Quelques beaux vieux mots du français au Canada

Après vous avoir présenté les dénominations contemporaines des chaussures de sport et des petits pains au chocolat au Canada, nous allons nous pencher dans le présent billet sur des mots plus anciens, qui caractérisent le français tel qu’il est pratiqué en Amérique du Nord depuis l’époque coloniale.

Les cartes de ce billet ont été réalisées avec le logiciel R, à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles plus de 4000 francophones nord-américains ont pris part. Vous pouvez vous aussi contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 15 minutes – faites entendre votre voix, car plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables) en répondant à quelques questions. Pour cela, cliquez 👉 ici. Merci!

Mouffette… 

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…ou bête puante?

Moufette

Ce petit mammifère nord-américain omnivore, à la fourrure noire rayée de blanc, qui se défend en projetant un liquide très malodorant sécrété par ses glandes anales, est appelé mouffette dans le français des dictionnaires. Le Trésor de la langue française nous apprend que ce mot est attesté depuis 1765 et qu’il s’agit d’une adaptation de mofette, un emprunt ancien à l’italien qui désignait une «exhalaison dangereuse ou irrespirable». Le Grand Dictionnaire Terminologique du gouvernement québécois recense également mouffette, tout en précisant qu’il connaît un équivalent plus familier: bête puante. Mais quelle est l’origine et l’ancienneté de cette appellation, et peut-on évaluer et cartographier la vitalité de son usage aujourd’hui?

En fait, il n’est pas surprenant que les Canadiens francophones disent bête puante, car cette appellation est plus ancienne que mouffette: on trouve déjà le pluriel collectif bêtes puantes dans le Dictionnaire françois-latin de Jaques du Puys, daté de 1573, mais avec un sens plus large, celui de “ensemble des animaux de chasse qui puent (putois, blaireau, renard, etc.)” (réf.: FEW 9, 624b). Il y a donc eu restriction sémantique: lorsque les Français sont arrivés en Amérique du Nord, ils ont réservé ce mot à la désignation de cette espèce inconnue en Europe, à une époque où le mot mouffette n’était même pas encore entré dans la langue française. Le fichier lexical en ligne du Trésor de la langue française au Québec nous fournit d’ailleurs de très anciennes attestations de ce mot composé, que nous reproduisons ci-dessous en respectant évidemment la graphie d’origine:

Il y a d’autres animaux que l’on appelle Beste puante. Cét animal ne court pas viste: quand il se void poursuivy, il urine: mais cette urine est si puante, qu’elle infecte tout le voisinage, & plus de quinze jours ou trois semaines apres, on sent encor l’odeur approchant du lieu. Cét animal étrangle les poules quand il les peut atraper. (1664, Pierre Boucher, Histoire veritable et naturelle des moeurs & productions du pays de la Nouvelle France, vulgairement dite le Canada)

Il se trouve aussy dans ces bois [du Canada] d’autres animaux dont les peaux n’ont aucun debit; parmy eux est le porc-epy, la beste puante, l’écureuil et la belette blanche […]. La seconde est de la grosseur d’un chat et a le poil noir et blanc; elle se deffend du chasseur et de ses chiens par son urine qu’elle tache de leur jetter dans les yeux, laquelle est d’une si grande puanteur qu’on la sent à un quart de lieue, et que les endroits dans lesquels elle est tombée n’en perdent l’odeur que trois semaines ou un mois après, telle pluye qu’il fasse. (env. 1721, Antoine-Denis Raudot, Relation par lettres de l’Amérique septentrionalle)

Les enquêtes ayant servi à la confection de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC), menées auprès de témoins nés grosso modo au début du 20e siècle, révèlent que cette dénomination traditionnelle était encore très largement répandue sur tout le territoire dans les années 1970:

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Figure 1. Répartition des types « bête puante » (en rose) et « mouffette » (en vert) d’après la question 1587 de l’ALEC (1980).

