les francophones, surtout quand il s’agit de faits de prononciation. Si les usages qui y sont circonscrits décrivent le français « de référence », celui que l’on parle dans l’Île-de-France, pourquoi continuer à proposer la transcription du mot pâte avec un [ɑ] postérieur, alors que les données des enquêtes signalent que plus personne, ou presque, ne fait la distinction entre pâte et patte dans cette région ? Dans la même veine, pourquoi ne pas indiquer quemaître se prononce avec une voyelle longue, alors qu’on signale la prononciation fermée de la voyelle du mot jeûne? Autant de questions auxquelles les lexicographes devront répondre s’ils veulent coller davantage à la réalité des usages.

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A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

11 réponses

  1. François

    Super intéressant comme d’habitude !
    Je me demandais s’il existait une raison pour laquelle les francophones de Belgique ont presque systématiquement plus de distinctions de prononciation que les français, comme le montrent l’ensemble des mots cités sur cet article, mais également les serai/serais, ami/amie, pot/peau, etc

      1. Hugo Bourgon

        J’aurais plutôt dit que les francophones du nord de la France ont été influencés par ceux du sud de la France. Les gens du sud ont été convertis au français et gardé un nombre de voyelles plus restreint. Le fait qu’il y ait moins de sons rend la langue plus facile à apprendre, mais aussi plus compliquée à comprendre. Cette tendance post-révolutionnaire a servi à universaliser la langue en France. On a simplifié pour mieux imposer.

      2. Cedric Berney

        Pour info, étant originaire de Genève, il manque pour nous une option à la question jeune / jeûne. Les Genevois ont tendance à prononcer les deux de la même manière, mais à l’inverse de la majorité: ʒøn dans les deux cas. C’est valable aussi pour d’autres mots avec ‘eu’ suivi d’une consonne suivi d’un ‘e’ muet. Neuve, par exemple. (Et ça fait beaucoup rire mes amis français.)

  2. HC

    plutôt que de parler d’homonymie, je crois qu’il vaudrait mieux parler d’homophonie.

    Dans tout l’article, vous parlez de couple d’homonymes ou de quasi-homonymies, hors les exemples donnés sont loin d’avoir le même sens ; en revanche ils ont une prononciation similaire ou proche.

  3. Cedric Berney

    Pour info, étant originaire de Genève, pour nous il manque une option à la question de la prononciation de jeune / jeûne. Les Genevois ont tendance à prononcer les deux de la même manière, mais à l’inverse de la majorité: ʒøn dans les deux cas. Pareil pour d’autres mots avec un ‘eu’ suivi d’une consonne suivi d’un ‘e’ muet, comme neuve par exemple. (Et ça fait beaucoup rire mes amis français.)

  4. Patrick Schlüter

    Les langues Germaniques ont dans leur système phonologiques une distinction entre voyelles courtes et voyelles longue (bitch vs. beach, fit vs feet, etc exemples anglais mais c’est pareil en allemand, en alsacien, en francique ou en néerlandais). Le français et les langues romanes normalement pas. C’est donc pour cette raison que je pense que cette distinction se fait toujours dans les régions en contact avec les Germains.
    J’ai remarqué déjà dans plusieurs articles de ce blog que l’influence germanique n’y est souvent pas notés.

  5. Julien Galzagorri

    La prononciation de l’accent circonflexe ne dépend t il pas de son origine. Dans certains cas il a remplacé un s comme pour fête ou pâte et dans d’autres le doublement de la voyelle comme dans âge ou piqûre. L’histoire de notre langue est passionnante.

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