Ces prononciations qui divisent la France

Dans plusieurs de nos précédents billets, on vous parlait de ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon selon la région d’où l’on provient. On vous disait qu’en France, tout le monde ne distinguait pas, à l’oral, le mot piquait du mot piqué, le mot saute du mot sotte, le mot brin du mot brun ou encore le mot pâte du mot patte; on vous disait également que certains francophones étaient plus ou moins parcimonieux lorsqu’il s’agissait de faire sonner les consonnes finales des mots vingt, moins, persil, sourcil, anis voire du mot ananas.

Mosaïque 1. Pourcentage d’usage déclaré de participants ayant déclaré prononcer, de haut en bas et de la gauche vers la droite, le mot ananas [anana], le mot anis [ani], le mot saute [sot], le mot piquet [pikɛ], le mot brun [brœ̃] et le mot pâte [pɑt] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Grâce aux milliers d’internautes qui ont pris part à nos dernières enquêtes, l’on est aujourd’hui en mesure de vous proposer une nouvelle sélection de cartes donnant à voir des divisions à l’intérieur de la francophonie d’Europe. Bonne découverte!

Nous avons besoin de vous!
Depuis 2015, les linguistes du site «Français de nos régions» ont mis en place des sondages sur Internet en vue d’évaluer la distribution dans l’espace des spécificités locales du français que l’on parle en Europe et au Canada. Aidez-nous en répondant à notre nouvelle enquête sur les régionalismes du français de France 🇫🇷, de Belgique 🇧🇪 et de Suisse 🇨🇭 en répondant à quelques questions – cliquez 👉 ici 👈 pour accéder au sondage. Si vous êtes originaires du Québec 🍁 ou des autres provinces francophones du Canada 🇨🇦, c’est par 👉 👈). Votre participation est gratuite et anonyme. Il vous suffit de disposer d’une connexion internet 💻📱 et d’une dizaine de minutes ⏰ tout au plus. Les cartes 🗺️ présentées dans ce billet ont été générées à la suite des réponses de plusieurs milliers d’internautes 👨💻 👩💻 (entre 8.000 et 10.000 personnes par enquête). Nous avons besoin d’un maximum de répondants pour assurer la représentativité des faits que nous examinons, n’hésitez donc pas nous dire quel français régional vous parlez!

La prononciation des mots en -oelle et en -oêle

Les mots qui contiennent la graphie –oêle ou –oelle, comme poêle 🍳 et moelle 🍖, se prononcent, d’après les dictionnaires de grande consultation, avec le son [wa]. Si vous vous rendez sur le site du Larousse et que vous cliquez sur le petit haut-parleur 🔊 en haut à droite de la définition, vous pourrez entendre la petite voix articuler [pwal] à l’entrée poêle et [mwal] à l’entrée moelle.

Bizarrerie
En ce qui concerne le mot poêle, le TLFi ne signale que la prononciation [pwal], la page du Wiktionnaire (consultée le 25.02.2018) indique que les deux – [pwal] et [pwèl] – sont possibles. Pour le mot moelle, c’est l’inverse: le TFLi signale que les prononciations [mwèl] et [mwal] sont toutes deux attestées, le Wiktionnaire (consulté le 25.02.2018) ne mentionne que la prononciation [mwal] 😒

Les résultats de nos enquêtes nous avaient déjà permis de proposer une carte pour la prononciation du mot poêle (si vous ne vous en souvenez plus, cliquez ici). Grâce aux données de notre avant-dernière enquête, on a pu réaliser la carte des régions où le mot moelle se prononce [mwal], et celles où le mot se prononce [mwèl] –  pour visualiser la juxtaposition des cartes en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 1. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [pwèl] du mot poêle d’après les réponses des participants âgés respectivement de moins de 25 ans et de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Malgré quelques petites différences que l’on peut observer à l’intérieur de la France métropolitaine (différences qui s’expliquent par le fait que le nombre de participants pour chaque localité n’était pas exactement le même d’une enquête à l’autre, même si le nombre total de participants – toute localités confondues – était, lui, similaire: 7.100 pour le mot poêle; 7.800 pour le mot moelle), la superposition des deux cartes (faire glisser la barre verticale de gauche à droite pour comparer) permet d’affirmer que c’est surtout en Bretagne, dans l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais et dans certains cantons de Suisse romande que la prononciation [wè] est la plus répandue. Ailleurs, cette prononciation peut être entendue, mais elle est clairement minoritaire par rapport à la prononciation [wa]. Dans notre dernière enquête, nous testons la prononciation d’autres mots pouvant faire l’objet de la même variation (moelleux au chocolat, couenne du jambon, etc.). N’hésitez pas à nous faire part de votre usage en répondant à nos nouvelles questions!

Les consonnes finales

On sait que la prononciation des consonnes finales varie à travers les époques comme à travers les régions. On sait également que les directions de la variation ne sont pas cohérentes, ni régulières. Pourquoi, en Belgique, ne prononce-t-on pas le -l final du mot sourcil alors qu’on prononce celui de nombril ou celui de baril? Pourquoi dans la partie septentrionale de France, on ne prononce pas le -l final du mot persil alors qu’on prononce celui des mots nombril, baril et sourcil? Dans la même veine, pourquoi les Gascons prononcent-ils l’-s final du mot moins et du mot encens et pas le -t final du mot vingt, à la manière des Alsaciens, des Lorrains, des Belges et des Suisses?

Le saviez-vous?
Au Québec comme dans les autres des provinces du Canada 🇨🇦 où l’on parle français, la non-prononciation du -l final dans les mots sourcil, barilpersil et nombril est normale. En français canadien, on prononce nombri, bari, persi, sourci – personne ne dit sourciL, bariL, persiL ou nombriL, à part peut-être les Européens qui se sont exilés et qui ne se sont pas encore intégrés! Les Canadiens ne prononcent pas non plus les consonnes finales des mots moins et vingt. Toutefois, certaines personnes (souvent, il s’agit de personnes âgées) de cette région de la francophonie prononcent un -s final à la fin des pronoms eux (prononcé eusse), ceux (prononcé ceusse) ou gens (prononcé gensse)! On vous l’a dit: il n’y a pas de logique! 😃

Qu’en est-il des mots cassis, almanach ou détritus? Le Larousse signale que ces trois mots se prononcent sans consonnes finales: à l’article en ligne consacré à mot cassis, on peut entendre que la voix prononce [kassi], à l’article almanach la prononciation est [almana] et à l’article détritus c’est [détritu] que vous entendrez. Les données de nos diverses enquêtes indiquent, comme on aurait pu s’y attendre, que la prononciation des consonnes finales varie selon les mots, mais aussi en fonction des régions. Globalement, il ressort que, partout dans la francophonie d’Europe, les prononciations [kassisse] et [almanak] sont clairement majoritaires, alors que pour le mot détritus, c’est la prononciation sans consonne finale – [détritu] – qui prédomine, comme on peut le voir sur les cartes ci-dessous:

Mosaïque 2. Pourcentage d’usage déclaré pour les prononciations [kassi] du mot cassis, [détritusse] du mot détritus et [almana] du mot almanach en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

De façon plus intéressante, nos enquêtes permettent de montrer qu’en France, les prononciations minoritaires sont archaïsantes, c’est-à-dire que ce sont plutôt les participants âgés qui en sont les représentants. Comparer, pour le mot cassis, la carte produite avec les participants de moins de 25 ans à la carte produite en ne retenant que les données des participants de 50 ans et plus – faire glisser pour comparer les deux cartes, et pour voir la juxtaposition en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 3. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [kassi] du mot cassis d’après les réponses des participants âgés de moins de 25 ans et des participants âgés de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

La juxtaposition des deux graphiques permet de conclure qu’en Bretagne et dans les cantons de l’arc jurassien de Suisse romande, la prononciation [kassi] est plus répandue chez les plus de 50 ans que chez les moins de 25 ans, c.-à-d. qu’elle est en train de se perdre au profit de l’usage dominant. Remarquons qu’ailleurs sur le territoire, elle est quasi-inexistante, et ce peu importe l’âge des participants.

Pendant ce temps-là, dans le TLFi…
L’article du TFLi consacré au mot cassis rapporte que la plupart des dictionnaires de prononciation signalent que l’-s final se prononce; certains estiment même que la forme [kassi] est “vieillie”, v. notamment Martinon [1913, p. 302]: “la prononciation de ces mots [métis, cassis, vis et tournevis] sans s est tout à fait surannée; on ne peut plus la conserver que pour les nécessités de la rime et encore”

Si l’on compare à présent la distribution des deux prononciations (avec et sans consonnes finales en isolant les participants de moins de 25 ans et ceux de plus de 50 ans) pour le mot almanach, on peut voir que la prononciation sans consonne finale est assez répandue chez les seniors (en tout cas dans les régions de la France septentrionale), alors qu’elle a quasiment disparu dans la bouche des participants de moins de 25 ans – faire glisser pour comparer les deux cartes, et pour voir la juxtaposition en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 4. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [almana] du mot almanach d’après les réponses des participants âgés de moins de 25 ans et des participants âgés de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Qu’en disent les traités de prononciation?
D’après les traités de prononciation du français (v. TLFi pour une revue), le -ch final ne se prononce [k] que devant voyelle: l’almanach [k] impérial, l’almanach [k] alsacien. Notre questionnaire ne permettait pas de tester l’importance du contexte de droite (est-ce que le mot se trouve devant voyelle ou devant consonne), mais on peut faire l’hypothèse que la prononciation du [k] final se maintient également devant consonne (l’almanach [k] savoyard, l’almanach [k] 2018, etc.).

Examinons à présent le cas de la prononciation du mot détritus. La comparaison des deux cartes permet de rendre compte d’un changement encore plus radical que ce que l’on a pu observer pour les mots cassis et almanach ci-dessus. La juxtaposition des deux cartes révèle en effet que la prononciation [détritusse] est clairement plus répandue dans les anciennes générations que dans les jeunes générations, où c’est la prononciation sans consonne finale [détritu], qui prédomine – faire glisser pour comparer les deux cartes, et pour voir la juxtaposition en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 5. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [détritusse] du mot détritus d’après les réponses des participants âgés de moins de 25 ans et des participants âgés de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Une prononciation qui fait débat
Les traités de prononciation de français ne s’accordent pas sur la prononciation du mot détritus (voir TLFi pour une revue). Pour les uns [Martinon 1913; Barbeau & Rodhe 1930], l’-s final ne doit pas être prononcé. Pour d’autres [Dupré 1972], “l’usage aurait consacré [la non-prononciation du -s final] par analogie des pluriels de participes passés [inclus, retenus, obtenus]”. L’-s étant interprété comme une marque de pluriel (il est rare d’employer le mot détritus au singulier), il tend à ne pas être prononcé (contrairement aux mots empruntés au latin à une date plus récente: humérus, Uranus, utérus, cubitus, etc.)

