Trois objets qui n’ont pas le même nom en France, en Belgique et en Suisse: vol. 2

Dans un précédent billet, on parlait de ces objets qui reçoivent des noms différents selon qu’on se trouve en Belgique, en France ou en Suisse. À l’occasion de notre retour en Suisse, après plusieurs années passées en Belgique et en France, nous avons pensé qu’il était temps de compléter la liste initialement établie. Voici donc trois nouveaux objets qui n’ont pas le même nom selon le côté de la frontière où l’on se trouve à l’intérieur de la francophonie d’Europe.

Polystyrène, frigolite et sagex

On commence avec les dénominations de la matière dont on se sert pour emballer des marchandises fragiles, qu’on appelle en France polystyrène, et qui prend le doux nom de frigolite en Belgique, et de sagex en Suisse.

Dénominations du ‘polystyrène’ dans la francophonie d’Europe et dans les provinces francophones du Canada, d’après les enquêtes Français de nos Régions (2015-2022).

Du point de vue de la formation, la variante hexagonale est le résultat de l’addition du préfixe poly– (qu’on retrouve par exemple dans le mot polymère, qui désigne en chimie un matériau complexe comportant de nombreux composants) et de la base lexicale styrène (qui désigne un composé chimique utilisé pour fabriquer le polystyrène). Les dénominations belges et helvètes sont en revanche le fruit d’antonomases, c’est-à-dire qu’il s’agit à l’origine de noms propres qui sont passés dans la langue courante en devenant des noms communs.

Francophonie: Outre-Atlantique, au Québec et dans les autres provinces abritant des francophones au Canada, les locuteurs hésitent entre les formes styrofoam (nom de marque déposé) et styromousse (calque français de styrofoam, mousse étant ici la traduction littérale de l’anglais foam). Si le mot mousse fait ici référence à la texture, le préfixe styro fait quant à lui référence au composant chimique (le styrène). Dans la bouche des francophones du Maghreb, notamment d’Algérie, c’est le mot polystère qui est le plus souvent utilisé!

En Belgique, comme le rappelle M. Francard dans son Dictionnaire des belgicismes (accessible via la BDLP), le mot frigolite, de genre féminin (on parle de la frigolite), est une adaptation du nom de marque Frigolith® (où le suffixe –lith fait écho au grec lithos, pierre, cf. les mots français monolithe et mégalithe). En Suisse, les sonorités du mot Sagex font écho à l’identité de la société qui a déposé ce nom de marque: Sager AG.

Histoire d’épingle

Comment appelez-vous la petite tige de métal recourbée formant ressort et dont l’extrémité pointue se loge dans un crochet qui la maintient [TLFi] ? C’est à cette question que les internautes ayant pris part à la 16e édition de notre enquête sur les régionalismes du français ont pu répondre.

Quel français régional parlez-vous ? Les cartes commentées dans ce billet sont issues de sondages linguistiques, auxquels nous invitons nos lecteurs à participer. Vous pouvez nous aider à continuer cette recherche en répondant à quelques questions sur votre usage et votre connaissance des régionalismes du français. Il suffit pour cela de disposer d’une petite dizaine de minutes devant vous, et d’une connexion internet (votre participation est anonyme). Cliquez sur ce lien pour accéder aux questionnaires. Et si vous souhaitez en savoir plus sur la façon dont nous avons conçu lesdites cartes, vous pouvez lire cet article.

Ces internautes avaient le choix entre 4 possibilités de réponses: (i) épingle à nourrice; (ii) épingle de nourrice; (iii) épingle de sûreté; (iv) imperdable. Les résultats obtenus nous ont permis d’établir la carte suivante:

Dénominations de ‘l’épingle à nourrice’ dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (2015-2022).

On peut voir qu’en France, la lexie épingle à nourrice est la plus employée (91,8% des réponses), très loin devant épingle de sûreté (5,3% des réponses) et épingle de nourrice (3,2% des réponses).

En Belgique, épingle de sûreté est la variante la plus répandue, même si la lexie épingle à nourrice est connue localement, comme le signalent les symboles placés sur les centroïdes d’arrondissements.

NB: Le Dictionnaire des belgicismes répertorie la variante épingle à sûreté (sous l’article « à »), qui n’a été suggérée par aucun des participants de notre sondage.

Enfin, en Suisse romande, on peut voir que trois variantes se taillent la part du gâteau. Dans les cantons de Genève, de Vaud, du Valais et la majeure partie du canton de Fribourg, c’est la variante imperdable qui domine. Dans le reste du canton de Fribourg et les cantons de l’Arc jurassien, la variante épingle de nourrice coexiste avec la variante épingle de sûreté, certains districts hésitant entre les deux formes.