Mais qu’en est-il aujourd’hui? Des enquêtes en ligne menées en 2016-2017, auxquelles ont participé plus de 4000 internautes canadiens francophones, montrent que le type archaïque bête puante a reculé dans les grands centres (au profit de mouffette, mot diffusé par les dictionnaires et la norme) mais qu’il se maintient encore fort bien dans les régions:

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Figure 2. Pourcentage d’usage déclaré du type bête puante selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On constate que les grandes régions urbaines qui gravitent autour de Montréal, d’Ottawa-Gatineau, de Québec ou de Saguenay présentent des taux d’usage déclaré extrêmement bas. En revanche, lorsqu’on s’éloigne de la vallée du Saint-Laurent pour s’approcher de la frontière américaine, comme en Estrie, dans la Beauce, au Madawaska et en Gaspésie, ou alors en Mauricie ou dans certains châteaux-forts de la francophonie ontarienne, bête puante a encore de beaux restes! Quant au sud-est du Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse, c’est en fait le type skunk, mot d’origine anglaise, qui y domine. La donnée la plus importante qui ressort de la comparaison de ces deux cartes est que le mot des dictionnaires, mouffette, s’est largement imposé depuis une cinquantaine d’années au détriment de bête puante, aujourd’hui relégué à un statut archaïsant et rural et dont le pourcentage d’usage déclaré ne dépasse jamais les 40%.

Le pain est-il moisi ou… cani?

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Aux côtés du mot du français général, moisi, le français au Canada connaît également un synonyme vieilli et rural: il s’agit de cani, participe passé du verbe canir. Ces deux formes représentent un héritage normand, car on les trouve dans de nombreuses sources consacrées aux parlers de Normandie (v. FEW 2, 238a). Le verbe canir, aussi attesté autrefois en France sous la forme chanir (voir TLF), remonte à un verbe latin qui voulait dire “devenir grisâtre, blanchir”. Comme c’est souvent le cas des héritages normands, ce mot est mieux attesté au Québec qu’en Acadie, et plus précisément dans l’est du Québec, qui dépend historiquement de la diffusion du français de la Vieille Capitale, où les colons d’origine normande étaient particulièrement bien représentés; toutefois, il n’était pas impossible de le retrouver autrefois dans d’autres aires, de façon sporadique. La carte suivante représente l’aire d’extension de cani (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 3. Répartition des types moisi (en vert) et cani (en rose) d’après la question 187 de l’ALEC (1980).

Que reste-t-il de ce bel archaïsme du français de nos aïeux? Si le mot est en sérieux recul d’après nos enquêtes récentes (2016-2017), il semble être encore en usage dans certaines régions:

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Figure 4. Pourcentage d’usage déclaré de cani selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On voit que le mot survit surtout loin des grands centres, comme dans Charlevoix, la Côte-Nord, le Bas-du-Fleuve, en Gaspésie et dans une partie du Nouveau-Brunswick.

Il entre d’ailleurs dans la formation de nombreuses locutions verbales, dont la plus connue est sentir le cani, c’est-à-dire “exhaler une mauvaise odeur, une odeur de renfermé”. En voici un exemple tiré de la littérature québécoise contemporaine:

Le Roi de l’habit, c’est comme ça que ça s’appelle, je n’y peux rien si c’est une binerie qui sent le moisi, le cani, le sur et le moins sûr […]. (1973, Victor-Lévy Beaulieu, Oh Miami Miami Miami, p. 9 [attestation tirée du Volume de présentation du Dictionnaire du français québécois, PUL, 1985, p. 44])

Il est fascinant de constater que ce mot de lointaine origine normande s’est également diffusé dans les Antilles françaises à l’époque coloniale. En voici une attestation relevée dans un célèbre ouvrage consacré au français d’Haïti:

Canir, v. intr. Pourrir en exhalant une odeur spéciale. Fig.: Pourrir en prison. […] Et n’eût été l’intervention du commissaire, le pauvre serait encore à canir au cachot pour une faute de diction […]. (1961, Pradel Pompilus, La langue française en Haïti, Paris, p. 182)

On terminera en signalant l’ancien dérivé canissure (vraisemblablement formé par analogie sur moisissure), lui aussi hérité des parlers de Normandie.

