Les carabistouilles de Macron

Emmanuel Macron raffole des expressions désuètes, régionales ou incongrues. Le magazine Femme Actuelle énumérait certaines des plus marquantes de sa toute première intervention télévisée en tant que Président de la République le 15 octobre dernier (parmi lesquelles les truculents croquignolesque, galimatias, logorrhée, antienne, etc). Lors d’un meeting de sa campagne électorale, il s’était même permis d’employer le mot dégun (qui signifie “personne” dans les dialectes et le français de la région de Marseille, v. notre carte) lors d’un meeting dans la ville phocéenne, provoquant l’ire des twittos.

Ce 12 avril 2018, il vient de récidiver sur TF1 avec le mot carabistouilles, donnant lieu à un pic de recherches inhabituel sur Google et un tout un tas de réactions et de détournements sur Twitter:

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Le mot carabistouilles (synonyme de “mensonges, balivernes”) figurait dans l’un de nos derniers sondages sur les mots et les expressions du français de nos régions.

Nous avons pour cette question collecté les réponses de plus de 7’000 internautes. Nous avons utilisé le code postal de la localité dans laquelle les participants au sondage ont indiqué avoir passé la plus grande partie de leur enfance, et avons comptabilisé le pourcentage de réponses positives par arrondissements en France et en Belgique, par cantons en Suisse. Des modèles statistiques ont ensuite été employés pour obtenir une représentation lisse et continue de la surface de la francophonie européenne, ce qui nous a permis d’obtenir la carte ci-dessous:

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Figure. Pourcentage déclaré d’emploi du mot carabistouilles (au sens de “bêtises, balivernes”) d’après les enquêtes Français de nos régions.

D’après le Dictionnaire des belgicismes, le mot carabistouilles est composé du préfixe cara– (d’origine incertaine) et de bistouille, qui désigne dans les parlers du Nord de la France et du Hainault belge un café arrangé (information tirée du Dictionnaire des Belgicismes). Ceci explique que le mot soit surtout employé en Belgique ainsi que dans les départements des Hauts-de-France et des Ardennes, comme le montre notre carte. Le voile blanchâtre qui recouvre le reste de l’Hexagone signale que le mot jouit, hors de sa région d’origine, d’une vitalité qui n’est pas nulle.

S’il est impossible de dire quand le mot s’est exporté en dehors de sa région d’origine, on ne peut que remarquer, avec Michel Francard, que cette dérégionalisation va de pair avec le fait que les mots et les expressions du français des périphéries ne soient plus vus comme des fautes ou des écarts à la norme.

Pour la petite histoire, le mot carabistouilles figure dans le Larousse depuis 1979 (avec la mention “rég. Belgique”, indication que reprend le Wiktionnaire). Il est entré dans le petit Robert en 2008, avec la marque “rég. Nord/Belgique”.

Et on peut se réjouir avec le linguiste que les médias comme les politiciens se les approprient. Sur ce point d’ailleurs, Macron n’a pas innové: comme le rappelle Michel Francard dans son excellent billet, le mot figurait dans l’un des gros titres de l’édition du Monde datée du 2 mai 2017 (et sans guillemets). Pour mémoire, ce n’est pas la première fois qu’un politicien fait usage de ce mot. La première fois, c’était dans la bouche de J.-L. Mélenchon.

 

Ces prononciations qui divisent la France

Dans plusieurs de nos précédents billets, on vous parlait de ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon selon la région d’où l’on provient. On vous disait qu’en France, tout le monde ne distinguait pas, à l’oral, le mot piquait du mot piqué, le mot saute du mot sotte, le mot brin du mot brun ou encore le mot pâte du mot patte; on vous disait également que certains francophones étaient plus ou moins parcimonieux lorsqu’il s’agissait de faire sonner les consonnes finales des mots vingt, moins, persil, sourcil, anis voire du mot ananas.

Mosaïque 1. Pourcentage d’usage déclaré de participants ayant déclaré prononcer, de haut en bas et de la gauche vers la droite, le mot ananas [anana], le mot anis [ani], le mot saute [sot], le mot piquet [pikɛ], le mot brun [brœ̃] et le mot pâte [pɑt] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Grâce aux milliers d’internautes qui ont pris part à nos dernières enquêtes, l’on est aujourd’hui en mesure de vous proposer une nouvelle sélection de cartes donnant à voir des divisions à l’intérieur de la francophonie d’Europe. Bonne découverte!

Nous avons besoin de vous!
Depuis 2015, les linguistes du site «Français de nos régions» ont mis en place des sondages sur Internet en vue d’évaluer la distribution dans l’espace des spécificités locales du français que l’on parle en Europe et au Canada. Aidez-nous en répondant à notre nouvelle enquête sur les régionalismes du français de France 🇫🇷, de Belgique 🇧🇪 et de Suisse 🇨🇭 en répondant à quelques questions – cliquez 👉 ici 👈 pour accéder au sondage. Si vous êtes originaires du Québec 🍁 ou des autres provinces francophones du Canada 🇨🇦, c’est par 👉 👈). Votre participation est gratuite et anonyme. Il vous suffit de disposer d’une connexion internet 💻📱 et d’une dizaine de minutes ⏰ tout au plus. Les cartes 🗺️ présentées dans ce billet ont été générées à la suite des réponses de plusieurs milliers d’internautes 👨💻 👩💻 (entre 8.000 et 10.000 personnes par enquête). Nous avons besoin d’un maximum de répondants pour assurer la représentativité des faits que nous examinons, n’hésitez donc pas nous dire quel français régional vous parlez!

La prononciation des mots en -oelle et en -oêle

Les mots qui contiennent la graphie –oêle ou –oelle, comme poêle 🍳 et moelle 🍖, se prononcent, d’après les dictionnaires de grande consultation, avec le son [wa]. Si vous vous rendez sur le site du Larousse et que vous cliquez sur le petit haut-parleur 🔊 en haut à droite de la définition, vous pourrez entendre la petite voix articuler [pwal] à l’entrée poêle et [mwal] à l’entrée moelle.

Bizarrerie
En ce qui concerne le mot poêle, le TLFi ne signale que la prononciation [pwal], la page du Wiktionnaire (consultée le 25.02.2018) indique que les deux – [pwal] et [pwèl] – sont possibles. Pour le mot moelle, c’est l’inverse: le TFLi signale que les prononciations [mwèl] et [mwal] sont toutes deux attestées, le Wiktionnaire (consulté le 25.02.2018) ne mentionne que la prononciation [mwal] 😒

Les résultats de nos enquêtes nous avaient déjà permis de proposer une carte pour la prononciation du mot poêle (si vous ne vous en souvenez plus, cliquez ici). Grâce aux données de notre avant-dernière enquête, on a pu réaliser la carte des régions où le mot moelle se prononce [mwal], et celles où le mot se prononce [mwèl] –  pour visualiser la juxtaposition des cartes en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 1. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [pwèl] du mot poêle d’après les réponses des participants âgés respectivement de moins de 25 ans et de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Malgré quelques petites différences que l’on peut observer à l’intérieur de la France métropolitaine (différences qui s’expliquent par le fait que le nombre de participants pour chaque localité n’était pas exactement le même d’une enquête à l’autre, même si le nombre total de participants – toute localités confondues – était, lui, similaire: 7.100 pour le mot poêle; 7.800 pour le mot moelle), la superposition des deux cartes (faire glisser la barre verticale de gauche à droite pour comparer) permet d’affirmer que c’est surtout en Bretagne, dans l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais et dans certains cantons de Suisse romande que la prononciation [wè] est la plus répandue. Ailleurs, cette prononciation peut être entendue, mais elle est clairement minoritaire par rapport à la prononciation [wa]. Dans notre dernière enquête, nous testons la prononciation d’autres mots pouvant faire l’objet de la même variation (moelleux au chocolat, couenne du jambon, etc.). N’hésitez pas à nous faire part de votre usage en répondant à nos nouvelles questions!