Il existe encore de nombreux mots dont la prononciation de la consonne finale semble dépendre de l’origine et de l’âge des participants. Notre dernier questionnaire en contient une série (alphabeTchaoS, thermoS, etc.). Aidez-nous à compléter notre collection en cliquant sur ce lien!

Le e dit muet

Notre troisième série de cartes concerne la prononciation du e que les linguistes qualifient de “caduc” ou de “muet” et que l’on appelle techniquement le schwa. Le comportement de cette voyelle est problématique, surtout quand il intervient au début d’un mot. Dites-vous plutôt “dév’lopp’ment” ou “développement“? Y voyez-vous “clair’ment ou “clairement“? “à d’main” ou “à demain“? On sait ainsi que les locuteurs de la partie septentrionale de la France sont de plus gros avaleurs de e muets que ceux du sud, comme le confirme cette première carte:  2-chfeu_all

Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation du mot cheveux sans e muet [ch’veu] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Souvent, le e caduc est prononcé pour éviter la production de syllabes commençant par deux consonnes qui s’enchaînent mal (essayez de prononcer les jours de la semaine mercredi ou vendredi sans e muet; même remarque avec les mots qui se terminent par -elier: bachelier, hôtelier ou chancelier).

La loi dite “des trois consonnes”
En 1901, Maurice Grammont, publie une étude sur le patois de son village natal, Damprichard (25), et jette les bases d’une règle qu’il raffinera par la suite, et que l’on connait aujourd’hui sous le nom de “loi [ou règle] des trois consonnes”. Brièvement résumée, cette loi stipule que le e muet est obligatoirement prononcé s’il est précédé de deux consonne et suivi d’une autre consonne (trois consonnes au total, donc), car il sert d’appui: porte-feuille, notre père, une énorme pression, etc. Il est facultatif autrement. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter l’ouvrage de Grammont ou cet article des linguistes Jacques Durand et Bernard Laks.

Or, tous les francophones d’Europe ne sont pas égaux devant la chute du e muet. Pour certains locuteurs de Suisse romande et de la région Bourgogne-Franche-Comté, faire chuter le e muet dans le mot renard ne pose aucun problème, comme on peut le voir sur la Figure 7:

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Figure 7. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation du mot renard sans e muet [r’nar] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Pour les Méridionaux, l’absence de e muet entre deux consonnes comme “p” et “n”, comme dans les mots pneu ou pneumonie, peut même entraîner la production d’un e qui ne fait pas partie de la graphie du mot, comme on peut le voir sur la Figure 8:

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Figure 8. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation du mot pneu avec e muet [peuneu] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Mémo
En linguistique, on appelle épenthèse le fait de produire un son qui ne figure pas dans la graphie d’un mot pour en faciliter la prononciation. Inversement, la suppression d’un phonème lors de la prononciation d’un mot est un processus que l’on appelle syncope.

Bonus: je mangerai vs je mangerais

On voulait terminer ce billet en présentant une carte qu’on nous a beaucoup demandée, et qui permet de rendre compte de l’état de l’opposition phonique entre la terminaison des formes conjuguées je mangerai et je mangerais, qui expriment respectivement le futur et le conditionnel à la première personne du singulier.

Le saviez-vous?
Selon l’usage normatif, la terminaison -ai des verbes au passé simple (je mangeai) et au futur simple (je mangerai) se prononce avec une voyelle fermée [e], ce qui permet d’éviter la confusion avec l’indicatif imparfait (je mangeais) et avec le conditionnel présent (je mangerais), qui se prononcent avec la voyelle ouverte [ɛ]. Sur ce point, v. notamment Le Bon Usage, de Grévisse & Goosse [2016, §794].

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Figure 9. Pourcentage de participants ayant indiqué prononcer de façon différente le verbe je mangerai (futur simple) du verbe je mangerais (conditionnel) en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Sans surprise, l’opposition n’est pas connue dans le sud de la France (où l’on ne connait pas le phonème /ɛ/, des mots comme piquet ou piquait ne se distinguant pas, à l’oral, du mot piqué (v. mosaïque 1 en haut de cette page). Dans le reste de la francophonie d’Europe, on peut voir que c’est surtout en Belgique, dans les départements de l’arc jurassien de la Suisse romande ainsi qu’en Franche-Comté que survit l’opposition. Ailleurs, elle n’existe plus (et cela peu importe l’âge des participants, différentes méthodes statistiques n’ayant pas permis de faire ressortir un effet significatif de l’âge sur la distribution de cette variable).

Le saviez-vous?
Au Canada 🇨🇦, autre région de la francophonie avec la Suisse 🇨🇭 et la Belgique 🇧🇪 où le français a pu se développer en partie à l’abri des influences du français de Paris 🗼, il est d’usage d’opposer je mangerai à je mangerais quand on s’exprime à l’oral.

Conclusion

Les enquêtes «Français de nos régions» nous ont encore une fois permis de porter un regard nouveau sur la vitalité et l’aire d’extension de certaines prononciations du français. La question du e muet est souvent invoquée comme un marqueur de l’identité régionale d’un francophone. Pour la première fois, des cartes indiquant les aires où cette voyelle se prononce et où elle peut ne pas se prononcer ont été réalisées.

Quel français régional parlez-vous?
Il nous reste encore pas mal de travail à réaliser en vue d’aboutir à une meilleure connaissance de la géographie des prononciations du français de nos régions. N’hésitez donc pas à participer à l’un de nos derniers sondages sur les régionalismes du français de France 🇫🇷, de Belgique 🇧🇪 et de Suisse 🇨🇭 en répondant à quelques questions – cliquez 👉 ici 👈 pour accéder aux questions. Si vous êtes originaires du Québec 🍁 ou des provinces de l’est du Canada 🇨🇦, c’est par 👉 👈). Votre participation est gratuite et anonyme. Il vous suffit de disposer d’une connexion internet 💻📱 et d’une dizaine de minutes ⏰ tout au plus.

Grâce aux données récoltées, on est désormais en mesure de faire des hypothèses plus solides quant à la géographie de certains faits (l’aire de la prononciation [pwèl] recoupe celle de [mwèl]; c’est dans les régions les plus conservatrices de la francophonie d’Europe que l’on maintient l’opposition, à l’oral, entre les éléments de la paire je mangerai et je mangerais), ainsi que de leur avenir.

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Dans un prochain billet, on traitera de la façon dont certaines prononciations ont évolué au cours du siècle dernier, en comparant nos cartes avec celles de l’Atlas Linguistique de la France. Sinon, pour être tenu.e.s au courant de nos publications et de nos actualités, abonnez-vous à notre page Facebook! Vous pouvez aussi nous suivre sur Twitter ou sur Instagram!

On a notamment pu voir que les prononciations minoritaires des mots cassis, détritus ou almanach sont régionales mais aussi vieillissantes, et qu’elles tendent à disparaître au profit de l’usage dominant.

Le français de nos régions vous intéresse?

Retrouvez dans toutes les bonnes librairies (sinon il est aussi à la Fnac ou sur Amazon) l’Atlas du Français de nos Régions aux éditions Armand Colin! Plus de 120 cartes illustrées et en couleur pour voyager à travers les régionalismes du français!

couverture

Crédits

Les cartes ont été réalisées à partir de diverses enquêtes conduites depuis 2015 et dirigées par Mathieu Avanzi (centre de recherche VALIBEL, université catholique de Louvain) pour l’Europe, André Thibault (université Paris-Sorbonne et membre du projet Le français à la mesure d’un continent) pour le Canada. Les cartes ont toutes été réalisées dans le logiciel R (à l’aide des bibliothèques ggplot2, raster, Cairo, plyr et dplyr, entre autres). Le fond de carte a été généré à partir des données fournies sur le site GADM. Les juxtapositions de cartes ont été réalisées sur la plateforme JuxtaposeJS. Si vous avez des questions concernant les cartes, que vous souhaitez les utiliser ou les reproduire, n’hésitez pas à nous contacter!

Quelques beaux vieux mots du français au Canada

Après vous avoir présenté les dénominations contemporaines des chaussures de sport et des petits pains au chocolat au Canada, nous allons nous pencher dans le présent billet sur des mots plus anciens, qui caractérisent le français tel qu’il est pratiqué en Amérique du Nord depuis l’époque coloniale.

Les cartes de ce billet ont été réalisées avec le logiciel R, à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles plus de 4000 francophones nord-américains ont pris part. Vous pouvez vous aussi contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 15 minutes – faites entendre votre voix, car plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables) en répondant à quelques questions. Pour cela, cliquez 👉 ici. Merci!

Mouffette… 

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…ou bête puante?

Moufette

Ce petit mammifère nord-américain omnivore, à la fourrure noire rayée de blanc, qui se défend en projetant un liquide très malodorant sécrété par ses glandes anales, est appelé mouffette dans le français des dictionnaires. Le Trésor de la langue française nous apprend que ce mot est attesté depuis 1765 et qu’il s’agit d’une adaptation de mofette, un emprunt ancien à l’italien qui désignait une «exhalaison dangereuse ou irrespirable». Le Grand Dictionnaire Terminologique du gouvernement québécois recense également mouffette, tout en précisant qu’il connaît un équivalent plus familier: bête puante. Mais quelle est l’origine et l’ancienneté de cette appellation, et peut-on évaluer et cartographier la vitalité de son usage aujourd’hui?