Sur le plan étymologique, tout porte à croire, comme le rappelle André Thibault dans l’article imperdable de son Dictionnaire suisse romand (accessible via la BDLP), que le substantif imperdable est une innovation locale, qui résulte de l’ellipse d’une lexie épingle imperdable, aujourd’hui désuète, mais attestée dans plusieurs documents datant de la fin du XIXe siècle; à témoin cette annonce, glanée via ce moteur de recherche, où ironiquement ce qui était imperdable… a été perdu!

Perdu samedi, une épingle imperdable, en or, rue de Bourg à Montbenon. La rendre, contre récompense, chez Mme Valloton, mais Masset, place Saint-François, au 4e.

Feuille d’avis de Lausanne, 7 avril 1887

C’est ce qui expliquerait notamment le fait que le mot soit employé de nos jours au féminin. En Suisse, on parle bien d’une imperdable et non d’un imperdable.

En ce qui concerne les trois autres formes, il s’agit de synonymes, qui, contrairement à ce que laissent croire les dictionnaires de référence contemporains (v. encadré ci-dessous), n’ont pas le même statut.

Méta-lexicographie: Le Grand Robert de la Langue Française ne signale que les variantes épingles de sûreté et épingles de nourrice dans l’article « épingle ». Même chose dans le TLFi, ainsi que dans le Larousse. Dans le Wiktionnaire, épingle à nourrice est donné comme une variante moins fréquente que épingle de nourrice; épingle de sûreté est considéré comme un synonyme sans marque.

Selon toute vraisemblance, on peut considérer les lexies épingle de nourrice et épingle de sûreté comme des archaïsmes, c’est-à-dire des formes qui jouissaient naguère d’une certaine vitalité dans le français central, s’il faut en croire le témoignage des dictionnaires, et qui ont aujourd’hui perdu cette vitalité au profit d’une forme concurrente.

Français de référence: Dans les études de linguistique française, le terme français de référence désigne l’ensemble des usages consignés sans aucune marque régionale ou sociale dans les dictionnaires et les grammaires publiés en Europe. La notion de français de référence est un artefact des lexicographes (personne ne parle le français de référence).

Deux arguments nous invitent à formuler l’hypothèse de l’archaïsme. Sur le plan géographique tout d’abord, on sait que les territoires périphériques que constituent la Belgique francophone et la Suisse romande sont des zones privilégiées pour le maintien des archaïsmes (v. notre article sur les dénominations du repas de midi, ou bien celui sur les dénominations des cardinaux 70 et 90). Sur le plan historique ensuite, une recherche dans le moteur GoogleNgram (qui permet de rendre compte de la distribution relative de variantes dans un corpus de livres publiés au fil des siècles), montre le résultat suivant:

Comme on peut le voir sur le graphique ci-dessus, les lexies épingle de nourrice et épingle de sûreté ont coexisté pendant plusieurs décennies, sans que l’une ne soit vraiment plus utilisée que l’autre. À partir des années 1970, l’usage d’épingle à nourrice, jusque là quasi inexistant, commence à augmenter, ce qui a pour corollaire la diminution de la fréquence d’usage des deux autres. Des années 1980 aux années 2000, les trois variantes sont à égale distribution, puis la fréquence d’usage de la variante épingle à nourrice explose, alors que celle des deux autres décroît significativement.

Francophonie: Au Québec, ce référent est connu sous le nom d’épingle à couche, en raison de son emploi naguère très courant pour attacher les couches des nourrissons (avant l’invention des couches jetables). Ce terme est attesté depuis 1893, selon l’Index lexicologique québécois.

Variations sur le marcel

Un peu partout en France, on appelle débardeur ou marcel ce sous-vêtement très léger, porté à même la peau, sans manche et plus ou moins largement échancré sur le torse et/ou dans le dos.

Sur le plan étymologique, le mot débardeur désignait à l’origine les hommes qui, dans une carrière ou une forêt, travaillaient au débardage (« action de transporter, de la carrière ou de la forêt jusqu’aux lieux de chargement, la pierre, les arbres abattus »), comme le rappelle le TLFi. C’est par métonymie qu’il a fini par désigner l’habit spécifique que portaient ces hommes. Quant au mot marcel, il tire selon le Grand Robert de la Langue Française son origine du prénom éponyme (et est attesté en ce sens seulement depuis 1984).

Dénominations du ‘marcel’ dans la francophonie d’Europe et dans les provinces francophones du Canada, d’après les enquêtes Français de nos Régions (2015-2022).