Les consonnes finales

On sait que la prononciation des consonnes finales varie à travers les époques comme à travers les régions. On sait également que les directions de la variation ne sont pas cohérentes, ni régulières. Pourquoi, en Belgique, ne prononce-t-on pas le -l final du mot sourcil alors qu’on prononce celui de nombril ou celui de baril? Pourquoi dans la partie septentrionale de France, on ne prononce pas le -l final du mot persil alors qu’on prononce celui des mots nombril, baril et sourcil? Dans la même veine, pourquoi les Gascons prononcent-ils l’-s final du mot moins et du mot encens et pas le -t final du mot vingt, à la manière des Alsaciens, des Lorrains, des Belges et des Suisses?

Le saviez-vous?
Au Québec comme dans les autres des provinces du Canada 🇨🇦 où l’on parle français, la non-prononciation du -l final dans les mots sourcil, barilpersil et nombril est normale. En français canadien, on prononce nombri, bari, persi, sourci – personne ne dit sourciL, bariL, persiL ou nombriL, à part peut-être les Européens qui se sont exilés et qui ne se sont pas encore intégrés! Les Canadiens ne prononcent pas non plus les consonnes finales des mots moins et vingt. Toutefois, certaines personnes (souvent, il s’agit de personnes âgées) de cette région de la francophonie prononcent un -s final à la fin des pronoms eux (prononcé eusse), ceux (prononcé ceusse) ou gens (prononcé gensse)! On vous l’a dit: il n’y a pas de logique! 😃

Qu’en est-il des mots cassis, almanach ou détritus? Le Larousse signale que ces trois mots se prononcent sans consonnes finales: à l’article en ligne consacré à mot cassis, on peut entendre que la voix prononce [kassi], à l’article almanach la prononciation est [almana] et à l’article détritus c’est [détritu] que vous entendrez. Les données de nos diverses enquêtes indiquent, comme on aurait pu s’y attendre, que la prononciation des consonnes finales varie selon les mots, mais aussi en fonction des régions. Globalement, il ressort que, partout dans la francophonie d’Europe, les prononciations [kassisse] et [almanak] sont clairement majoritaires, alors que pour le mot détritus, c’est la prononciation sans consonne finale – [détritu] – qui prédomine, comme on peut le voir sur les cartes ci-dessous:

Mosaïque 2. Pourcentage d’usage déclaré pour les prononciations [kassi] du mot cassis, [détritusse] du mot détritus et [almana] du mot almanach en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

De façon plus intéressante, nos enquêtes permettent de montrer qu’en France, les prononciations minoritaires sont archaïsantes, c’est-à-dire que ce sont plutôt les participants âgés qui en sont les représentants. Comparer, pour le mot cassis, la carte produite avec les participants de moins de 25 ans à la carte produite en ne retenant que les données des participants de 50 ans et plus – faire glisser pour comparer les deux cartes, et pour voir la juxtaposition en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 3. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [kassi] du mot cassis d’après les réponses des participants âgés de moins de 25 ans et des participants âgés de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

La juxtaposition des deux graphiques permet de conclure qu’en Bretagne et dans les cantons de l’arc jurassien de Suisse romande, la prononciation [kassi] est plus répandue chez les plus de 50 ans que chez les moins de 25 ans, c.-à-d. qu’elle est en train de se perdre au profit de l’usage dominant. Remarquons qu’ailleurs sur le territoire, elle est quasi-inexistante, et ce peu importe l’âge des participants.

Pendant ce temps-là, dans le TLFi…
L’article du TFLi consacré au mot cassis rapporte que la plupart des dictionnaires de prononciation signalent que l’-s final se prononce; certains estiment même que la forme [kassi] est “vieillie”, v. notamment Martinon [1913, p. 302]: “la prononciation de ces mots [métis, cassis, vis et tournevis] sans s est tout à fait surannée; on ne peut plus la conserver que pour les nécessités de la rime et encore”

Si l’on compare à présent la distribution des deux prononciations (avec et sans consonnes finales en isolant les participants de moins de 25 ans et ceux de plus de 50 ans) pour le mot almanach, on peut voir que la prononciation sans consonne finale est assez répandue chez les seniors (en tout cas dans les régions de la France septentrionale), alors qu’elle a quasiment disparu dans la bouche des participants de moins de 25 ans – faire glisser pour comparer les deux cartes, et pour voir la juxtaposition en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 4. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [almana] du mot almanach d’après les réponses des participants âgés de moins de 25 ans et des participants âgés de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Qu’en disent les traités de prononciation?
D’après les traités de prononciation du français (v. TLFi pour une revue), le -ch final ne se prononce [k] que devant voyelle: l’almanach [k] impérial, l’almanach [k] alsacien. Notre questionnaire ne permettait pas de tester l’importance du contexte de droite (est-ce que le mot se trouve devant voyelle ou devant consonne), mais on peut faire l’hypothèse que la prononciation du [k] final se maintient également devant consonne (l’almanach [k] savoyard, l’almanach [k] 2018, etc.).

Examinons à présent le cas de la prononciation du mot détritus. La comparaison des deux cartes permet de rendre compte d’un changement encore plus radical que ce que l’on a pu observer pour les mots cassis et almanach ci-dessus. La juxtaposition des deux cartes révèle en effet que la prononciation [détritusse] est clairement plus répandue dans les anciennes générations que dans les jeunes générations, où c’est la prononciation sans consonne finale [détritu], qui prédomine – faire glisser pour comparer les deux cartes, et pour voir la juxtaposition en plein écran, cliquez sur ce lien:

Figure 5. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation [détritusse] du mot détritus d’après les réponses des participants âgés de moins de 25 ans et des participants âgés de plus de 50 ans en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Une prononciation qui fait débat
Les traités de prononciation de français ne s’accordent pas sur la prononciation du mot détritus (voir TLFi pour une revue). Pour les uns [Martinon 1913; Barbeau & Rodhe 1930], l’-s final ne doit pas être prononcé. Pour d’autres [Dupré 1972], “l’usage aurait consacré [la non-prononciation du -s final] par analogie des pluriels de participes passés [inclus, retenus, obtenus]”. L’-s étant interprété comme une marque de pluriel (il est rare d’employer le mot détritus au singulier), il tend à ne pas être prononcé (contrairement aux mots empruntés au latin à une date plus récente: humérus, Uranus, utérus, cubitus, etc.)

Il existe encore de nombreux mots dont la prononciation de la consonne finale semble dépendre de l’origine et de l’âge des participants. Notre dernier questionnaire en contient une série (alphabeTchaoS, thermoS, etc.). Aidez-nous à compléter notre collection en cliquant sur ce lien!

Le e dit muet

Notre troisième série de cartes concerne la prononciation du e que les linguistes qualifient de “caduc” ou de “muet” et que l’on appelle techniquement le schwa. Le comportement de cette voyelle est problématique, surtout quand il intervient au début d’un mot. Dites-vous plutôt “dév’lopp’ment” ou “développement“? Y voyez-vous “clair’ment ou “clairement“? “à d’main” ou “à demain“? On sait ainsi que les locuteurs de la partie septentrionale de la France sont de plus gros avaleurs de e muets que ceux du sud, comme le confirme cette première carte:  2-chfeu_all

Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation du mot cheveux sans e muet [ch’veu] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Souvent, le e caduc est prononcé pour éviter la production de syllabes commençant par deux consonnes qui s’enchaînent mal (essayez de prononcer les jours de la semaine mercredi ou vendredi sans e muet; même remarque avec les mots qui se terminent par -elier: bachelier, hôtelier ou chancelier).

La loi dite “des trois consonnes”
En 1901, Maurice Grammont, publie une étude sur le patois de son village natal, Damprichard (25), et jette les bases d’une règle qu’il raffinera par la suite, et que l’on connait aujourd’hui sous le nom de “loi [ou règle] des trois consonnes”. Brièvement résumée, cette loi stipule que le e muet est obligatoirement prononcé s’il est précédé de deux consonne et suivi d’une autre consonne (trois consonnes au total, donc), car il sert d’appui: porte-feuille, notre père, une énorme pression, etc. Il est facultatif autrement. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter l’ouvrage de Grammont ou cet article des linguistes Jacques Durand et Bernard Laks.