En fait, il n’est pas surprenant que les Canadiens francophones disent bête puante, car cette appellation est plus ancienne que mouffette: on trouve déjà le pluriel collectif bêtes puantes dans le Dictionnaire françois-latin de Jaques du Puys, daté de 1573, mais avec un sens plus large, celui de “ensemble des animaux de chasse qui puent (putois, blaireau, renard, etc.)” (réf.: FEW 9, 624b). Il y a donc eu restriction sémantique: lorsque les Français sont arrivés en Amérique du Nord, ils ont réservé ce mot à la désignation de cette espèce inconnue en Europe, à une époque où le mot mouffette n’était même pas encore entré dans la langue française. Le fichier lexical en ligne du Trésor de la langue française au Québec nous fournit d’ailleurs de très anciennes attestations de ce mot composé, que nous reproduisons ci-dessous en respectant évidemment la graphie d’origine:

Il y a d’autres animaux que l’on appelle Beste puante. Cét animal ne court pas viste: quand il se void poursuivy, il urine: mais cette urine est si puante, qu’elle infecte tout le voisinage, & plus de quinze jours ou trois semaines apres, on sent encor l’odeur approchant du lieu. Cét animal étrangle les poules quand il les peut atraper. (1664, Pierre Boucher, Histoire veritable et naturelle des moeurs & productions du pays de la Nouvelle France, vulgairement dite le Canada)

Il se trouve aussy dans ces bois [du Canada] d’autres animaux dont les peaux n’ont aucun debit; parmy eux est le porc-epy, la beste puante, l’écureuil et la belette blanche […]. La seconde est de la grosseur d’un chat et a le poil noir et blanc; elle se deffend du chasseur et de ses chiens par son urine qu’elle tache de leur jetter dans les yeux, laquelle est d’une si grande puanteur qu’on la sent à un quart de lieue, et que les endroits dans lesquels elle est tombée n’en perdent l’odeur que trois semaines ou un mois après, telle pluye qu’il fasse. (env. 1721, Antoine-Denis Raudot, Relation par lettres de l’Amérique septentrionalle)

Les enquêtes ayant servi à la confection de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC), menées auprès de témoins nés grosso modo au début du 20e siècle, révèlent que cette dénomination traditionnelle était encore très largement répandue sur tout le territoire dans les années 1970:

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Figure 1. Répartition des types “bête puante” (en rose) et “mouffette” (en vert) d’après la question 1587 de l’ALEC (1980).

Mais qu’en est-il aujourd’hui? Des enquêtes en ligne menées en 2016-2017, auxquelles ont participé plus de 4000 internautes canadiens francophones, montrent que le type archaïque bête puante a reculé dans les grands centres (au profit de mouffette, mot diffusé par les dictionnaires et la norme) mais qu’il se maintient encore fort bien dans les régions:

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Figure 2. Pourcentage d’usage déclaré du type bête puante selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On constate que les grandes régions urbaines qui gravitent autour de Montréal, d’Ottawa-Gatineau, de Québec ou de Saguenay présentent des taux d’usage déclaré extrêmement bas. En revanche, lorsqu’on s’éloigne de la vallée du Saint-Laurent pour s’approcher de la frontière américaine, comme en Estrie, dans la Beauce, au Madawaska et en Gaspésie, ou alors en Mauricie ou dans certains châteaux-forts de la francophonie ontarienne, bête puante a encore de beaux restes! Quant au sud-est du Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse, c’est en fait le type skunk, mot d’origine anglaise, qui y domine. La donnée la plus importante qui ressort de la comparaison de ces deux cartes est que le mot des dictionnaires, mouffette, s’est largement imposé depuis une cinquantaine d’années au détriment de bête puante, aujourd’hui relégué à un statut archaïsant et rural et dont le pourcentage d’usage déclaré ne dépasse jamais les 40%.

Le pain est-il moisi ou… cani?

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Aux côtés du mot du français général, moisi, le français au Canada connaît également un synonyme vieilli et rural: il s’agit de cani, participe passé du verbe canir. Ces deux formes représentent un héritage normand, car on les trouve dans de nombreuses sources consacrées aux parlers de Normandie (v. FEW 2, 238a). Le verbe canir, aussi attesté autrefois en France sous la forme chanir (voir TLF), remonte à un verbe latin qui voulait dire “devenir grisâtre, blanchir”. Comme c’est souvent le cas des héritages normands, ce mot est mieux attesté au Québec qu’en Acadie, et plus précisément dans l’est du Québec, qui dépend historiquement de la diffusion du français de la Vieille Capitale, où les colons d’origine normande étaient particulièrement bien représentés; toutefois, il n’était pas impossible de le retrouver autrefois dans d’autres aires, de façon sporadique. La carte suivante représente l’aire d’extension de cani (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 3. Répartition des types moisi (en vert) et cani (en rose) d’après la question 187 de l’ALEC (1980).

Que reste-t-il de ce bel archaïsme du français de nos aïeux? Si le mot est en sérieux recul d’après nos enquêtes récentes (2016-2017), il semble être encore en usage dans certaines régions:

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Figure 4. Pourcentage d’usage déclaré de cani selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On voit que le mot survit surtout loin des grands centres, comme dans Charlevoix, la Côte-Nord, le Bas-du-Fleuve, en Gaspésie et dans une partie du Nouveau-Brunswick.

Il entre d’ailleurs dans la formation de nombreuses locutions verbales, dont la plus connue est sentir le cani, c’est-à-dire “exhaler une mauvaise odeur, une odeur de renfermé”. En voici un exemple tiré de la littérature québécoise contemporaine:

Le Roi de l’habit, c’est comme ça que ça s’appelle, je n’y peux rien si c’est une binerie qui sent le moisi, le cani, le sur et le moins sûr […]. (1973, Victor-Lévy Beaulieu, Oh Miami Miami Miami, p. 9 [attestation tirée du Volume de présentation du Dictionnaire du français québécois, PUL, 1985, p. 44])

Il est fascinant de constater que ce mot de lointaine origine normande s’est également diffusé dans les Antilles françaises à l’époque coloniale. En voici une attestation relevée dans un célèbre ouvrage consacré au français d’Haïti:

Canir, v. intr. Pourrir en exhalant une odeur spéciale. Fig.: Pourrir en prison. […] Et n’eût été l’intervention du commissaire, le pauvre serait encore à canir au cachot pour une faute de diction […]. (1961, Pradel Pompilus, La langue française en Haïti, Paris, p. 182)

On terminera en signalant l’ancien dérivé canissure (vraisemblablement formé par analogie sur moisissure), lui aussi hérité des parlers de Normandie.

Tombé du ciel comme des mannes

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Les «éphémères», ces petits insectes qui s’abattent parfois en immenses nuées et qu’on voit s’agglomérer autour des sources de lumière nocturne, comme les lampadaires, sont appelés traditionnellement mannes dans l’Ouest du Québec. Il s’agit d’une spécialisation sémantique à partir d’un emploi plus général du français des dictionnaires, manne des poissons, qui désigne des «papillons dont les poissons sont très friands et qui sert à faire des appâts (terme de pêche)» (v. FEW et TLF s.v. manne 1, comm. étymol. et hist.). À la base de cet emploi se trouve une allusion métaphorique à la nourriture providentielle que Dieu envoya aux Hébreux pendant la traversée du désert, ces insectes étant une proie facile pour les poissons. Voici un tableau de Nicolas Poussin illustrant cette scène biblique; on peut y voir Moïse annonçant l’arrivée de la manne céleste à son peuple affamé:

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Comme l’écrivait déjà le lexicographe Oscar Dunn dans son Glossaire franco-canadien de 1880, la manne est une «sorte de grosse mouche qui se répand sur nos fleuves et qui est vraiment la manne des poissons, de l’anguille et de l’alose, en particulier».

Contrairement à cani et à bête puante, il semble que mannes résiste mieux dans l’usage contemporain. Voici d’abord la carte représentant l’aire d’extension de mannes (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 5. Répartition du type mannes (en rose) d’après la question 1563 (“papillons de nuit”) de l’ALEC (1980). Les points verts correspondent à d’autres réponses, le plus souvent papillon (de nuit).

On constate qu’il s’agit très clairement d’un type occidental, extrêmement bien représenté dans l’ouest de la province, mais qui ne s’aventure guère au-delà de Trois-Rivières; l’Estrie et la Beauce ne le connaissent pas tellement non plus. Or, qu’en est-il de la situation actuelle, d’après nos enquêtes récentes (2016-2017)?

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Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré de mannes selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On peut voir que le mot a bien résisté. La sphère d’influence de Montréal est clairement la zone où il survit encore le mieux, avec des extensions jusqu’aux frontières américaines vers le sud, et jusqu’aux Pays d’en Haut et l’Abitibi vers le nord. En revanche, la région de Québec, Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, tout comme l’Ontario et les Maritimes, ne sont guère représentatifs de cet usage. Un indice de sa vitalité se trouve dans son emploi sporadique dans la presse; en voici un exemple:

Et à propos d’éphémères, il y en avait des millions autour du stade hier soir. Vous savez, ces nuages de petites bibittes volantes du printemps, que certains appellent des «mannes» et qui ne vivent que quelques heures… (1990, La Presse, 25 mai, p. 6 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Cette citation fait bien ressortir plusieurs caractéristiques prototypiques que l’on prête à cette catégorie d’insectes: ils arrivent au printemps, en très grand nombre, et ne vivent pas longtemps (d’où leur nom d’éphémères dans le français des dictionnaires).

Des marionnettes dans le ciel

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Les aurores boréales, ce magnifique spectacle nocturne visible dans les régions septentrionales, naissent de la projection d’électrons d’origine solaire captés par le pôle nord magnétique. Ce dernier ne coïncide pas avec le pôle nord géographique; il est en fait situé dans le nord du Canada, ce qui fait que les aurores boréales y sont plus faciles à admirer.

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Le terme d’aurore boréale est toutefois une dénomination savante. Nos ancêtres connaissaient une appellation beaucoup plus poétique, évoquant le caractère remuant de ce phénomène: ils les appellaient des marionnettes. Voici la carte représentant l’aire d’extension de marionnettes (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 7. Répartition du type marionnettes (en rose) d’après la question 1161 (“aurore boréale”) de l’ALEC (1980). Les points verts correspondent à d’autres réponses.

On voit que le mot domine très largement dans la plus grande partie du territoire, à l’exception de l’ouest du Québec, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de l’Abitibi. Dans ces régions, il connaît plusieurs concurrents: le terme du français des dictionnaires, aurore boréale, mais aussi les types clairons, signaux et tirants.