Tombé du ciel comme des mannes

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Les «éphémères», ces petits insectes qui s’abattent parfois en immenses nuées et qu’on voit s’agglomérer autour des sources de lumière nocturne, comme les lampadaires, sont appelés traditionnellement mannes dans l’Ouest du Québec. Il s’agit d’une spécialisation sémantique à partir d’un emploi plus général du français des dictionnaires, manne des poissons, qui désigne des «papillons dont les poissons sont très friands et qui sert à faire des appâts (terme de pêche)» (v. FEW et TLF s.v. manne 1, comm. étymol. et hist.). À la base de cet emploi se trouve une allusion métaphorique à la nourriture providentielle que Dieu envoya aux Hébreux pendant la traversée du désert, ces insectes étant une proie facile pour les poissons. Voici un tableau de Nicolas Poussin illustrant cette scène biblique; on peut y voir Moïse annonçant l’arrivée de la manne céleste à son peuple affamé:

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Comme l’écrivait déjà le lexicographe Oscar Dunn dans son Glossaire franco-canadien de 1880, la manne est une «sorte de grosse mouche qui se répand sur nos fleuves et qui est vraiment la manne des poissons, de l’anguille et de l’alose, en particulier».

Contrairement à cani et à bête puante, il semble que mannes résiste mieux dans l’usage contemporain. Voici d’abord la carte représentant l’aire d’extension de mannes (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 5. Répartition du type mannes (en rose) d’après la question 1563 (« papillons de nuit ») de l’ALEC (1980). Les points verts correspondent à d’autres réponses, le plus souvent papillon (de nuit).

On constate qu’il s’agit très clairement d’un type occidental, extrêmement bien représenté dans l’ouest de la province, mais qui ne s’aventure guère au-delà de Trois-Rivières; l’Estrie et la Beauce ne le connaissent pas tellement non plus. Or, qu’en est-il de la situation actuelle, d’après nos enquêtes récentes (2016-2017)?

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Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré de mannes selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On peut voir que le mot a bien résisté. La sphère d’influence de Montréal est clairement la zone où il survit encore le mieux, avec des extensions jusqu’aux frontières américaines vers le sud, et jusqu’aux Pays d’en Haut et l’Abitibi vers le nord. En revanche, la région de Québec, Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, tout comme l’Ontario et les Maritimes, ne sont guère représentatifs de cet usage. Un indice de sa vitalité se trouve dans son emploi sporadique dans la presse; en voici un exemple:

Et à propos d’éphémères, il y en avait des millions autour du stade hier soir. Vous savez, ces nuages de petites bibittes volantes du printemps, que certains appellent des «mannes» et qui ne vivent que quelques heures… (1990, La Presse, 25 mai, p. 6 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Cette citation fait bien ressortir plusieurs caractéristiques prototypiques que l’on prête à cette catégorie d’insectes: ils arrivent au printemps, en très grand nombre, et ne vivent pas longtemps (d’où leur nom d’éphémères dans le français des dictionnaires).

Des marionnettes dans le ciel

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Les aurores boréales, ce magnifique spectacle nocturne visible dans les régions septentrionales, naissent de la projection d’électrons d’origine solaire captés par le pôle nord magnétique. Ce dernier ne coïncide pas avec le pôle nord géographique; il est en fait situé dans le nord du Canada, ce qui fait que les aurores boréales y sont plus faciles à admirer.

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Le terme d’aurore boréale est toutefois une dénomination savante. Nos ancêtres connaissaient une appellation beaucoup plus poétique, évoquant le caractère remuant de ce phénomène: ils les appellaient des marionnettes. Voici la carte représentant l’aire d’extension de marionnettes (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 7. Répartition du type marionnettes (en rose) d’après la question 1161 (« aurore boréale ») de l’ALEC (1980). Les points verts correspondent à d’autres réponses.

On voit que le mot domine très largement dans la plus grande partie du territoire, à l’exception de l’ouest du Québec, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de l’Abitibi. Dans ces régions, il connaît plusieurs concurrents: le terme du français des dictionnaires, aurore boréale, mais aussi les types clairons, signaux et tirants.

Près d’un demi-siècle plus tard, que reste-t-il de cette appellation figurée? La carte ci-dessous en présente un aperçu:

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Figure 8. Pourcentage d’usage déclaré de marionnettes selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

Les pourcentages de reconnaissance sont, dans l’ensemble, très bas. Les gens des villes, de nos jours, n’ont guère la chance d’admirer les aurores boréales, aveuglés qu’ils sont par la pollution visuelle engendrée par les nombreuses sources de lumière artificielle. Peu familiers avec le référent, ils ne connaissent plus que l’appellation transmise par l’école et les médias (ou éventuellement son équivalent anglais northern lights, dans les régions où le français est en contact étroit avec l’anglais). On note toutefois que certaines régions font de la résistance, comme le Bas-du-Fleuve, le Madawaska et le reste du Nouveau-Brunswick, relativement protégés de l’influence des grands centres urbains. Il faut ajouter que l’absence du type marionnettes dans le parler populaire et traditionnel de la grande région montréalaise (voir Figure 7 ci-dessus) n’a certainement pas aidé à son maintien (contrairement à ce qui est arrivé dans le cas de mannes, que nous avons vu ci-dessus).