Or, tous les francophones d’Europe ne sont pas égaux devant la chute du e muet. Pour certains locuteurs de Suisse romande et de la région Bourgogne-Franche-Comté, faire chuter le e muet dans le mot renard ne pose aucun problème, comme on peut le voir sur la Figure 7:

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Figure 7. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation du mot renard sans e muet [r’nar] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Pour les Méridionaux, l’absence de e muet entre deux consonnes comme “p” et “n”, comme dans les mots pneu ou pneumonie, peut même entraîner la production d’un e qui ne fait pas partie de la graphie du mot, comme on peut le voir sur la Figure 8:

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Figure 8. Pourcentage d’usage déclaré pour la prononciation du mot pneu avec e muet [peuneu] en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Mémo
En linguistique, on appelle épenthèse le fait de produire un son qui ne figure pas dans la graphie d’un mot pour en faciliter la prononciation. Inversement, la suppression d’un phonème lors de la prononciation d’un mot est un processus que l’on appelle syncope.

Bonus: je mangerai vs je mangerais

On voulait terminer ce billet en présentant une carte qu’on nous a beaucoup demandée, et qui permet de rendre compte de l’état de l’opposition phonique entre la terminaison des formes conjuguées je mangerai et je mangerais, qui expriment respectivement le futur et le conditionnel à la première personne du singulier.

Le saviez-vous?
Selon l’usage normatif, la terminaison -ai des verbes au passé simple (je mangeai) et au futur simple (je mangerai) se prononce avec une voyelle fermée [e], ce qui permet d’éviter la confusion avec l’indicatif imparfait (je mangeais) et avec le conditionnel présent (je mangerais), qui se prononcent avec la voyelle ouverte [ɛ]. Sur ce point, v. notamment Le Bon Usage, de Grévisse & Goosse [2016, §794].

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Figure 9. Pourcentage de participants ayant indiqué prononcer de façon différente le verbe je mangerai (futur simple) du verbe je mangerais (conditionnel) en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Sans surprise, l’opposition n’est pas connue dans le sud de la France (où l’on ne connait pas le phonème /ɛ/, des mots comme piquet ou piquait ne se distinguant pas, à l’oral, du mot piqué (v. mosaïque 1 en haut de cette page). Dans le reste de la francophonie d’Europe, on peut voir que c’est surtout en Belgique, dans les départements de l’arc jurassien de la Suisse romande ainsi qu’en Franche-Comté que survit l’opposition. Ailleurs, elle n’existe plus (et cela peu importe l’âge des participants, différentes méthodes statistiques n’ayant pas permis de faire ressortir un effet significatif de l’âge sur la distribution de cette variable).

Le saviez-vous?
Au Canada 🇨🇦, autre région de la francophonie avec la Suisse 🇨🇭 et la Belgique 🇧🇪 où le français a pu se développer en partie à l’abri des influences du français de Paris 🗼, il est d’usage d’opposer je mangerai à je mangerais quand on s’exprime à l’oral.

Conclusion

Les enquêtes «Français de nos régions» nous ont encore une fois permis de porter un regard nouveau sur la vitalité et l’aire d’extension de certaines prononciations du français. La question du e muet est souvent invoquée comme un marqueur de l’identité régionale d’un francophone. Pour la première fois, des cartes indiquant les aires où cette voyelle se prononce et où elle peut ne pas se prononcer ont été réalisées.

Quel français régional parlez-vous?
Il nous reste encore pas mal de travail à réaliser en vue d’aboutir à une meilleure connaissance de la géographie des prononciations du français de nos régions. N’hésitez donc pas à participer à l’un de nos derniers sondages sur les régionalismes du français de France 🇫🇷, de Belgique 🇧🇪 et de Suisse 🇨🇭 en répondant à quelques questions – cliquez 👉 ici 👈 pour accéder aux questions. Si vous êtes originaires du Québec 🍁 ou des provinces de l’est du Canada 🇨🇦, c’est par 👉 👈). Votre participation est gratuite et anonyme. Il vous suffit de disposer d’une connexion internet 💻📱 et d’une dizaine de minutes ⏰ tout au plus.

Grâce aux données récoltées, on est désormais en mesure de faire des hypothèses plus solides quant à la géographie de certains faits (l’aire de la prononciation [pwèl] recoupe celle de [mwèl]; c’est dans les régions les plus conservatrices de la francophonie d’Europe que l’on maintient l’opposition, à l’oral, entre les éléments de la paire je mangerai et je mangerais), ainsi que de leur avenir.

Suivez-nous sur les réseaux sociaux!
Dans un prochain billet, on traitera de la façon dont certaines prononciations ont évolué au cours du siècle dernier, en comparant nos cartes avec celles de l’Atlas Linguistique de la France. Sinon, pour être tenu.e.s au courant de nos publications et de nos actualités, abonnez-vous à notre page Facebook! Vous pouvez aussi nous suivre sur Twitter ou sur Instagram!

On a notamment pu voir que les prononciations minoritaires des mots cassis, détritus ou almanach sont régionales mais aussi vieillissantes, et qu’elles tendent à disparaître au profit de l’usage dominant.

Le français de nos régions vous intéresse?

Retrouvez dans toutes les bonnes librairies (sinon il est aussi à la Fnac ou sur Amazon) l’Atlas du Français de nos Régions aux éditions Armand Colin! Plus de 120 cartes illustrées et en couleur pour voyager à travers les régionalismes du français!

couverture

Crédits

Les cartes ont été réalisées à partir de diverses enquêtes conduites depuis 2015 et dirigées par Mathieu Avanzi (centre de recherche VALIBEL, université catholique de Louvain) pour l’Europe, André Thibault (université Paris-Sorbonne et membre du projet Le français à la mesure d’un continent) pour le Canada. Les cartes ont toutes été réalisées dans le logiciel R (à l’aide des bibliothèques ggplot2, raster, Cairo, plyr et dplyr, entre autres). Le fond de carte a été généré à partir des données fournies sur le site GADM. Les juxtapositions de cartes ont été réalisées sur la plateforme JuxtaposeJS. Si vous avez des questions concernant les cartes, que vous souhaitez les utiliser ou les reproduire, n’hésitez pas à nous contacter!

La “chasse aux belgicismes” cartographiée

Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de trouver chez un bouquiniste à Bruxelles un ouvrage fort célèbre dans l’histoire des français régionaux. Ecrit par Joseph Hanse, Albert Doppagne et Hélène Bourgeois-Gielen et publié pour la première fois en 1971, il s’intitule: Chasse aux belgicismes. Comme son titre le laisse penser, ce recueil vise à répertorier des faits linguistiques (101 au total) qui sont considérés comme des belgicismes (“le belgicisme est une particularité du parler français de Belgique et qui le différencie du français de France”, p. 31) et d’en faire la chasse (en proposant des équivalents en français “universel, celui de toute la francophonie”, quatrième de couverture).

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Edité par “l’Office du bon langage de la Fondation Charles Plisnier” (office fondé “pour s’attaquer à un […] mal qui compromettait […] le rayonnement des régions françaises de Belgique: la médiocrité du langage écrit et parlé”, p. 7), l’ouvrage connaîtra un succès fou. Il sera même couronné par l’Académie française, et suivi quelques années plus tard (en 1974) d’un second tome, intitulé Nouvelle chasse aux belgicismes (avec cette fois-ci une couverture orange, v. illustration ci-dessus).

Si l’idée de “faire la chasse” aux belgicismes peut paraître aujourd’hui complètement saugrenue, elle ne l’était pas dans les années 70, période à laquelle les régionalismes et autres particularismes locaux étaient encore considérés comme des écarts de langage à bannir à tout prix de la bouche des francophones. En Belgique, des linguistes comme Michel Francard (du centre de recherche VALIBEL de l’Université catholique de Louvain) ont œuvré à déconstruire l’idée que le français régional, c’est du mauvais français. La mise au point du Dictionnaire des belgicismes (publié pour la première fois en 2010, revu et augmenté en 2015), qui répertorie et définit, sans aucun jugement de valeur ni prétention normative ou corrective, les mots du français de Belgique souvent oubliés des dictionnaires du français de France, a permis de sensibiliser un peu plus le grand public à ce problème.

Je me souviens m’être dit, en le lisant, que certaines des entrées qu’il contenait mériteraient un jour d’être cartographiées, l’idée étant de vérifier l’aire d’extension et la vitalité des expressions que les auteurs ont taxées de “belgicismes”. J’ai finalement sélectionné quelques mots que j’avais eu l’occasion de tester dans mes enquêtes.