Près d’un demi-siècle plus tard, que reste-t-il de cette appellation figurée? La carte ci-dessous en présente un aperçu:

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Figure 8. Pourcentage d’usage déclaré de marionnettes selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

Les pourcentages de reconnaissance sont, dans l’ensemble, très bas. Les gens des villes, de nos jours, n’ont guère la chance d’admirer les aurores boréales, aveuglés qu’ils sont par la pollution visuelle engendrée par les nombreuses sources de lumière artificielle. Peu familiers avec le référent, ils ne connaissent plus que l’appellation transmise par l’école et les médias (ou éventuellement son équivalent anglais northern lights, dans les régions où le français est en contact étroit avec l’anglais). On note toutefois que certaines régions font de la résistance, comme le Bas-du-Fleuve, le Madawaska et le reste du Nouveau-Brunswick, relativement protégés de l’influence des grands centres urbains. Il faut ajouter que l’absence du type marionnettes dans le parler populaire et traditionnel de la grande région montréalaise (voir Figure 7 ci-dessus) n’a certainement pas aidé à son maintien (contrairement à ce qui est arrivé dans le cas de mannes, que nous avons vu ci-dessus).

Les aurores boréales occupaient une place de choix dans l’imaginaire populaire traditionnel, aux côtés des farfadets et autres créatures perçues comme surnaturelles; voici un magnifique passage d’un roman de l’écrivain Louis Fréchette qui les met en vedette:

Vous savez p’tête pas c’que c’est que les marionnettes, les enfants; eh ben, c’est des espèces de lumières malfaisantes qui se montrent dans le Nord, quand on est pour avair du frette [= quand on est sur le point d’avoir du froid]. Ça pétille, sus vot’ respèque, comme quand on passe la main, le soir, sus le dos d’un chat. Ça s’élonge, ça se racotille, ça s’étire et ça se beurraille dans le ciel, sans comparaison comme si le diable brassait les étoiles en guise d’oeufs pour se faire une omelette. (1911, Louis Fréchette, «Les marionnettes», dans L’Almanach du peuple de la Librairie Beauchemin 1912, 43e année, Montréal, p. 270 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Des documents ethnographiques attestent aussi de l’importance du phénomène dans la mentalité populaire:

C’était immanquable. Quand on voyait des marionnettes, on se mettait dehors puis, là, on chantait des chansons et on frappait du pied. Ça se mettait à valser sur nos airs ces lueurs-là, une vraie beauté! Il y en a qui disaient que c’était les âmes du purgatoire qui venaient réclamer des prières. Moi, je dis que c’était pas ça pas en toute! (1981, Hélène Gauthier-Chassé, À diable-vent: légendaire du Bas-Saint-Laurent et de la Vallée de la Matapédia, Montréal, Les Quinze, p. 81 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Un tout petit commentaire, en terminant, sur l’étymologie du mot: avant de devenir marionnettes, le mot s’est en fait d’abord présenté, en France, sous la forme mariennette (dér. de l’ancien français mérienne “heure de midi; heure de la sieste”, du latin mĕrĭdianus, v. FEW 6, II, 31b; cf. fr. mod. méridienne dans TLF) et désignait alors les “vibrations de l’air échauffé pendant les grandes chaleurs”. Donnons la parole à une grande spécialiste de l’histoire des français de l’Ouest de la France et du Canada:

Les expressions angevine, bretonne et charentaise remontaient vraisemblablement à l’afr. meriene, -enne, -aine, -ane s.f. «heure de midi» (God.): cette heure, où le soleil est le plus haut, serait caractérisée (en période de grande chaleur) par des vibrations lumineuses. La même métaphore aurait été appliquée par les Français d’Amérique (dont beaucoup sont originaires de l’Ouest de la France) aux vibrations lumineuses de l’aurore boréale. (Geneviève Massignon, Les parlers français d’Acadie: enquête linguistique, Paris, Klincksieck, 1960, p. 135)

Et qu’en est-il de l’influence de l’âge sur la vitalité?

Une analyse des réponses de nos internautes en fonction de leur âge montre de façon assez spectaculaire l’effet générationnel sur l’usage déclaré, avec toutefois de bonnes différences d’un mot à l’autre:

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Figure 9. Probabilité (en pourcentage) de réponse positive en fonction de l’âge des répondants pour les quatre lexies considérées.

On observe d’abord une tendance générale, pour les quatre lexies, à être plus utilisées par les gens âgés. Cela dit, il y a une différence majeure entre bête puante et mannes d’une part, et cani et marionnettes d’autre part. Ces deux derniers sont de toute façon beaucoup moins usités, peu importe l’âge des répondants, alors que les deux premiers affichent un effet d’âge vertigineux: près des trois quarts des gens les plus âgés disent les utiliser, alors que chez les jeunes de 20 ans la proportion tombe à env. 10% pour bête puante et un peu plus de 25% pour mannes (qui est donc encore celui qui résiste le mieux). Il faut donc considérer autant l’âge que la région pour bien circonscrire les conditions d’usage de nos mots.

Et pendant ce temps, au Manitoba…

Le Manitoba est difficile à représenter sur la carte, mais nous tenons à rendre compte des réponses de notre centaine de répondants franco-manitobains, que nous remercions pour leur participation à nos enquêtes. Des quatre lexies étudiées, il n’y a que bête puante qui s’en tire relativement bien, avec près de 30% d’usage déclaré. Les trois autres mots, autant ceux de l’est (cani et marionnettes) que celui de la grande région montréalaise (mannes), y sont pratiquement inusités. Il faut rappeler que bête puante affichait la vitalité la plus étendue dans l’est du Canada à l’époque des enquêtes de l’ALEC: des quatre vocables à l’étude, c’est le seul qui couvrait tout le domaine sans partage. Cela suggère que ce sont les mots les moins régionaux dans l’Est qui se sont le mieux maintenus et enracinés dans l’Ouest, hypothèse raisonnable mais qu’il faudrait pouvoir tester sur un plus grand nombre d’unités lexicales.

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Figure 10. Pourcentage de réponses positives, au Manitoba, pour les quatre lexies considérées.

Bilan

Nous venons de passer en revue quatre expressions du français traditionnel parlé au Canada depuis l’époque coloniale. La première, bête puante, résulte d’une spécialisation sémantique à partir du sens, plus large, que cette lexie avait en France, à une époque où le mot mouffette n’était pas encore né. La deuxième, cani, est la survivance d’un usage typiquement normand. La troisième, mannes, provient d’une métaphore reposant sur une scène bien connue de l’Ancien Testament. Enfin, la dernière serait aussi d’origine française mais serait passée, dans l’usage canadien, de la désignation d’un phénomène atmosphérique (vibrations lumineuses en cas de grande chaleur) à celle d’un phénomène électromagnétique en très haute altitude (les aurores boréales).

En ce qui concerne leurs aires d’extension et leur vitalité, il n’y a que mannes qui semble s’être bien maintenu, peut-être en raison du poids de l’agglomération montréalaise (son noyau initial) au sein de la francophonie canadienne. La lexie bête puante, jadis connue à la grandeur du territoire, a été rejetée dans les marges, alors que cani et marionnettes ne survivent que dans les zones les plus orientales. Alors qu’éphémères est resté un terme plutôt savant, mouffette, moisi et aurore boréale sont courants. Ce sont des exemples d’alignement sur la norme du français des dictionnaires, qui ne représentent pas nécessairement une vague de fond (ce ne sont que quelques mots sur les milliers d’unités lexicales que comporte une langue) mais qui illustrent une orientation possible de l’évolution du lexique français au Canada.

Le français de nos provinces 🇨🇦

Suite au succès de notre première enquête, nous avons lancé une nouvelle enquête, dont le but est (entre autres) de tester la prononciation de nombreux « shibboleths » : saumon, clôture, nage, lacets, crabe, bibliothèque, photo, haleine, aveugle… Nous vous invitons à y participer en grand nombre ! N’oubliez pas que votre aide est essentielle pour nous permettre de cartographier avec la plus grande précision la répartition régionale de ces indices géo-linguistiques, révélateurs de nos origines. Cliquez sur 👉 ce lien 👈, laissez vous guider et partagez autour de vous ! Toute participation est anonyme et gratuite.

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Cartographier la rivalité linguistique entre Québec et Montréal

Dans un précédent billet, on vous parlait de ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la France. Dans ce nouveau billet, nous nous rendons outre-Atlantique, dans la province de Québec, au Canada.

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Les villes de Montréal et de Québec se situent sur les bords du fleuve Saint-Laurent, dans la province de Québec (l’une des dix provinces que comprend le Canada). Seulement 250 km séparent ces deux pôles urbains !

Plus particulièrement, nous nous intéresserons aux différences qui caractérisent deux grandes aires à l’intérieur de la francophonie canadienne : l’une centrée sur la ville de Québec (la capitale provinciale), l’autre sur la ville de Montréal (la plus grande agglomération francophone au pays).

Le saviez-vous ?
La rivalité entre les villes de Montréal et de Québec est ancienne, et ne concerne pas uniquement le hockey… Pour en savoir plus sur l’histoire du phénomène, vous pouvez lire cet article ou encore celui-ci.

Une histoire de voyelles…

Si le français pratiqué au Canada n’a pas les mêmes sonorités que le français que l’on parle à Paris, c’est notamment parce que les locuteurs établis dans ce pays ont conservé certaines prononciations qui sont tombées en désuétude en Europe.

Ou plutôt devrait-on dire dans la plupart des régions d’Europe – puisque  la Suisse, la Belgique et certains département périphériques de l’Hexagone font exception…

Par exemple, en français canadien, il est tout à fait normal d’opposer à l’oral mettre à maître, le premier mot étant prononcé avec une voyelle brève, le second avec une voyelle longue :

De même, dans cette partie de la francophonie, beauté (avec une voyelle longue et fermée) s’oppose clairement dans la prononciation à botté (avec une voyelle brève et ouverte).

Toutefois, bien que l’immense majorité des mots comportant des voyelles potentiellement longues soient prononcés de la même façon chez tous les Canadiens francophones, il en existe quelques-uns qui ne font pas l’unanimité d’une région à l’autre…

Les cartes de ce billet ont été réalisées avec le logiciel R, à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles plus de 4000 francophones Nord-Américains ont pris part. Vous pouvez vous aussi contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 15 minutes – faites entendre votre voix, car plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables) en répondant à quelques questions. Pour cela, cliquez 👉 ici .

Arrête !

L’exemple le plus connu est celui du verbe arrête (à l’indicatif ou à l’impératif).