Dans ce contexte, les locuteurs établis sur une partie de la Moselle et dans le nord de l’Alsace font bande à part, puisqu’ils privilégient le mot finette, un terme qui désigne en français de référence un certain type de tissu (v. TLFi). Fait remarquable, que signale P. Rézeau dans son Dictionnaire des régionalismes du français en Alsace, finette est passé dans les dialectes alsaciens sous la forme Finettel. Notons pour finir que le mot n’est décrit en ce sens dans aucun des grands dictionnaires de référence du français (∅ Larousse, ∅ Robert et ∅ Wiktionnaire), mais figure en bonne place dans le Dictionnaire des Francophones:

En Belgique, deux formes concurrentes alternent. Le mot chemisette est de loin le plus répandu. Il n’est concurrencé qu’à l’est de la Wallonie par le terme singlet (forme sur l’anglais single, « vêtement non-doublé », v. cet article de la BDLP). En Suisse romande, le terme chemisette est connu seulement en Valais et en Gruyère. Sur le reste du territoire, c’est le substantif camisole qui arrive en tête des sondages.

Sur le plan historique, chemisette comme camisole sont des archaïsmes, comme le sont les lexies épingle de nourrice et épingle de sûreté commentées plus haut. À l’entrée camisole, le TLFi donne à côté de la définition moderne du terme (« vêtement à manches fermées utilisé pour ligoter les malades mentaux agités ») la définition suivante: « vêtement court ou long et à manches, qui se portait sur la chemise » (le soulignement est de nous). Outre l’imparfait, qui dénote le caractère vieilli du mot en France, on notera aussi que selon cette définition le mot désignait un vêtement qui se portait sur la chemise, alors qu’en Suisse (et au Canada), il désigne bien un sous-vêtement.

Francophonie: Au Québec et dans les provinces francophones du Canada, le mot camisole est le seul terme qui soit connu et employé par les locuteurs pour désigner ce qu’on appelle en France un débardeur (comme le montrent nos enquêtes, v. cet article de l’OQLF). Dans son Dictionnaire des belgicismes, M. Francard signale qu’il a eu été employé en Wallonie, mais n’est plus connu que par quelques personnes âgées (v. cet article de la BDLP).

Dans les usages centraux du français, le terme a dû coexister avec celui de chemisette (ce mot désignant différents types de vêtements légers dans l’histoire du français, v. cet article du TLFi), puis les deux mots ont été abandonnés au profit du mot débardeur au début du XIXe s., quand l’habit des débardeurs a été mis à la mode.

Le mot de la fin

Au final, les cartes commentées dans ce billet montrent, une fois n’est pas coutume, que des objets du quotidien n’ont pas forcément les mêmes dénominations dans les régions de France que dans les pays francophones voisins, où l’on parle pourtant la même langue. Par rapport aux cartes commentées dans un précédent billet, les faits examinés ici montrent également que le français que l’on parle à l’intérieur de la Belgique et de la Suisse n’est pas forcément uniforme.

>> Vous en connaissez d’autres ? N’hésitez pas à nous dire sur les réseaux sociaux (on est sur FacebookInstagram et Twitter) comment vous dites ! Sinon, la section ‘commentaires’ sous ce billet accueille vos suggestions. Enfin, n’hésitez pas à répondre à l’un de nos questionnaires, vous nous aiderez à produire les nouvelles cartes !

Enfin, la prise en compte de la situation outre-atlantique permet de mettre en avant le fait que dans la vie des régionalismes, les mêmes processus sont à l’œuvre: néologisme par antonomase (dans le cas de polystyrène) et maintien d’un archaïsme (dans le cas de camisole). Dans un prochain billet, on parlera plus particulièrement d’une autre source à l’origine des régionalismes: les emprunts.

L’application smartphone est là !

Avez-vous testé notre application mobile ? L’application Français de nos Régions est téléchargeable gratuitement et dès aujourd’hui sur l’Apple Store et Google play. N’hésitez pas à la tester, vous pouvez enregistrer votre voix et contribuer à la création d’un atlas sonore du français !

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

11 réponses

  1. Solveig

    Ma grand-mère (en Normandie) désignait les débardeurs sous le nom de « chemise de corps ». Je ne sais pas si d’autres gens utilisaient l’expression 🙂

  2. Patricia Servais

    Bonjour. Le terme « débardeur » est aussi utilisé en Belgique, mais il y désigne le même vêtement porté seul l’été (T-shirt sans manches).

    1. Mélusine

      ou un vêtement sans manches aussi, généralement en tricot (ou en polar) porté sur un autre (chemise, sous-pull) en hiver… Un genre de gilet, mais sans boutonnage, ou un pull – souvent à col en V – sans manches.

  3. Mélusine

    « Singlet » s’employait aussi à Bruxelles, mais plutôt pour le marcel des garçons; les filles avaient/ont des chemisettes, à bretelles plus fines. (Que Petit Bateau, LA référence en matière de sous-vêtements enfants, appelle « chemise à bretelles » )

    1. Johannes

      J’utilise camisole pour parler de ce vêtement qui dégage clairement les épaules, et liquette lorsqu’il s’agit d’une couche fine à porter sous une autre couche. Mais cette distinction est peut-être de mon fait !? En pratique les deux peuvent être la même chose, selon l’usage. Je suis du canton de Vaud.

Répondre à Patricia ServaisAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.