Les cartes de ce billet ont été générées avec le logiciel R, à l’aide (entre autres) des packages ggplot2raster et kknn. Vous pouvez également nous aider en répondant à quelques questions quant à vos usages des régionalismes! Il suffit simplement de cliquer 👉 ici 👈, et de se laisser guider. Les enquêtes peuvent être réalisées de façon anonyme depuis son ordinateur 💻, smartphone ou tablette 📱. Il vous faudra compter 15 minutes ⏰ environ pour en venir à bout.

Je reprends les titres des entrées telles qu’ils figurent dans le petit livre jaune.

La clenche? non, la poignée!

À la page 77 (prononcez septante-sept), Hanse et ses collègues s’attaquent à “trois problèmes importants” qui “sont à résoudre à propos du mot clenche“. Le premier concerne l’orthographe: faut-il écrire clanche ou clenche? Le second concerne la prononciation du mot: faut-il dire clenchecliche ou encore clinche? Sous prétexte qu’à l’époque, le Robert ne mentionne que l’orthographe clenche (le Grand Larousse encyclopédique donne pourtant les variantes clenche, clinche et clanche), et que cliche est dialectal (en picard, on dit cliche), les auteurs choisissent de se fixer sur la variante clenche.

Pour notre part, nous avons maintenu la graphie clenche parce que le mot appartient à la même famille que déclencher et enclencher (v. l’article du TLFi).

Troisième problème: reste à savoir ce que ce mot signifie. Puisqu’il n’y a, aux yeux des auteurs, que le français “universel” (comprendre le français des dictionnaires parisiens) qui fait foi, une clenche, “ce n’est pas, comme le pensent beaucoup de Belges, la poignée que nous actionnons pour ouvrir ou fermer une porte […] c’est tout autre chose. C’est une pièce horizontale oscillant autour de l’axe d’un loquet placé sur l’ouvrant d’une porte et qui vient s’engager dans un mentonnet fixé sur le dormant”.

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Figure 1. Clenche de porte en fer forgé à la main [source]

A la suite de l’une de nos enquêtes, à laquelle plus de 8.000 francophones originaires de Belgique, de France ou de Suisse ont participé, il est ressorti que près de 25% des francophones de notre échantillon utilisent le mot clenche (ou l’une de ses variantes) pour désigner une poignée.

D’après le Dictionnaire des régionalismes de France, le type lexical clenche est apparu pour la première fois sous la plume d’auteurs originaires du nord de la France au 12e siècle. Le mot désignait originellement le petit bras de levier du loquet d’une porte, et c’est par métonymie qu’il s’est mis à désigner le loquet lui-même, puis la poignée.

La carte ci-dessous permet de voir que ces locuteurs ont passé la plus grande partie de leur jeunesse dans une zone qui s’étend de la Normandie à la Lorraine, et qui englobe la Picardie et la Belgique:

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Figure 2. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot clenche au sens de “poignée” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Il est intéressant de constater que l’aire géographique du substantif clenche, au sens de “poignée”, est beaucoup plus grande que celle du verbe clencher (au sens de “verrouiller une porte”):

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Figure 3. Les dénominations du concept “fermer la porte/verrouiller” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Le saviez-vous? Le verbe clencher est en circulation au Québec 🏴󠁣󠁡󠁱󠁣󠁿 et dans les autres provinces de l’est du Canada 🇨🇦, avec le sens de “bien fermer” (pas forcément à clef, v. ce site pour un aperçu des autres sens que peut avoir ce verbe outre-Atlantique). Nos enquêtes sont en cours pour cette partie de la francophonie; si vous y avez passé la plus grande partie de votre jeunesse, cliquez 👉 ici 👈 pour y prendre part!

Coussin ou oreiller?

La seconde entrée qui a retenu mon attention concerne le couple coussin/oreiller. Je ne suis pas sûr, comme l’écrivent Hanse et collègues, que si un Belge demande un coussin dans un hôtel en France, il se fera d’office apporter “un coussin d’étoffe de décoration plus ou moins grossière et peut-être plus ou moins défraîchi” (p. 84). En tout cas la probabilité est plus faible s’il se rend dans l’une des zones vertes désignées sur la carte ci-dessous:

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Figure 3. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot coussin au sens d'”oreiller” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

La carte a été établie à partir de la réponse à la question: “Dans votre lit, vous posez la tête sur… (i) un oreiller; (ii) un coussin, (iii) les deux sont possibles”. Le tout était accompagné de l’image ci-dessous:

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Notre enquête permet de rendre compte que dans de nombreuses régions de France et de Suisse romande, comme en Wallonie, coussin est parfaitement synonyme d’oreiller! En linguistique, on dirait qu’il s’agit d’un régionalisme de grande extension.

La drache nationale

À la page 91, les auteurs s’intéressent à l’un des particularismes locaux les plus emblématiques de la Wallonie et de l’ex-région Pas-de-Calais. Le mot drache (à rapprocher du flamand draschen), qui désigne une pluie soudaine et abondante.

Le saviez-vous? D’après le Wiktionnaire, le mot drache désigne aussi une tournée générale en Belgique.

Pourquoi taxer la drache de “nationale”? Parce que le 21 juillet en Belgique, jour de la fête nationale, “tout le monde craint la drache nationale”.

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À la fin de leur article, Hanse et ses collègues concluent: “notre drache nationale, ne l’exportons pas!”. Un demi-siècle plus tard, il semblerait que leur message n’ait pas été entendu des Français, puisque le mot drache tend aujourd’hui à être utilisé bien au-delà de son aire d’origine, comme le montrent les petites taches vertes qui parsèment l’Hexagone sur la carte ci-dessous:

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Figure 5. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot drache au sens de “pluie forte et abondante” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romand.

Pour preuve, sur les réseaux sociaux, on le trouve employé dans des tweets d’internautes qui ne sont pas originaires du nord (au grand dam des natifs de cette région):

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Cette “dé-régionalisation” s’explique sans doute par le fait que le français “universel” comme les auteurs de la Chasse aux belgicismes se plaisent à le nommer, ne permet pas d’exprimer de façon simple et brève (en un seul mot) ce phénomène atmosphérique si emblématique du nord de la francophonie d’Europe.

🌧️🌧️🌧️ Souvenez-vous, dans le film Bienvenue chez les Ch’tis, quand Philippe Abrams (joué par Kad Merad) dépasse le panneau “Bienvenue dans le Nord-Pas-de-Calais” et qu’une énorme drache s’abat sur sa voiture!

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Il est moins quart!

Quelques pages plus tard (p. 123), c’est au tour de l’expression il est moins quart de faire l’objet d’une stigmatisation (entre autres “exemples entendus ici et là concernant le quart d’heure”: il est midi quart, il est quart passé, il est le quart de huit, il est quart avant, etc. – “toutes ces formules, sans exception, sont fautives”, p. 124). Originaire de Savoie, j’ai pour ma part alterné, depuis que je sais lire l’heure, entre les tours “moins quart” et “moins le quart”. Et personne ne m’a jamais dit que la première version était fautive…

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Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré pour l’expression il est moins quart au sens de “il est moins le quart” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romand.

Les résultats des enquêtes montrent d’ailleurs que c’est une façon de faire relativement répandue dans la francophonie d’Europe. Outre la Belgique, on peut voir que le régionalisme est connu en Suisse romande et dans d’autres départements de l’ancienne région Rhône-Alpes, ainsi qu’en Corse. En fait, c’est également ce que l’on dit au Canada!

Connaissez-vous la ramassette?

Cinquième et dernier régionalisme de ce billet: les dénominations de la petite pelle que l’on utilise pour récupérer “poussières, cendres de cigarette tombées par hasard [entre autres] déchets [jonchant] le parquet” (p. 125). Selon les auteurs de la Chasse aux belgicismes, les Wallons ne connaîtraient que le mot ramassette, mais ils feraient mieux d’utiliser la forme pelle-à-poussière. Notre enquête montre que le terme ramassette est effectivement utilisé en Belgique:

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Figure 7. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot ramassette au sens de “objet servant à ramasser les détritus et qui s’utilise généralement avec une balayette ou un balai” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romand.