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La plupart des Québécois savent que les habitants de la ville de Québec prononcent ce mot avec une voyelle brève (celle, par exemple, du mot dette) alors que les Montréalais réalisent dans ce mot une voyelle longue (celle que les Canadiens francophones articulent dans le mot fête).

Il s’agit là de ce que les linguistes appellent un « shibboleth », c’est-à-dire un indice phonétique qui permet d’identifier l’origine d’un locuteur à partir d’une particularité de son accent. Le mot shibboleth  est un « [emprunt] à l’hébr. biblique shibbōlet ‘épi’, mot utilisé par les gens de Galaad pour reconnaître ceux d’Ephraïm, qui prononçaient sibbōlet, et qu’ils égorgeaient aussitôt (Juges 12, 6) » (TLFi). Espérons que les habitants de Montréal et de Québec n’en arriveront pas à de pareilles extrémités !

Or, si le comportement des locuteurs de Montréal et de Québec par rapport à cette variable est bien connu, qu’en est-il de la prononciation dans le reste du pays ? C’est ce que nous révèle cette première carte :

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Figure 1. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “arrête” avec un “è” long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

On peut voir la domination claire et nette de la prononciation avec voyelle brève dans tout l’est du domaine (en vert), à partir d’une ligne qui traverse le fleuve Saint-Laurent à quelques dizaines de km à l’ouest de Québec. Cette aire se prolonge dans Charlevoix, au Saguenay–Lac-Saint-Jean et sur la Côte-Nord d’une part, ainsi que dans le Bas-du-Fleuve, en Gaspésie et dans toute l’Acadie d’autre part. L’aire de la voyelle longue (celle de fête) se répand dans tout l’ouest du domaine (en mauve). Les villes de Trois-Rivières, Drummondville, Sherbrooke, Montréal et Gatineau en font toutes partie, ainsi que la totalité des zones francophones de l’Ontario, à l’ouest du Québec.

À l’échelle du Québec, Montréal est de loin le pôle démographique le plus important, avec une agglomération urbaine de près de 4 millions d’habitants (dont environ les deux tiers sont de langue maternelle française). On s’attendrait donc à ce que cet énorme pôle diffuse sa norme. Il semble toutefois que la ville de Québec, seconde agglomération urbaine de la province avec env. 750 000 habitants, agisse comme un « verrou » qui freine l’expansion des variantes montréalaises vers l’est.

Baleine 🐋 

Un autre mot nous fournit une situation très similaire : il s’agit de baleine, prononcé lui aussi avec une voyelle longue dans l’ouest (celle que les Québécois articulent tous dans le mot reine) et une voyelle brève dans l’est (celle qui, pour eux, rime avec la voyelle de zen).

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La carte ci-dessous nous présente une répartition aréologique très semblable à celle du mot précédent :

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Figure 2. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “baleine” avec un “è” long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

La ligne de démarcation entre les deux aires, perpendiculaire au fleuve Saint-Laurent, passe sensiblement au même endroit que sur la carte précédente. Dans les deux cas, on remarquera que cette frontière va en s’élargissant vers le sud, formant une sorte de triangle de couleur blanchâtre qui représente une transition graduelle entre la Beauce et l’Estrie, jusqu’à la frontière avec les États-Unis. Il est normal, en effet, que les frontières linguistiques dans des zones d’habitation densément peuplées et dépourvues d’obstacles géographiques majeurs soient graduelles et non pas tranchées.

La question de savoir laquelle des deux variantes (balei:ne ou baleine) est correcte est un faux-problème, comme l’explique ici notre collègue Marie-Hélène Côté, linguiste et spécialiste de la prononciation du français parlé au Canada. C’est l’usage des locuteurs qui fait la norme, et non l’inverse (nonobstant ce qu’en pense l’Office québécois de la langue française) !

Un cas inverse : connaisse

Cela veut-il dire qu’il existerait une tendance générale des habitants de l’est à privilégier les voyelles brèves, contrairement à l’ouest qui opterait pour les longues ? Cela est doublement faux. D’abord, comme nous l’avons précisé au début de ce billet, l’immense majorité des mots comportant des voyelles toniques susceptibles d’être brèves ou longues se prononcent de la même manière dans tout le pays. Ensuite, on trouve également des contre-exemples qui s’opposent à arrête et baleine. En effet, la forme verbale connaisse (forme conjuguée du verbe connaître) constitue un autre shibboleth entre Québec et Montréal, mais fonctionne de façon inverse : c’est l’est qui prononce une voyelle longue, et l’ouest qui opte pour une brève !

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La carte ci-dessous donne le détail de cette situation :

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Figure 3. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “connaisse” avec un “è” long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

Encore une fois, on voit que les provinces maritimes affichent le même comportement que l’est de la province de Québec, alors que la prononciation de la plus grande partie de l’Ontario se situe dans le prolongement de l’ouest québécois. On fera toutefois deux remarques supplémentaires :

  • La démarcation entre les deux zones se situe à l’ouest du lac Saint-Pierre, c’est-à-dire sensiblement plus à l’ouest que dans les deux cartes précédentes ; la ville de Trois-Rivières, cette fois-ci, regarde plutôt vers Québec que vers Montréal.
  • L’Abitibi, autant du côté québécois que du côté ontarien, s’aligne sur l’est plutôt que sur l’ouest. Il faut savoir que cette région a été colonisée à une époque relativement récente (20e siècle) par des locuteurs originaires de toutes les parties de la province. Les variantes s’y sont donc redistribuées de façon imprévisible.

Prononce-moi poteau, je te dirai d’où tu es…

Il n’y a pas que la voyelle « è » qui affiche un comportement régionalement différencié pour certains mots : c’est aussi le cas de « o ». Les locuteurs de Québec et de Montréal se taquinent régulièrement sur la prononciation du mot poteau, articulé avec la voyelle de botté à Québec, mais avec celle de beauté à Montréal. En d’autres mots, à Québec on prononce “potteau” et à Montréal, “pôteau”.

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Or, que disent les locuteurs francophones dans le reste du pays ? La carte ci-dessous répond à cette question :

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Figure 4. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “poteau” avec un “o” long et fermé. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

On peut observer que la démarcation est-ouest épouse les contours de la frontière déjà esquissée pour arrête (figure 1) et baleine (figure 2), avec encore une fois la voyelle longue qui domine dans l’ouest et la voyelle brève qui s’étend jusqu’à l’Atlantique. Toutefois, il y a une différence de taille : entre la grande région soumise à l’influence de la ville de Québec d’une part et le domaine acadien d’autre part, tout Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord, le Bas-du-Fleuve et le Madawaska (nord-ouest du Nouveau-Brunswick) vont de pair avec l’ouest et privilégient eux aussi la voyelle longue. Il faut donc admettre que la voyelle « o », dans les mots où l’on observe une différenciation régionale, ne se comporte pas partout de la même façon que la voyelle « è ».

Voyelles longues et « diphtongues »

Nous avons parlé jusqu’à maintenant de voyelles « brèves » et de voyelles « longues ». Il faut toutefois rappeler que les voyelles longues en français laurentien (c’est ainsi que les linguistes appellent, techniquement, le français né dans la vallée du Saint-Laurent mais qui s’est aussi exporté à l’ouest du Québec) connaissent une tendance à la « diphtongaison ». Ce terme désigne le fait de scinder une voyelle en deux éléments ; en l’occurrence, le « ê » long tend à se réaliser comme un « aïe » et le « ô » long comme un « ôouw ».

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📢 Ecoutez quelques exemples de prononciations laurentiennes réalisées de façon fortement diphtonguée : connaisse(nt) ; baleine ; arrête ; poteau.

Il importe toutefois de préciser que plus la diphtongaison est forte, plus elle est socialement marquée. Dans la diction soignée des lecteurs de nouvelles à la télé et à la radio, la diphtongaison est évitée et seule persiste la longueur vocalique ; en revanche, dans les milieux populaires, la diphtongaison se fait clairement entendre.

Et qu’en est-il de l’Ouest canadien?…

Il y a aussi des francophones dans les provinces de l’Ouest canadien, et en ce qui concerne le Manitoba, une bonne centaine d’entre eux ont répondu à notre enquête, ce qui nous a permis de recueillir les données suivantes, présentées sous forme de tableau (plutôt que sous forme de carte, l’immense majorité des répondants étant issus de l’agglomération urbaine de Winnipeg, plus précisément de Saint-Boniface):

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Figure 5. Pourcentage de répondants à l’enquête (dans l’agglomération de Winnipeg–Saint-Boniface) ayant indiqué prononcer les mots arrête, baleine, connaissent et poteau avec une voyelle longue.

Dans l’ensemble, le comportement des Bonifaciens s’aligne sur celui des locuteurs de l’Ontario et de l’Ouest du Québec. Tout comme eux, ils privilégient (bien que dans des proportions moindres) la longueur vocalique pour arrête et baleine, alors qu’inversement connaissent est prononcé très majoritairement avec une voyelle brève. Enfin, comme c’est le cas dans la plus grande partie de l’Est du pays (sauf dans la grande région de Québec et dans les Maritimes), poteau est prononcé par une très claire majorité des répondants avec une voyelle longue. Ces résultats ne sont guère surprenants, une bonne partie des ancêtres des Franco-Manitobains étant originaires de l’Ouest québécois, voire de l’Ontario.

Le peuplement francophone dans le reste de l’Ouest canadien est toutefois un peu plus varié, incluant entre autres des immigrants originaires de Suisse, de Belgique ou de France. Nous n’avons pas récolté pour l’instant un nombre suffisant de participants dans ces zones pour garantir une représentativité suffisante de l’échantillon, raison pour laquelle nous encourageons fortement tous les Francos de l’Ouest à participer massivement à nos enquêtes!

Mot(s) de la fin…

Bien qu’il existe quelques petites différences d’une région à l’autre du pays, celles-ci sont plutôt rares et tendent à s’estomper avec les jeunes générations. Toutefois, c’est cette rareté même qui confère aux variantes régionalement marquées une saillance particulière dans l’imaginaire linguistique collectif. Sur la base de ces quelques cartes, on peut déjà dire qu’un locuteur qui prononce arrête avec un « è » bref mais poteau avec un « o » long vient probablement de Charlevoix, du Saguenay–Lac-Saint-Jean ou du Bas-du-Fleuve, mais pas de Québec ou de Montréal.

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Serait-il possible d’identifier des aires linguistiques à l’intérieur du Canada francophone en superposant les résultats de différentes cartes ? L’expérience mérite d’être tentée, mais il faut encore tenir compte de nombreux mots !