Les aurores boréales occupaient une place de choix dans l’imaginaire populaire traditionnel, aux côtés des farfadets et autres créatures perçues comme surnaturelles; voici un magnifique passage d’un roman de l’écrivain Louis Fréchette qui les met en vedette:

Vous savez p’tête pas c’que c’est que les marionnettes, les enfants; eh ben, c’est des espèces de lumières malfaisantes qui se montrent dans le Nord, quand on est pour avair du frette [= quand on est sur le point d’avoir du froid]. Ça pétille, sus vot’ respèque, comme quand on passe la main, le soir, sus le dos d’un chat. Ça s’élonge, ça se racotille, ça s’étire et ça se beurraille dans le ciel, sans comparaison comme si le diable brassait les étoiles en guise d’oeufs pour se faire une omelette. (1911, Louis Fréchette, «Les marionnettes», dans L’Almanach du peuple de la Librairie Beauchemin 1912, 43e année, Montréal, p. 270 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Des documents ethnographiques attestent aussi de l’importance du phénomène dans la mentalité populaire:

C’était immanquable. Quand on voyait des marionnettes, on se mettait dehors puis, là, on chantait des chansons et on frappait du pied. Ça se mettait à valser sur nos airs ces lueurs-là, une vraie beauté! Il y en a qui disaient que c’était les âmes du purgatoire qui venaient réclamer des prières. Moi, je dis que c’était pas ça pas en toute! (1981, Hélène Gauthier-Chassé, À diable-vent: légendaire du Bas-Saint-Laurent et de la Vallée de la Matapédia, Montréal, Les Quinze, p. 81 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Un tout petit commentaire, en terminant, sur l’étymologie du mot: avant de devenir marionnettes, le mot s’est en fait d’abord présenté, en France, sous la forme mariennette (dér. de l’ancien français mérienne “heure de midi; heure de la sieste”, du latin mĕrĭdianus, v. FEW 6, II, 31b; cf. fr. mod. méridienne dans TLF) et désignait alors les “vibrations de l’air échauffé pendant les grandes chaleurs”. Donnons la parole à une grande spécialiste de l’histoire des français de l’Ouest de la France et du Canada:

Les expressions angevine, bretonne et charentaise remontaient vraisemblablement à l’afr. meriene, -enne, -aine, -ane s.f. «heure de midi» (God.): cette heure, où le soleil est le plus haut, serait caractérisée (en période de grande chaleur) par des vibrations lumineuses. La même métaphore aurait été appliquée par les Français d’Amérique (dont beaucoup sont originaires de l’Ouest de la France) aux vibrations lumineuses de l’aurore boréale. (Geneviève Massignon, Les parlers français d’Acadie: enquête linguistique, Paris, Klincksieck, 1960, p. 135)

Et qu’en est-il de l’influence de l’âge sur la vitalité?

Une analyse des réponses de nos internautes en fonction de leur âge montre de façon assez spectaculaire l’effet générationnel sur l’usage déclaré, avec toutefois de bonnes différences d’un mot à l’autre:

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Figure 9. Probabilité (en pourcentage) de réponse positive en fonction de l’âge des répondants pour les quatre lexies considérées.

On observe d’abord une tendance générale, pour les quatre lexies, à être plus utilisées par les gens âgés. Cela dit, il y a une différence majeure entre bête puante et mannes d’une part, et cani et marionnettes d’autre part. Ces deux derniers sont de toute façon beaucoup moins usités, peu importe l’âge des répondants, alors que les deux premiers affichent un effet d’âge vertigineux: près des trois quarts des gens les plus âgés disent les utiliser, alors que chez les jeunes de 20 ans la proportion tombe à env. 10% pour bête puante et un peu plus de 25% pour mannes (qui est donc encore celui qui résiste le mieux). Il faut donc considérer autant l’âge que la région pour bien circonscrire les conditions d’usage de nos mots.