Mais elle a aussi révélé que dans le reste de la francophonie d’Europe, les choses sont loin d’être aussi homogènes que ce que l’on croit. Il apparaît en effet qu’en France, des variantes tout aussi “locales” sont en circulation (v. l’expression ramasse-bourrier dans l’ouest, pelle-à-cheni en Franche-Comté, ordurière dans le Jura et ramassoire en Suisse romande) – et que les Français utilisent, quant à eux, diverses expressions impliquant le mot pelle (pelle-à-balai, pelle-à-balayures, pelle-à-ordure, pelle-à-poussière, pelle-à-ramasser, etc.), sans qu’aucune ne soit plus utilisée plus fréquemment que l’autre. C’est ce dont nous avons essayé de rendre compte sur la carte ci-dessous:

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Figure 8. Les dénominations de “l’objet servant à ramasser les détritus et qui s’utilise généralement avec une balayette ou un balai” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

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C’est bientôt Noël 🎅🎄🎁!

Le français de vos régions vous intrigue, vous titille, vous passionne? Vous avez souvent avec vos collègues ou vos proches des débats passionnés sur la façon dont il faut dénommer tel ou tel objet de la vie quotidienne? On a réuni, illustré et commenté plus de 120 cartes dans l’Atlas du français de nos régions, à retrouver dans toutes les bonnes librairies (mais aussi sur Amazon ou sur le site de la Fnac).

 

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Blanc(o) ou Tipp-Ex ?

Les enquêtes Français de nos régions ont pour but de cartographier la variation du français que l’on parle en Europe, dans les Antilles et en Amérique du Nord. Depuis leur lancement il y a deux ans et demi, ces enquêtes nous ont permis de mettre le doigt sur des phénomènes que personne n’avait cartographiés jusqu’alors, et qui font souvent l’objet de “guerres” sur les réseaux sociaux (pour les dénominations du “crayon à papier”, vous pouvez (re)lire notre billet ici ; sur les variantes de prononciation, c’est par ).

 

Dans ce billet, on vous présente l’une des dernières surprises de nos questionnaires : la cartographie des dénominations du produit liquide opaque et blanc, dont on se sert pour corriger ses erreurs sur des documents écrits au stylo sur du papier, et que l’on appelle en français blanc correcteur, correcteurblanco, Tipp-Ex ou tout simplement blanc.

Les cartes de ce billet ont été générées avec le logiciel R, à l’aide (entre autres) des packages ggplot2raster et kknn. La question des dénominations du blanc correcteur a été posée dans notre cinquième enquête, à laquelle près de 8.500 francophones originaires de France, de Belgique et de Suisse ont pris part. Vous pouvez également nous aider en répondant à quelques questions quant à vos usages des régionalismes! Il suffit simplement de cliquer ici, et de se laisser guider. Les enquêtes peuvent être réalisées de façon anonyme depuis son smartphone, son ordinateur ou sa tablette. Il vous faudra compter 15 minutes environ pour en venir à bout.

Sur Twitter, la question de savoir laquelle de ces trois variantes est la “bonne” fait l’objet de sondages ponctuels :

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Ailleurs sur le web, on en parle sur ce forum ou ici. D’après nos recherches, cette page de la désencyclopédie est la seule à faire l’hypothèse que la distribution des variantes blanco, Typp-Ex et blanc puisse être régionale. 

La carte ci-dessous donne du crédit à cette hypothèse, puisque d’après nos enquêtes, il apparaît que le territoire est divisé en trois groupes bien distincts :

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Figure 1. Les dénominations du “liquide correcteur” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Dans un premier groupe, on trouve les participants qui utilisent la variante blanco. Ils sont localisés dans les arrondissements coloriés en mauve. Sur les terres situées aux périphéries nord et est de la francophonie d’Europe (c.-à-d. en Belgique, en Lorraine, en Alsace et en Suisse romande), de même qu’à Paris et en Île-de-France (v. les zones en vert), c’est la variante Tipp-Ex qui est arrivée en tête des sondages.

Le saviez-vous ? Le “blanc correcteur” a été créé aux États-Unis en 1956 dans la cuisine d’une ménagère [source] ! Il sera rapidement commercialisé sous le nom Liquid Paper® (c’est d’ailleurs sous cette appellation que l’objet est connu en anglais nord-américain, de même qu’en français canadien [source]). En Europe, c’est une usine allemande qui commercialise pour la première fois la chose en 1965, sous son propre nom : Tipp-Ex®, mot-valise formé à partir de l’allemand tippen (“taper”) et de la particule latine ex (qui signifie “dehors” ou “sorti”). [source]

Entre la zone en violet et la zone en vert, notamment dans certains départements du nord de l’ancienne région Rhône-Alpes et l’ancienne Bourgogne, les locuteurs désignent le correcteur liquide du nom de sa couleur : blanc.

Qu’en disent les dictionnaires ? De façon surprenante, les dictionnaires de grande consultation comme le Larousse, le Petit Robert ou le Trésor de la Langue Française informatisé ne signalent aucune de ces trois variantes dans leur page (seul le Petit Robert en parle dans son article “correcteur”, merci à notre ami et spécialiste Dr_Dico pour ces infos). En fait, seul le Wiktionnaire (consulté le 10/10/17) donne les trois variantes, blanc, blanco et Tipp-Ex (orthographié tipex).

Bien entendu, chacune de ces variantes est connue hors de la région où elle est signalée sur la carte 1. Si vous demandez du Tipp-Ex dans le sud de la France ou du blanco en Suisse romande, on vous comprendra sans doute. Les cartes ci-dessous montrent toutefois que la probabilité que vous entendiez ces variantes ailleurs que dans les régions où elles sont communément employées est assez faible :

Figure 2. Pourcentage d’usage déclaré pour les types blanco (à gauche), blanc (en haut à droite) et Tipp-Ex (en bas à droite) en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Si ce billet vous a plus, vous aimerez sans doute également l’Atlas du français de nos régions, à paraître le 18 octobre 2017 chez Armand Colin (déjà en pré-commande ici ou ).

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Sinon vous pouvez aussi nous suivre sur FacebookTwitter et Instagram. Enfin, si vous avez 15 minutes devant vous, n’hésitez pas à participer à notre dernier sondage ! Cliquez ici si vous êtes originaire d’Europe ; cliquez  si vous venez d’Amérique du Nord ? C’est gratuit, anonyme, ça se fait depuis son ordinateur, smartphone ou tablette, et ça nous aide énormément !

L’évolution des dénominations de la ‘fête de village’ (1906-2016)

Dans nos précédents billets, on vous parlait des différences de prononciation qu’il existe d’une région à l’autre de la francophonie d’Europe (ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la France, ‘pneu’ ou ‘peneu’ ?, ces mots qui ont plusieurs prononciations). Avec ce nouvel article, on quitte le domaine de la phonétique pour retrouver celui du vocabulaire, et des rapports entre dialectes galloromans et français régionaux.

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On traitera d’un cas classique en dialectologie française : les dénominations de la fête au village.

En France, en Belgique et en Suisse comme dans de nombreux autres pays de l’ancien Empire romain, la période estivale est ponctuée de “fêtes de village”, à l’occasion desquelles on célébrait originellement le saint patron de la localité, et par là-même le début, une trêve ou la fin des gros travaux agricoles. Aujourd’hui, les origines religieuses et liées au rythme de la vie rurale de ces fêtes ont tendance à être oubliées. Mais le contenu en reste grosso modo le même qu’il y a un siècle : les réjouissances s’étalent sur un ou plusieurs jours, s’accompagnent d’un grand repas pris en commun, d’un bal et de diverses autres attractions pour les petits et les grands (tombola, concours de pétanque, manèges ou carrousels, vente de produits locaux, etc.).

Les enquêtes “Français de nos régions”

Depuis près de deux ans, nous cherchons à cartographier l’aire d’extension de certains régionalismes du français, c’est-à-dire de faits linguistiques qui ne sont employés ou connus que sur une certaine partie du territoire. Pour ce faire, nous avons mis en place des sondages comprenant une trentaine de questions, sondages dans lesquels nous demandons à des internautes de cocher dans une liste le/les mots qui s’applique(nt) le mieux dans leur usage pour dénommer un certain objet ou une certaine action.