Le français de nos provinces 🇨🇦

Suite au succès de notre première enquête, nous avons lancé une nouvelle enquête, dont le but est (entre autres) de tester la prononciation de nombreux « shibboleths » : saumon, clôture, nage, lacets, crabe, bibliothèque, photo, haleine, aveugle… Nous vous invitons à y participer en grand nombre ! N’oubliez pas que votre aide est essentielle pour nous permettre de cartographier avec la plus grande précision la répartition régionale de ces indices géo-linguistiques, révélateurs de nos origines. Cliquez sur 👉 ce lien 👈, laissez vous guider et partagez autour de vous ! Toute participation est anonyme et gratuite.

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Ce que les Suisses, les Belges et les Québécois ne disent pas comme les Français : le cas du téléphone

Comment appelez-vous cet appareil qui tient dans la main et vous permet d’appeler de n’importe où, sans avoir besoin d’une ligne de téléphonie fixe ?

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C’est à cette question que près de 12.000 francophones originaires d’Europe, du Canada et des Antilles ont répondu dans le cadre des sondages “Le Français de nos Régions” (cliquez sur ce lien pour accéder aux sondages en cours). Les réponses obtenues nous permettent de confirmer en partie de ce que l’on savait déjà : l’objet n’a pas le même nom d’un pays à l’autre.

Portable, Natel ou GSM ?

Comme le montre la carte ci-dessous, où l’on a représenté les variantes majoritaires par département (FR), canton (CH) pu province (BE), c’est l’appellation Natel qui prédomine en Suisse romande, alors qu’en Belgique, c’est la forme GSM qui arrive en tête des sondages :

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Figure 1. Les dénominations du “téléphone mobile” en France, en Belgique et en Suisse, en fonction des réponses majoritaires des participants à l’enquête Euro-3.

Nota Bene

Il semblerait que la variante GSM soit également en usage au Grand Duché du Luxembourg. Faute d’un nombre de participants suffisant, nous n’avons pas pu inclure ce pays dans les résultats de ce billet.

En France métropolitaine, les participants ont donné en majorité la réponse (téléphone) portable, et ce peu importe leur département d’origine (pour une fois que tout le monde est d’accord, ça vaut le coup de le souligner !). On remarquera toutefois que les participants vivant dans les régions frontalières de la Belgique (départements des Ardennes, du Nord et du Pas-de-Calais) et de la Suisse (départements du Doubs et de la Haute-Savoie) connaissent (et utilisent) les variantes en usage de l’autre côté de la frontière. Beaucoup de répondants originaires de France nous ont signalé qu’ils s’adaptaient à la nationalité de leur interlocuteur, ou qu’ils appliquaient le “droit du sol” quand ils se rendaient de l’autre côté de la frontière – un bel exemple d’adaptation linguistique !

Le saviez-vous ?

Le mot Natel est un mot-valise formé à partir de la contraction de deux mots allemands, “national” et “Telefon” (si vous voulez savoir en quoi le “Natel” est différent du “portable” français, n’hésitez pas à lire cet article de Kantu, une bloggeuse romande expatriée en France, c’est très drôle !). Quant à GSM, il s’agit de l’acronyme de Global System for Mobile Communications. Source : BDLP.

Outre-Atlantique, la situation est bien différente. Au Québec et dans les autres provinces du Canada, c’est l’expression (téléphone) cellulaire (ou tout simplement cell) qui a été donnée par la majorité des participants :

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Figure 2. Les dénominations du “téléphone mobile” au Québec et dans les provinces voisines, en fonction des réponses majoritaires des participants à l’enquête Amérique du Nord.

Dans les Antilles en revanche, que ce soit en Haïti ou dans les îles des Petites Antilles (où le français, bien que langue officielle, est parlé en concurrence avec différentes variétés locales de créole), c’est la réponse (téléphone) portable qui a été plébiscitée par nos informateurs :

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Figure 3. Les dénominations du “téléphone mobile” dans le français des Antilles, en fonction des réponses majoritaires des participants à l’enquête Amérique-Antilles.

Quid du téléphone mobile ?

Les graphes ci-dessous donnent une idée de la répartition de chacun des types lexicaux pour chacune des aires à l’étude (soit, de droite à gauche : France, Suisse, Belgique, Canada, Haîti et Petites Antilles). Le graphe de gauche a été réalisé à partir des données tirées des enquêtes “Le français de nos régions” ; le graphe de droite à partir d’une recherche dans la base textuelle Varitext. Comme on peut le voir l’appellation “téléphone mobile” n’est pas utilisée par grand monde, dans un contexte comme dans l’autre :

Figure 3. Les dénominations du “téléphone mobile” en français d’Europe, du Canada et des Antilles d’après les résultats des enquêtes Le français de nos régions (à gauche) et une recherche dans la plateforme Varitext (avril 2017, à droite).

Globalement, si les données tirées de Varitext vont dans le même sens que les sondages effectués dans le cadre des enquêtes “Le français de nos régions”, on peut toutefois remarquer que dans la presse helvétique, les journalistes répugnent à utiliser le mot Natel, et préfèrent parler de portable (est-ce que c’est parce que “ça sonne plus Français”, ou parce que “Natel” est une marque déposée ?).

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En 1998, année de la libéralisation des télécommunications en Suisse, Swisscom (qui était jusque-là le seul opérateur téléphonique de la Confédération Helvétique) dépose la marque Natel sur le marché. Aujourd’hui, c’est la seule entreprise autorisée à utiliser le terme à des fins commerciales. Source : Wikipédia.

Les recommandations des commissions de terminologie

La Commission d’enrichissement de la langue française qui fait autorité en France, recommande d’utiliser les expressions ordiphone ou terminal de poche ; l’Office québécois de la langue française, qui fait autorité de l’autre côté de l’océan, recommande pour sa part l’usage de l’expression téléphone intelligent, voire des termes téléphone-ordinateur ou téléphone-assistant personnel (pour la France, voir ce lien ; pour le Québec, c’est par ici). Ces deux offices proposent de renoncer au mot smartphone, parce qu’il s’agit d’un anglicisme (il est en effet formé à partir des mots smart : “intelligent, malin” et phone : “téléphone”).

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Source

Dans nos enquêtes, la question relative au téléphone mobile comportait aussi les réponses “smartphone”, “ordiphone” et “téléphone intelligent” (nous n’avons pas jugé nécessaire d’inclure la variante “terminal de poche” dans les réponses possibles). Ci-dessous, le graphe de gauche a été réalisé à partir des données tirées des enquêtes “Le français de nos régions” ; le graphe de droite à partir d’une recherche dans la base textuelle Varitext.

 Figure 4. Les dénominations du “téléphone mobile” en français d’Europe, du Canada et des Antilles d’après les résultats des enquêtes Le français de nos régions (à gauche) et une recherche dans la plateforme Varitext (avril 2017, à droite). NB : Ces trois variantes ne figuraient pas dans le questionnaire consacré au français des Antilles.

Comme on peut le voir, d’après nos enquêtes, en Europe, peu de participants suivent les recommandations des commissions de terminologie (moins de 10% de Français, de Belges et de Suisses ont coché la réponse “téléphone intelligent”). Nos cousins Canadiens sont quant à eux plus consciencieux, et n’hésitent pas à utiliser “téléphone intelligent” à la place du mot “smartphone”. Du côté de l’écrit, les tendances sont les mêmes, bien qu’en Suisse, le pourcentage d’utilisation de l’expression “téléphone intelligent” ait plus de succès que dans les autres pays et par rapport à nos enquêtes. Quant au mot-valise “ordiphone” (formé à partir des lexèmes “ordinateur” et “téléphone”), force est de constater qu’il n’est utilisé par personne (ou du moins par pas grand monde, même du côté des journalistes), que ce soit en Europe ou Outre-Atlantique.

Le saviez-vous ?

D’après la page Wikipédia consacrée au smartphone (consultée le 25 avril 2017), en Europe, “on utilise[rait] « smartphone » de manière tout à fait exceptionnelle (dans certains textes administratifs par exemple)”.

Personnellement, je n’ai jamais entendu quelqu’un s’exclamer qu’il s’était débarrassé de son vieux Nokia 3310 pour s’acheter un “terminal de poche” ou un “ordiphone”, que ce soit en France, en Suisse ou en Belgique (LOL) !

Le mot de la fin

Dans le domaine de la terminologie de la téléphonie mobile, tout va très vite, et il est clair aujourd’hui, quand on parle de son “téléphone”, qu’il s’agit d’un téléphone mobile (ou portable), et qu’on ne le précise même plus… Par ailleurs, beaucoup de gens se servent également du mot “Iphone”, nom d’un appareil de la marque Apple, pour désigner un smartphone, quel qu’il soit. Dans un prochain sondage, on interrogera les dénominations du “SMS” (et ses variantes : “mini-message”, “texto”, ou tout simplement “message” (ou “mess'” ?). En attendant, on termine avec ce morceau, sorti à la fin des années 90, quand les téléphones mobiles commençaient à envahir nos vies…

Aidez la science !

Nous sommes systématiquement à la recherche de participants pour nos enquêtes, plus vous serez nombreux à y prendre part, plus nos cartes seront fiables. Vous êtes francophone originaire de France, de Suisse, de Belgique, d’Amérique du Nord ou des Antilles ? Alors cliquez sur ce lien, et laissez-vous guider !

“Chocolatine” a conquis le Québec!

Nos enquêtes se sont récemment exportées au Canada (pour participer au sondage, que vous veniez d’Europe ou du Canada, c’est par ici).

Ce sont les Gascons qui vont être contents: dans la guerre sans merci qui fait rage entre partisans de chocolatine et défenseurs de pain au chocolat, des renforts inespérés arrivent du Québec, où chocolatine (le terme dominant dans le Sud-Ouest de la France) s’impose de façon écrasante dans toute la province. Toutefois, le portrait général dans l’ensemble du Canada francophone doit être nuancé: pain au chocolat n’y est pas entièrement inconnu, loin de là, et la variante croissant au chocolat atteint même des pourcentages majoritaires dans certaines provinces. Voyons d’abord une carte d’ensemble qui montre le type dominant dans chaque zone:

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Figure 1. Les dénominations de la viennoiserie au chocolat selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017).