Et pendant ce temps, au Manitoba…

Le Manitoba est difficile à représenter sur la carte, mais nous tenons à rendre compte des réponses de notre centaine de répondants franco-manitobains, que nous remercions pour leur participation à nos enquêtes. Des quatre lexies étudiées, il n’y a que bête puante qui s’en tire relativement bien, avec près de 30% d’usage déclaré. Les trois autres mots, autant ceux de l’est (cani et marionnettes) que celui de la grande région montréalaise (mannes), y sont pratiquement inusités. Il faut rappeler que bête puante affichait la vitalité la plus étendue dans l’est du Canada à l’époque des enquêtes de l’ALEC: des quatre vocables à l’étude, c’est le seul qui couvrait tout le domaine sans partage. Cela suggère que ce sont les mots les moins régionaux dans l’Est qui se sont le mieux maintenus et enracinés dans l’Ouest, hypothèse raisonnable mais qu’il faudrait pouvoir tester sur un plus grand nombre d’unités lexicales.

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Figure 10. Pourcentage de réponses positives, au Manitoba, pour les quatre lexies considérées.

Bilan

Nous venons de passer en revue quatre expressions du français traditionnel parlé au Canada depuis l’époque coloniale. La première, bête puante, résulte d’une spécialisation sémantique à partir du sens, plus large, que cette lexie avait en France, à une époque où le mot mouffette n’était pas encore né. La deuxième, cani, est la survivance d’un usage typiquement normand. La troisième, mannes, provient d’une métaphore reposant sur une scène bien connue de l’Ancien Testament. Enfin, la dernière serait aussi d’origine française mais serait passée, dans l’usage canadien, de la désignation d’un phénomène atmosphérique (vibrations lumineuses en cas de grande chaleur) à celle d’un phénomène électromagnétique en très haute altitude (les aurores boréales).

En ce qui concerne leurs aires d’extension et leur vitalité, il n’y a que mannes qui semble s’être bien maintenu, peut-être en raison du poids de l’agglomération montréalaise (son noyau initial) au sein de la francophonie canadienne. La lexie bête puante, jadis connue à la grandeur du territoire, a été rejetée dans les marges, alors que cani et marionnettes ne survivent que dans les zones les plus orientales. Alors qu’éphémères est resté un terme plutôt savant, mouffette, moisi et aurore boréale sont courants. Ce sont des exemples d’alignement sur la norme du français des dictionnaires, qui ne représentent pas nécessairement une vague de fond (ce ne sont que quelques mots sur les milliers d’unités lexicales que comporte une langue) mais qui illustrent une orientation possible de l’évolution du lexique français au Canada.

Le français de nos provinces 🇨🇦

Suite au succès de notre première enquête, nous avons lancé une nouvelle enquête, dont le but est (entre autres) de tester la prononciation de nombreux « shibboleths » : saumon, clôture, nage, lacets, crabe, bibliothèque, photo, haleine, aveugle… Nous vous invitons à y participer en grand nombre ! N’oubliez pas que votre aide est essentielle pour nous permettre de cartographier avec la plus grande précision la répartition régionale de ces indices géo-linguistiques, révélateurs de nos origines. Cliquez sur 👉 ce lien 👈, laissez vous guider et partagez autour de vous ! Toute participation est anonyme et gratuite.

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A propos andrethibault3

André Thibault est professeur de linguistique française à l'Université de Paris-Sorbonne.

14 réponses

  1. Denis Pilote

    Je suis très surpris d’apprendre que <> ne soit presque plus utilisée dans la région du Lac-St-Jean. Je suis natif de cette région et nous disions toujours bête puante et jamais ou rarement moufette. Il faut dire que ça fait déjà 50 ans que je suis parti mais très surprenant quand même !!!

  2. Pierre Pelletier

    En lisant, il me vient en tête le mot DÉGREILLER pour dire enlevez votre manteau, origine St, Paul de La Croix , région de Rivière du Loup

  3. J’adore nos beaux vieux mots, surtout nos mots en Acadie et surtout dans les dialectes du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Je pense que les cartes commencent à montrer jusqu’à quel point le français acadien est divergent du français québécois.

  4. D Fontaine

    Dégrèyer pour enlever son manteau (d’hiver) en entrant dans la maison chauffée au bois. Région des Cantons de l’Est. Années 1940.
    Du bas-du-fleuve (Kamourska) j’ai entendu bougrine pour vêtement d’hiver qui donnait enlève ta bougrine.

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