Vous pouvez vous aussi participer à nos enquêtes! Pour cela, il vous suffit de cliquer sur ce lien si vous avez grandi en Europe (🇫🇷🇨🇭🇧🇪🇱🇺), sur ce lien si vous avez grandi en Amérique du Nord (🇨🇦🇺🇸🇭🇹🇫🇷), et de vous laisser guider ! Plus le nombre de participants aux enquêtes est élevé, plus les résultats de nos cartes seront fiables. Les enquêtes sont anonymes et gratuites. Y participer ne devrait pas vous prendre plus de 10 minutes (on peut y prendre part depuis son ordinateur, sa tablette ou son téléphone, il suffit juste d’avoir une connexion internet).

Dans l’une de nos précédentes enquêtes, nous posions la question suivante : “Comment appelez-vous la fête de votre village ou de votre quartier, qui a lieu en général une fois par an ?”. La question était suivie d’une quinzaine de propositions, extraites pour la plupart du Dictionnaire des régionalismes de France (DRF), édité par P. Rézeau en 2001.

Les réponses possibles, classées par ordre alphabétique, étaient: abbaye, apport, assemblée, ballade, bote, didace, ducasse, festin, fête votive, frairie, kilbe, messti, préveil, reinage, romérage, Saint-Martin, vogue, vote, autre (précisez).

Au total, nous avons analysé les réponses de plus de 7.800 personnes (6.300 ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse en France, 1.200 en Suisse et 300 en Belgique). Nous avons comptabilisé le nombre de participants pour chaque arrondissement de France et de Belgique, ainsi que pour chaque district de Suisse romande, puis établi le pourcentage de chacune des réponses. Nous avons alors conservé pour chaque point du réseau la réponse qui avait obtenu le pourcentage le plus élevé. Nous avons ensuite utilisé des techniques de classification automatique en vue d’interpoler les données entre les points, de sorte que l’on obtienne une représentation graphique “lissée” et continue.

La carte ci-dessous a été générée avec le logiciel R, à l’aide (entre autres) des packages ggplot2, raster et kknn. J’en profite pour remercier Timo Grossenbacher qui a bien voulu me donner un coup de main pour la mise au point de mon script !

Les dénominations de la fête au village en 2016

Les résultats nous ont permis d’élaborer la carte ci-dessous, où l’on peut voir que de nombreux francophones, en Europe, n’ont pas de mots spécifiques pour désigner l’événement annuel organisé en hommage au saint patron de la localité où ils ont passé leur enfance. Ce sont les zones en grisé clair, où la réponse donnée la plus fréquemment est fête (au village). Ailleurs, nous avons pu délimiter avec précision l’aire de plus d’une douzaine de variantes.

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Figure 1. Les dénominations de la fête de village d’après les enquêtes Français de nos régions (2016/2017).

Dans le nord du domaine, on trouve les aires de ducasse et de kermesse. La variante ducasse (on vous en parlait ici, v. également l’article du TLFi), à rapprocher du mot dédidace (“commémoration annuelle de la consécration de l’église”, d’après le Dictionnaire des belgicismes de M. Francard et collègues), est surtout employée sur les terres où l’on parlait historiquement des dialectes picards. Le mot kermesse (connu dans la partie dialectale non-picarde en Belgique) est d’origine flamande, et dénomme dans cette langue aussi bien une fête patronale qu’un événement festif, quel qu’il soit (v. TLFi).

Illustration: à gauche, affiche de la ducasse de Mons (capitale de la province du Hainaut en Belgique, source); à droite, affiche de la kermesse de Bruxelles (affichage bilingue, source).

Sur la frange orientale du territoire, se distribuent de façon complémentaire les variantes kirb (en Moselle), kilbe (dans le sud de l’Alsace) et messti (dans le nord de l’Alsace). Ces trois expressions sont passées en français par l’intermédiaire des dialectes germaniques locaux, où ils ont le même sens (v.  le Dictionnaire des régionalismes du français en Alsace de P. Rézeau).

Illustration: à gauche, affiche de la kirb de la Ville-Neuve à Sarre-Union (en Moselle, source); à droite, affiche du messti de Holtzheim (en Alsace, source).

En Suisse romande, on a relevé la variante bénichon (une forme à mettre en rapport avec le mot bénédiction) dans le canton de Fribourg, la variante abbaye (qui désigne une société de tireurs, dont le concours de tir donne lieu à une fête de village) dans le canton de Vaud, et la forme vogue dans le canton de Genève. Pour en savoir davantage sur ces trois mots, v. le Dictionnaire suisse romand d’A. Thibault; vous pouvez aussi les chercher dans la Banque de données lexicographiques panfrancophone, volet Suisse romande. Sur le reste du territoire où, en France, l’on parlait naguère des dialectes francoprovençaux, on retrouve également la forme vogue (tout comme à Genève), emblématique, d’après les dictionnaires de grande consultation, de la région de Lyon d’où il est originaire (il y est attesté dès 1640, avec le sens de “fête patronale”).

Illustration: à gauche, affiche de la bénichon de la ville de Fribourg (en Suisse, source); à droite, affiche de Guignol à la vogue des Marrons (célèbre événement annuel du quartier de la Croix-Rousse à Lyon).

Une bonne partie du Midi de la France (Provence et Languedoc) ne connaît pour sa part que la lexie fête votive, formée à partir de l’occitan vota (qui signifie “fête patronale”). Quant aux internautes du Pays basque et des Pyrénées orientales, ils ont proposé la forme feria (équivalent du mot “fête” en espagnol et en catalan).

Illustration: à gauche, affiche des fêtes votives de La Ciotat (source); à droite, affiche de la feria de Dax (source).

A l’Ouest, ce sont les mots frairie (attesté depuis le XVe siècle) et assemblée (attesté également depuis le XVe siècle) que l’on retrouve. Enfin, dans la Bretagne non-romane, les suggestions des internautes nous ont permis de circonscrire l’aire de fest-noz, qui signifie en breton « fête de nuit », par opposition au fest-deiz qui veut dire “fête de jour”).

Illustration: à gauche, affiche de la frairie des Massotes (source); à droite, affiche de la fest-noz du Pays de Redon (source).

Les dénominations de la fête de village il y a un siècle…

Qu’en était-il dans les parlers de nos ancêtres ? Les sources dont on dispose, sur le plan historique, sont très nombreuses mais renvoient à différentes époques et sont parfois difficiles à localiser, ce qui fait qu’elles ne permettraient pas de tracer avec précision, pour une époque donnée, l’aire de chacun des types que nous avons retenus dans notre enquête. En revanche, les données récoltées par E. Edmont, en vue de la confection de l’Atlas Linguistique de la France sous la direction du linguiste suisse J. Gilliéron, nous ont permis de réaliser la carte ci-dessous :

 

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Figure 2. Les dénominations de la fête de village d’après l’Atlas Linguistique de la France (carte n° 556, v. l’originale ici).

Tout d’abord, on peut voir qu’à la fin du XIXe s., il existait davantage de mots pour désigner la fête de village dans les dialectes qu’au XXIe siècle en français. D’après notre enquête, les variantes préveil, ballade, apport, reinage et roumérage, ne sont en effet plus utilisées (ces variantes figuraient pourtant dans le questionnaire).

Le saviez-vous ? L‘Atlas Linguistique de la France a été mis en chantier en 1896. Il est le résultat d’un projet initié par J. Gilliéron, qui souhaitait documenter géographiquement la variation des patois que l’on parlait alors dans les zones galloromanes de France, de Suisse et de Belgique (c’est pour cela que l’Alsace, la Bretagne celtique et la Corse ne sont pas représentées sur la carte ci-dessus). Il a envoyé sur le terrain un enquêteur français, E. Edmont, un épicier retraité du Pas-de-Calais, passionné d’histoire locale, en vue de récolter les traductions d’un questionnaire comportant plus de 1400 entrées, soumis à plus de 730 témoins répartis dans 639 localités (la carte ci-dessus donne une idée de la distribution de ces points dans l’espace). L’enquête a duré près de quatre ans, période pendant laquelle E. Edmont a sillonné la France avec ses propres moyens (à bicyclette, en train, à pied et en voiture). L’atlas, qui comporte près de 2000 cartes (!), sera publié entre 1902 et 1910. Les cartes ont récemment été numérisées. On peut les consulter ici.