Nous allons revenir dans le détail ci-dessous sur chacune de ces dénominations, car cette carte récapitulative recouvre une réalité plus nuancée. Pour l’instant, on notera que chocolatine domine au Québec et au Nouveau-Brunswick, croissant au chocolat en Ontario (ainsi qu’au Manitoba, plus à l’ouest) alors que pain au chocolat est arrivé en tête en Nouvelle-Écosse (mais nous n’avons encore que très peu de répondants pour cette province).

Pour rappel et à titre de comparaison, voici la carte correspondant à ce concept pour la francophonie d’Europe (voir ici notre billet sur la question):

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Figure 2. Les dénominations de la viennoiserie au chocolat selon les résultats de l’enquête européenne (2016).

On y voit que pain au chocolat recouvre la plus grande partie du territoire, alors que chocolatine étend sa domination à tout le Sud-Ouest. La variante couque au chocolat ne couvre que l’ouest de la Belgique francophone; quant à croissant au chocolat, il est attesté sporadiquement dans l’Est et en Suisse romande. On y trouve aussi petit pain au chocolat, qui n’a été donné par aucun répondant au Canada mais qui en Europe occupe deux aires latérales, respectivement dans l’est du domaine (Alsace, Franche-Comté, nord de la Suisse romande) et dans le Nord–Pas-de-Calais.

Voyons maintenant de plus près les trois types lexicaux les plus répandus au Canada francophone.

Chocolatine

C’est de loin la dénomination la plus répandue au Canada francophone, mais c’est clairement au Québec qu’elle règne en maître, les pourcentages d’emploi déclaré y atteignant des sommets:

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Figure 3. Répartition et vitalité de chocolatine d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016-2017). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

On peut voir ici que le mot, bien que n’étant pas apparu comme première réponse en Ontario, y est aussi connu par une tranche non négligeable de la population. Au Québec, les pourcentages peuvent atteindre 90%; chocolatine est d’ailleurs présenté comme un «terme privilégié» par le Grand Dictionnaire Terminologique de l’Office québécois de la langue française.

Il est hautement improbable que le mot ait été inventé de façon indépendante des deux côtés de l’Atlantique. Selon toute vraisemblance, il aura été importé et diffusé au Québec par des immigrants français originaires de régions de l’Hexagone où son emploi est dominant. Les grandes bases de données textuelles en ligne (EuropresseGallica, Google Recherche Avancée de Livres) permettent de mieux documenter son histoire. Au Québec, il n’apparaît pas avant 1988; voici la première attestation connue (un grand merci à Jean Bédard, de l’OQLF, pour son aide):

D’après les inspecteurs, des pains, des muffins, des croissants aux amandes et des chocolatines étaient présentés au public sur une étagère, sans aucune protection. (La Presse, Montréal, 30 avril 1988, page A4)

En France, on peut faire remonter la première attestation du mot (avec le sens qui nous intéresse) à 1960:

Quant au repas de midi, il fut excellent, comme le prouve celui-ci, tiré à 1.249 «exemplaires» pour les «Francas» [= Francs et Franches Camarades] de Bordeaux par les cuisines municipales: œuf dur, tranche de galantine, rôti de porc, crème de gruyère, banane. A 18 heures, on fut heureux de savourer une chocolatine, mais, hélas! c’était déjà le départ, après une excellente journée au grand air, très bien meublée par un grand rallye des jeux et des concours passionnants. (Sud-Ouest, 7 mai 1960, page 8)

On remarquera que cette première attestation renvoie justement à Bordeaux, ce qui correspond à l’ancrage du mot dans le Sud-Ouest.

On s’est beaucoup questionné sur l’origine du mot chocolatine. Il faut savoir en fait que cette forme apparaît déjà au dix-neuvième siècle, mais avec un tout autre sens: elle désignait alors un bonbon au chocolat et aux fruits, distribué dans toute la France.

CHOCOLATINES […] Ce nouveau BONBON, composé de chocolat et de fruits, présente, sous forme de dragées, un délicieux aliment et la plus délicate des friandises. Les CHOCOLATINES feront les délices des palais affriandés des douceurs et des parfums; c’est un Bonbon agréable à l’œil, facile à manger, se conservant indéfiniment, et n’ayant aucun des inconvénients qui résultent de l’usage des friandises. Des mesures sont prises pour que ce Bonbon se trouve avec le cachet du fabricant dans toutes les premières maisons de confiserie en province. CHOCOLAT PERRON, rue Vivienne, 14. – Partout en France à 2 fr. et 3 fr. le demi-kilogr. (Publicité, Journal des débats, 15 novembre 1853)

Cet emploi va même jusqu’à faire son entrée dans les pages du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (dans un fascicule publié en 1869). Un peu plus tard, le bonbon en question devient en fait un médicament à la quinine utilisé dans la prévention contre le paludisme, comme le montrent de nombreuses attestations:

En résumé, l’auteur conclut, à l’inverse de la commission, que les chocolatines au tannate de quinine sont appelées à rendre de grands services dans la campagne anti-paludique, pour la quininisation des enfants. (Bulletin de l’Institut Pasteur, 1906, page 929)

Cet emploi persiste environ jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, puis disparaît des radars. Lorsque chocolatine réapparaît dans les années 1960, après un hiatus de plus de vingt ans, il est régionalisé, plutôt rare, et typique du Sud-Ouest. Il se pourrait bien qu’il n’y ait donc aucun lien historique entre l’ancien sens de “dragée au chocolat” et celui de “viennoiserie au chocolat”. En ce qui concerne la forme du mot, il s’agit évidemment d’un dérivé de chocolat formé à l’aide du suffixe -ine (fréquent en cuisine, cf. gélatine, galantine, amandine, grenadinepraline). Un tel dérivé pourrait très bien avoir été formé à deux reprises dans l’histoire de la langue, de façon indépendante. Ajoutons pour l’anecdote que l’espagnol connaît les formes chocolatín et chocolatina, mais que ces mots désignent dans cette langue des bonbons au chocolat, et non pas une viennoiserie. Au Québec, le mot est aujourd’hui diffusé massivement par les chaînes de restauration rapide (Tim Hortons, Starbucks) mais a dû faire ses premières apparitions dans des boulangeries de quartier gérées par des «Gascons» immigrés.

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Publicité québecoise d’une célèbre chaîne de restauration [source]

Cet exemple contemporain reproduit bien la façon dont certaines variantes qui étaient régionales en France à l’époque coloniale ont pu s’exporter et s’enraciner pour devenir majoritaires dans le Nouveau Monde.

Croissant au chocolat

Il s’agit du deuxième type le mieux représenté au Canada francophone. En Ontario et au Manitoba, il a même remporté la majorité des suffrages (bien que les pourcentages ne dépassent jamais 55%, ce qui est de loin inférieur aux proportions atteintes par chocolatine au Québec).

Précisons que la question posée aux témoins était accompagnée d’une photo représentant bel et bien un rectangle de pâte feuilletée fourrée au chocolat, et non pas une viennoiserie en forme de véritable croissant (car il existe aussi de véritables croissants fourrés au chocolat, que l’on peut légitimement appeler croissants au chocolat, mais ce n’est pas ce que la photo représentait).

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Figure 4. Répartition et vitalité de croissant au chocolat d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016-2017). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

En Europe francophone, c’est essentiellement dans l’Est que le mot est attesté (bien qu’avec des pourcentages qui ne dépassent pas 18%), comme le montre la carte ci-dessous:

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Figure 5. Répartition et vitalité de croissant au chocolat selon les résultats de l’enquête européenne (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Ces répartitions géographiquement marquées nous mettent peut-être sur la piste d’une explication quant à l’origine du terme croissant au chocolat. En allemand, Schokoladencroissant désigne indifféremment de véritables croissants fourrés au chocolat, ou ce que la plupart des Français appellent (petits) pains au chocolat ou chocolatines. Cela pourrait expliquer pourquoi les zones qui bordent des territoires germanophones (le Nord-Est de la Wallonie, la Lorraine et la Suisse romande) connaissent le type (bien qu’avec des pourcentages très bas); croissant au chocolat serait donc chez eux un calque de traduction. S’opposent toutefois à cette hypothèse son absence totale en Alsace et les 18% de reconnaissance dans le département de la Côte-d’Or, assez éloigné de la frontière.

Au Canada, croissant au chocolat est fort vraisemblablement un calque de l’anglais chocolate croissant. D’une part, ce terme est majoritaire dans les provinces (Ontario, Manitoba) où le français est en contact intense avec l’anglais; d’autre part, les chaînes de restauration rapide évoquées ci-dessus diffusent massivement l’anglais chocolate croissant dans leurs menus pour désigner le référent qui nous intéresse  (comme on peut le constater en cliquant ici). Contrairement au Québec où la législation impose l’unilinguisme français dans l’affichage commercial, dans le reste du pays la langue des menus dans la restauration relève du bon vouloir de chaque commerçant – ce qui équivaut donc à une écrasante prédominance de l’unilinguisme anglais.

Si ces hypothèses sont valables, on pourrait dire que les mêmes causes (des contacts de langues) ont provoqué les mêmes effets (un calque de traduction). Dans les deux cas, c’est la méconnaissance de la motivation sémantique première du mot croissant en anglais et en allemand qui explique qu’il ait pu être utilisé pour désigner un objet n’ayant pas nécessairement la forme d’un croissant (seul le sème /pâte feuilletée/ semble avoir été retenu).

Pain au chocolat

Le terme le plus répandu en France n’est pas totalement inconnu au Canada, mais il ne s’y classe qu’au troisième rang. Dans les commentaires fournis par les internautes ayant participé aux enquêtes, on relève souvent la précision selon laquelle cet équivalent sera employé de préférence dans le cadre d’une conversation avec des francophones européens. En outre, la connaissance passive de pain au chocolat au sein de la population a été largement favorisée, selon plusieurs répondants, par la célèbre chanson de Joe Dassin… même si celle-ci parlait plutôt de «petits pains au chocolat». Voici la carte correspondant aux pourcentages de reconnaissance de cette variante au Canada français; on notera qu’ils ne dépassent jamais les 35%, bien en deçà des 90% et plus atteints par chocolatine.