Une seconde remarque concerne l’apparition de mots nouveaux en français régional : abbaye, en usage dans le canton de Vaud, n’était pas utilisé par les patoisants de la fin du XIXe siècle. Dans le Midi de la France, le mot occitan était vota, et pas le dérivé complexe (savant) fête votive. Quant à feria, aucun témoin de E. Edmont n’avait pensé à le donner, ce qui laisse croire qu’il n’était pas en usage alors.

Enfin, l’aire d’extension des variantes en présence doit être commentée. En Belgique, la forme ducasse a perdu énormément de terrain à l’ouest, où elle a été remplacée par la variante kermesse ; elle a en revanche été adoptée par davantage de personnes dans la partie méridionale de l’aire picarde. Dans le sud, fête votive a agi tel un rouleau compresseur, en se substituant aux variantes plus minoritaires en patois. Dans l’ouest, on voit que si l’aire de frairie est restée stable, celle d’assemblée s’est considérablement réduite.

Au total, ces faits nous permettent de confirmer l’idée selon laquelle le français régional, ce n’est pas ce qui reste du patois quand il est disparu, contrairement à une opinion largement répandue (y compris dans la communauté des linguistes). Bien que les deux systèmes soient étroitement connectés, ils jouissent chacun de leur dynamique propre, et l’on aurait tort de croire que l’un constitue les reliquats de l’autre. On a toutefois envie de se réjouir : on parle souvent de l’uniformisation du français, et l’on déplore la disparition des mots de nos régions. On peut voir que dans le domaine des fêtes locales, tous ces régionalismes ont encore de beaux jours devant eux, malgré l’urbanisation croissante !

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En attendant le prochain billet, vous pouvez nous retrouver sur Facebook ou Twitter (on a aussi un compte Instagram). Si ce n’est pas déjà fait et si vous avez 10 minutes devant vous, n’hésitez pas à participer à notre dernière enquête (vous êtes originaire d’Europe, cliquez ici ; vous venez d’Amérique du Nord ? Cliquez ). Vous pouvez aussi faire suivre ce lien autour de vous : c’est gratuit, anonyme, ça se fait depuis son ordinateur, smartphone ou tablette, et ça nous aide énormément ! Enfin, n’hésitez pas à nous dire quelle(s) variante(s) vous utilisez vous-mêmes pour désigner la “fête de village”, en commentaires ou sur les réseaux sociaux !

 

Quelques beaux vieux mots du français au Canada

Après vous avoir présenté les dénominations contemporaines des chaussures de sport et des petits pains au chocolat au Canada, nous allons nous pencher dans le présent billet sur des mots plus anciens, qui caractérisent le français tel qu’il est pratiqué en Amérique du Nord depuis l’époque coloniale.

Les cartes de ce billet ont été réalisées avec le logiciel R, à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles plus de 4000 francophones nord-américains ont pris part. Vous pouvez vous aussi contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 15 minutes – faites entendre votre voix, car plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables) en répondant à quelques questions. Pour cela, cliquez 👉 ici. Merci!

Mouffette… 

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…ou bête puante?

Moufette

Ce petit mammifère nord-américain omnivore, à la fourrure noire rayée de blanc, qui se défend en projetant un liquide très malodorant sécrété par ses glandes anales, est appelé mouffette dans le français des dictionnaires. Le Trésor de la langue française nous apprend que ce mot est attesté depuis 1765 et qu’il s’agit d’une adaptation de mofette, un emprunt ancien à l’italien qui désignait une «exhalaison dangereuse ou irrespirable». Le Grand Dictionnaire Terminologique du gouvernement québécois recense également mouffette, tout en précisant qu’il connaît un équivalent plus familier: bête puante. Mais quelle est l’origine et l’ancienneté de cette appellation, et peut-on évaluer et cartographier la vitalité de son usage aujourd’hui?

En fait, il n’est pas surprenant que les Canadiens francophones disent bête puante, car cette appellation est plus ancienne que mouffette: on trouve déjà le pluriel collectif bêtes puantes dans le Dictionnaire françois-latin de Jaques du Puys, daté de 1573, mais avec un sens plus large, celui de “ensemble des animaux de chasse qui puent (putois, blaireau, renard, etc.)” (réf.: FEW 9, 624b). Il y a donc eu restriction sémantique: lorsque les Français sont arrivés en Amérique du Nord, ils ont réservé ce mot à la désignation de cette espèce inconnue en Europe, à une époque où le mot mouffette n’était même pas encore entré dans la langue française. Le fichier lexical en ligne du Trésor de la langue française au Québec nous fournit d’ailleurs de très anciennes attestations de ce mot composé, que nous reproduisons ci-dessous en respectant évidemment la graphie d’origine:

Il y a d’autres animaux que l’on appelle Beste puante. Cét animal ne court pas viste: quand il se void poursuivy, il urine: mais cette urine est si puante, qu’elle infecte tout le voisinage, & plus de quinze jours ou trois semaines apres, on sent encor l’odeur approchant du lieu. Cét animal étrangle les poules quand il les peut atraper. (1664, Pierre Boucher, Histoire veritable et naturelle des moeurs & productions du pays de la Nouvelle France, vulgairement dite le Canada)

Il se trouve aussy dans ces bois [du Canada] d’autres animaux dont les peaux n’ont aucun debit; parmy eux est le porc-epy, la beste puante, l’écureuil et la belette blanche […]. La seconde est de la grosseur d’un chat et a le poil noir et blanc; elle se deffend du chasseur et de ses chiens par son urine qu’elle tache de leur jetter dans les yeux, laquelle est d’une si grande puanteur qu’on la sent à un quart de lieue, et que les endroits dans lesquels elle est tombée n’en perdent l’odeur que trois semaines ou un mois après, telle pluye qu’il fasse. (env. 1721, Antoine-Denis Raudot, Relation par lettres de l’Amérique septentrionalle)

Les enquêtes ayant servi à la confection de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC), menées auprès de témoins nés grosso modo au début du 20e siècle, révèlent que cette dénomination traditionnelle était encore très largement répandue sur tout le territoire dans les années 1970:

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Figure 1. Répartition des types “bête puante” (en rose) et “mouffette” (en vert) d’après la question 1587 de l’ALEC (1980).

Mais qu’en est-il aujourd’hui? Des enquêtes en ligne menées en 2016-2017, auxquelles ont participé plus de 4000 internautes canadiens francophones, montrent que le type archaïque bête puante a reculé dans les grands centres (au profit de mouffette, mot diffusé par les dictionnaires et la norme) mais qu’il se maintient encore fort bien dans les régions:

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Figure 2. Pourcentage d’usage déclaré du type bête puante selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On constate que les grandes régions urbaines qui gravitent autour de Montréal, d’Ottawa-Gatineau, de Québec ou de Saguenay présentent des taux d’usage déclaré extrêmement bas. En revanche, lorsqu’on s’éloigne de la vallée du Saint-Laurent pour s’approcher de la frontière américaine, comme en Estrie, dans la Beauce, au Madawaska et en Gaspésie, ou alors en Mauricie ou dans certains châteaux-forts de la francophonie ontarienne, bête puante a encore de beaux restes! Quant au sud-est du Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse, c’est en fait le type skunk, mot d’origine anglaise, qui y domine. La donnée la plus importante qui ressort de la comparaison de ces deux cartes est que le mot des dictionnaires, mouffette, s’est largement imposé depuis une cinquantaine d’années au détriment de bête puante, aujourd’hui relégué à un statut archaïsant et rural et dont le pourcentage d’usage déclaré ne dépasse jamais les 40%.

Le pain est-il moisi ou… cani?