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Figure 6. Répartition et vitalité de pain au chocolat d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016-2017). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

On peut comparer avec la carte consacrée à ce même terme en Europe francophone, où sa fréquence est beaucoup plus élevée, dépassant souvent les 90%:

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Figure 7. Répartition et vitalité de pain au chocolat selon les résultats de l’enquête européenne (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Outre les chansons populaires et les voyages outre-mer, cette variante peut avoir été diffusée directement par des immigrants français, ou par les ouvrages de référence (le Grand Dictionnaire Terminologique donne pain au chocolat parmi les «termes privilégiés», mais précise bien que chocolatine est plus courant au Québec). On comprend mal, toutefois, qu’il soit relativement plus fréquent au Nouveau-Brunswick et, surtout, en Nouvelle-Écosse.

Conclusion

Alors que le système scolaire a réussi à diffuser dans tout le Canada francophone le terme d’espadrille pour désigner des chaussures de sport (voir notre billet), il semble que les désignations de la viennoiserie au chocolat qui nous occupe ici sont apparues plus spontanément, les instances interventionnistes se contentant de prendre le train en marche. D’une part, les dénominations les plus fréquentes en France se sont tout naturellement exportées, mais avec des fréquences inversées (chocolatine dominant pain au chocolat); d’autre part, les francophones hors-Québec ont spontanément créé le calque croissant au chocolat en réponse à l’anglais chocolate croissant.

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Le français nord-américain: premiers résultats

Nos enquêtes, après avoir couvert la francophonie d’Europe et s’être étendues aux Antilles, se sont récemment déployées en Amérique du Nord – et ce, avec un succès inespéré: plus de 2500 participants ont répondu à notre questionnaire, nous fournissant ainsi de précieuses données sur leurs préférences phonétiques, grammaticales et lexicales. Les répondants sont majoritairement issus des différentes régions du Québec, mais l’Ontario francophone est également très bien représenté, ainsi que l’Acadie, les provinces de l’Ouest canadien et même la Louisiane, aux États-Unis.

Des runnings, sneakers et autres shoe-claques

Pour ce premier billet, nous avons choisi de présenter les différentes dénominations des chaussures de sport – ce que l’on appelle couramment en France «des baskets» (mot pratiquement inusité, comme on va le voir, au Canada francophone).

La situation en 1980…

Une première enquête lexicale de grande envergure, menée dans les années 1970, avait abouti en 1980 à la publication de l’Atlas Linguistique de l’Est du Canada (10 vol., 700 témoins, 2500 questions). L’une des questions de cet atlas était justement consacrée à la dénomination des chaussures de sport. La carte ci-dessous permet de prendre connaissance des principales réponses alors recueillies, ainsi que de leurs aires respectives:

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Figure 1. Les dénominations des chaussures de sport dans l’ALEC (1980).

On pouvait y observer une répartition géographique tripartite: le type running ou running-shoes [triangles rouges] est caractéristique de l’ouest du Québec (centré sur Montréal) et de l’Ontario, shoe-claques [carrés verts] domine dans la moitié est, centrée sur Québec, et sneakers/sneaks a été relevé dans l’Estrie ainsi qu’en Acadie [ronds bleus]. L’Abitibi (en haut à gauche), zone de colonisation récente, affiche une combinaison des trois types. La carte montrait aussi d’autres appellations beaucoup plus rares, comme par ex. souliers de toile ou espadrilles (mot qui désigne en Europe francophone un autre type de chaussure, qui a en commun avec les premières chaussures de sport d’être fait en toile mais dont la semelle est faite de corde tressée, v. TLFi).

…et la situation aujourd’hui

Qu’en est-il de la situation de nos jours, plus de quarante ans après les enquêtes de l’ALEC? La carte ci-dessous illustre la répartition de ces appellations dans l’Est du pays (qui concentre la plus grande partie de la population francophone):

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Figure 2. Les dénominations des “chaussures de sport” d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016).

Si les grandes tendances déjà illustrées par la carte de l’ALEC se maintiennent (runnings ou running-shoes dans l’ouest du Québec, shoe-claques dans l’est et sneaks/sneakers dans l’Estrie et en Acadie), des nouveautés attirent toutefois l’attention: d’une part, la diffusion de runnings en dehors de sa zone d’origine; d’autre part, la véritable explosion qu’a connue l’usage d’espadrille, arrivé bon premier dans de nombreuses régions (en orangé sur la carte). À vrai dire, c’est aussi ce mot qui domine dans l’ensemble du pays: 44,5% des participants ont déclaré l’utiliser, contre 42,1% pour runnings, très fréquent dans la populeuse agglomération montréalaise; sneakers (11,3%) et shoe-claques (10,1%) se répartissent le reste (le total dépasse 100%, car les participants pouvaient donner plus d’une réponse). Quant à baskets, le terme le plus banal en Europe francophone pour désigner le même référent, il dépasse à peine la barre des 1%.

Où dit-on runnings ?

Les cartes ci-dessous présentent les pourcentages d’usage respectifs de chaque mot séparément, ce qui permet de mieux évaluer leur diffusion sur tout le territoire. Commençons par celle consacrée à runnings ou running-shoes:

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Figure 3. Répartition et vitalité du mot runnings d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

Ce mot désigne en anglais, selon l’Oxford English Dictionary, «each of a pair of shoes worn or designed to be worn while running». Attesté depuis 1914 en français canadien, il est très diffusé dans la grande région montréalaise (où son pourcentage d’emploi déclaré peut atteindre 100%) et en Abitibi, mais atteint également une forte proportion de locuteurs en dehors de sa zone d’origine, comme en Gaspésie. Il a toutefois beaucoup reculé ces dernières décennies devant espadrille, en particulier en Ontario.

Où dit-on shoe-claques ?

Passons maintenant à shoe-claques, mot hybride combinant un élément d’origine anglaise (shoe “chaussure”) à un élément d’origine française (claque “couvre-chaussure en caoutchouc”), peut-être parce que les chaussures de sport se caractérisent par leur semelle en caoutchouc.

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Figure 4. Répartition et vitalité du mot shoe-claques d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

Ce mot attesté depuis 1909 au Québec est clairement représentatif de l’est de la province, mais par rapport aux données de l’ALEC (1980) il a clairement reculé dans certaines régions, au profit d’espadrille au Saguenay-Lac-Saint-Jean ou de runnings en Gaspésie. Son pourcentage d’utilisation ne dépasse d’ailleurs jamais les 55%.

Où dit-on sneakers ?

La carte suivante est consacrée à sneakers (ou à sa version abrégée, sneaks).

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Figure 5. Répartition et vitalité du mot sneakers d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

En anglais, sneak (ou sneaker) désigne selon l’Oxford English Dictionary «a soft soled, noiseless slipper or shoe». En fait, c’est le mot largement utilisé dans toute la Nouvelle-Angleterre (cf. J. Katz, Speaking American, 2016, p. 5 ainsi que les résultats du Harvard Dialect Survey) pour désigner «the shoes we wear to the gym», le reste des États-Unis préférant tennis shoes. C’est certainement de là qu’il se sera exporté aux régions voisines que sont les Canton de l’Est (au Québec), le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Notons toutefois que les pourcentages ne dépassent jamais 55%.

Où dit-on espadrilles ?

Enfin, la dernière carte illustre le triomphe du seul mot d’origine entièrement «française», si l’on peut dire, espadrilles (bien qu’il ait connu une évolution sémantique):

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Figure 6. Répartition et vitalité du mot espadrilles d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

Alors que la carte de l’ALEC (voir ci-dessus fig. 1) n’attestait ce mot que pour quelques points à peine, les résultats de notre enquête montrent des pourcentages d’usage déclaré très élevés en moyenne sur la plus grande partie du territoire, même là où d’autres types le concurrencent. Le Saguenay-Lac-Saint-Jean, où shoe-claques régnait autrefois presque sans partage, est maintenant devenu un véritable bastion d’espadrilles (90%), mais ce dernier se défend aussi très bien dans la grande région de Québec, en Acadie ainsi qu’en Ontario. Les provinces de l’Ouest canadien (qui n’étaient pas représentées dans l’ALEC) n’échappent pas à cette tendance, bien au contraire: au Manitoba par exemple, près de 87% des répondants ont déclaré utiliser espadrille, ne laissant que des miettes aux autres dénominations. Quant à la Saskatchewan et à l’Alberta, les pourcentages atteignent ou dépassent 60%. Il n’y a guère que la Louisiane qui méconnaisse notre mot, le système scolaire canadien n’ayant pas réussi à l’implanter jusque là-bas. Les répondants ont cité baskets (probablement diffusé en Louisiane par la transmission du français standard de France en milieu scolaire), et même parfois runnings ou sneakers, mais aussi tennis shoes, le terme le plus fréquent dans la plus grande partie des États-Unis pour désigner ce référent.

Le triomphe d’espadrilles et l’aménagement linguistique

Il semble bien que la forte tendance du système scolaire à diffuser et encourager l’usage d’équivalents sentis comme «français» au détriment de mots perçus comme des anglicismes à éviter ait réussi à propulser espadrilles au sommet du classement. Lisons à ce sujet la fiche du Grand Dictionnaire Terminologique (GDT) du gouvernement québécois consacrée aux différentes appellations de ce concept:

Le terme espadrille a été proposé au Québec au milieu du XXe siècle pour contrer l’usage de certains emprunts à l’anglais. Espadrille désigne également une chaussure de toile très légère, traditionnellement composée d’une semelle de corde.

On voit que la nature du référent désigné par ce mot en Europe francophone est rappelée ici aux lecteurs, mais il s’agit d’un type de chaussure beaucoup moins répandu que la chaussure de sport. Pour désigner cette dernière, le GDT préconise chaussure (de) sport, espadrille, basket ou tennis (ce dernier est d’ailleurs attesté sporadiquement dans notre enquête); il déconseille explicitement shoe-claque et running ou running shoes. Quant à sneak ou sneaker, il n’en fait pas du tout mention.

Mot de la fin

Ce premier billet nord-américain a montré qu’il est possible de cartographier des dénominations géographiquement concurrentes, de décrire l’évolution des usages dans le temps et d’évaluer l’impact des politiques d’aménagement linguistique gouvernementales en matière de francisation. Ironiquement, le mot d’aspect «français» qui domine dans l’usage des francophones canadiens aujourd’hui, espadrilles, ne désigne pas exactement le même référent qu’en France, et le mot utilisé par les Français pour se référer aux chaussures de sport (baskets) est à toutes fins pratiques inusité au Canada. Il s’agit d’un exemple illustrant bien l’autonomisation d’une forme endogène de français et le rapatriement de la légitimité des jugements sur la norme.

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