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Aux côtés du mot du français général, moisi, le français au Canada connaît également un synonyme vieilli et rural: il s’agit de cani, participe passé du verbe canir. Ces deux formes représentent un héritage normand, car on les trouve dans de nombreuses sources consacrées aux parlers de Normandie (v. FEW 2, 238a). Le verbe canir, aussi attesté autrefois en France sous la forme chanir (voir TLF), remonte à un verbe latin qui voulait dire “devenir grisâtre, blanchir”. Comme c’est souvent le cas des héritages normands, ce mot est mieux attesté au Québec qu’en Acadie, et plus précisément dans l’est du Québec, qui dépend historiquement de la diffusion du français de la Vieille Capitale, où les colons d’origine normande étaient particulièrement bien représentés; toutefois, il n’était pas impossible de le retrouver autrefois dans d’autres aires, de façon sporadique. La carte suivante représente l’aire d’extension de cani (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 3. Répartition des types moisi (en vert) et cani (en rose) d’après la question 187 de l’ALEC (1980).

Que reste-t-il de ce bel archaïsme du français de nos aïeux? Si le mot est en sérieux recul d’après nos enquêtes récentes (2016-2017), il semble être encore en usage dans certaines régions:

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Figure 4. Pourcentage d’usage déclaré de cani selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On voit que le mot survit surtout loin des grands centres, comme dans Charlevoix, la Côte-Nord, le Bas-du-Fleuve, en Gaspésie et dans une partie du Nouveau-Brunswick.

Il entre d’ailleurs dans la formation de nombreuses locutions verbales, dont la plus connue est sentir le cani, c’est-à-dire “exhaler une mauvaise odeur, une odeur de renfermé”. En voici un exemple tiré de la littérature québécoise contemporaine:

Le Roi de l’habit, c’est comme ça que ça s’appelle, je n’y peux rien si c’est une binerie qui sent le moisi, le cani, le sur et le moins sûr […]. (1973, Victor-Lévy Beaulieu, Oh Miami Miami Miami, p. 9 [attestation tirée du Volume de présentation du Dictionnaire du français québécois, PUL, 1985, p. 44])

Il est fascinant de constater que ce mot de lointaine origine normande s’est également diffusé dans les Antilles françaises à l’époque coloniale. En voici une attestation relevée dans un célèbre ouvrage consacré au français d’Haïti:

Canir, v. intr. Pourrir en exhalant une odeur spéciale. Fig.: Pourrir en prison. […] Et n’eût été l’intervention du commissaire, le pauvre serait encore à canir au cachot pour une faute de diction […]. (1961, Pradel Pompilus, La langue française en Haïti, Paris, p. 182)

On terminera en signalant l’ancien dérivé canissure (vraisemblablement formé par analogie sur moisissure), lui aussi hérité des parlers de Normandie.

Tombé du ciel comme des mannes

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Les «éphémères», ces petits insectes qui s’abattent parfois en immenses nuées et qu’on voit s’agglomérer autour des sources de lumière nocturne, comme les lampadaires, sont appelés traditionnellement mannes dans l’Ouest du Québec. Il s’agit d’une spécialisation sémantique à partir d’un emploi plus général du français des dictionnaires, manne des poissons, qui désigne des «papillons dont les poissons sont très friands et qui sert à faire des appâts (terme de pêche)» (v. FEW et TLF s.v. manne 1, comm. étymol. et hist.). À la base de cet emploi se trouve une allusion métaphorique à la nourriture providentielle que Dieu envoya aux Hébreux pendant la traversée du désert, ces insectes étant une proie facile pour les poissons. Voici un tableau de Nicolas Poussin illustrant cette scène biblique; on peut y voir Moïse annonçant l’arrivée de la manne céleste à son peuple affamé:

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Comme l’écrivait déjà le lexicographe Oscar Dunn dans son Glossaire franco-canadien de 1880, la manne est une «sorte de grosse mouche qui se répand sur nos fleuves et qui est vraiment la manne des poissons, de l’anguille et de l’alose, en particulier».

Contrairement à cani et à bête puante, il semble que mannes résiste mieux dans l’usage contemporain. Voici d’abord la carte représentant l’aire d’extension de mannes (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 5. Répartition du type mannes (en rose) d’après la question 1563 (“papillons de nuit”) de l’ALEC (1980). Les points verts correspondent à d’autres réponses, le plus souvent papillon (de nuit).

On constate qu’il s’agit très clairement d’un type occidental, extrêmement bien représenté dans l’ouest de la province, mais qui ne s’aventure guère au-delà de Trois-Rivières; l’Estrie et la Beauce ne le connaissent pas tellement non plus. Or, qu’en est-il de la situation actuelle, d’après nos enquêtes récentes (2016-2017)?

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Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré de mannes selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

On peut voir que le mot a bien résisté. La sphère d’influence de Montréal est clairement la zone où il survit encore le mieux, avec des extensions jusqu’aux frontières américaines vers le sud, et jusqu’aux Pays d’en Haut et l’Abitibi vers le nord. En revanche, la région de Québec, Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, tout comme l’Ontario et les Maritimes, ne sont guère représentatifs de cet usage. Un indice de sa vitalité se trouve dans son emploi sporadique dans la presse; en voici un exemple:

Et à propos d’éphémères, il y en avait des millions autour du stade hier soir. Vous savez, ces nuages de petites bibittes volantes du printemps, que certains appellent des «mannes» et qui ne vivent que quelques heures… (1990, La Presse, 25 mai, p. 6 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Cette citation fait bien ressortir plusieurs caractéristiques prototypiques que l’on prête à cette catégorie d’insectes: ils arrivent au printemps, en très grand nombre, et ne vivent pas longtemps (d’où leur nom d’éphémères dans le français des dictionnaires).

Des marionnettes dans le ciel

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Les aurores boréales, ce magnifique spectacle nocturne visible dans les régions septentrionales, naissent de la projection d’électrons d’origine solaire captés par le pôle nord magnétique. Ce dernier ne coïncide pas avec le pôle nord géographique; il est en fait situé dans le nord du Canada, ce qui fait que les aurores boréales y sont plus faciles à admirer.

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Le terme d’aurore boréale est toutefois une dénomination savante. Nos ancêtres connaissaient une appellation beaucoup plus poétique, évoquant le caractère remuant de ce phénomène: ils les appellaient des marionnettes. Voici la carte représentant l’aire d’extension de marionnettes (en rose) vers 1970 selon les enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC):

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Figure 7. Répartition du type marionnettes (en rose) d’après la question 1161 (“aurore boréale”) de l’ALEC (1980). Les points verts correspondent à d’autres réponses.

On voit que le mot domine très largement dans la plus grande partie du territoire, à l’exception de l’ouest du Québec, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de l’Abitibi. Dans ces régions, il connaît plusieurs concurrents: le terme du français des dictionnaires, aurore boréale, mais aussi les types clairons, signaux et tirants.

Près d’un demi-siècle plus tard, que reste-t-il de cette appellation figurée? La carte ci-dessous en présente un aperçu:

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Figure 8. Pourcentage d’usage déclaré de marionnettes selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017). Plus la couleur tire sur le rose, plus le pourcentage est élevé.

Les pourcentages de reconnaissance sont, dans l’ensemble, très bas. Les gens des villes, de nos jours, n’ont guère la chance d’admirer les aurores boréales, aveuglés qu’ils sont par la pollution visuelle engendrée par les nombreuses sources de lumière artificielle. Peu familiers avec le référent, ils ne connaissent plus que l’appellation transmise par l’école et les médias (ou éventuellement son équivalent anglais northern lights, dans les régions où le français est en contact étroit avec l’anglais). On note toutefois que certaines régions font de la résistance, comme le Bas-du-Fleuve, le Madawaska et le reste du Nouveau-Brunswick, relativement protégés de l’influence des grands centres urbains. Il faut ajouter que l’absence du type marionnettes dans le parler populaire et traditionnel de la grande région montréalaise (voir Figure 7 ci-dessus) n’a certainement pas aidé à son maintien (contrairement à ce qui est arrivé dans le cas de mannes, que nous avons vu ci-dessus).

Les aurores boréales occupaient une place de choix dans l’imaginaire populaire traditionnel, aux côtés des farfadets et autres créatures perçues comme surnaturelles; voici un magnifique passage d’un roman de l’écrivain Louis Fréchette qui les met en vedette:

Vous savez p’tête pas c’que c’est que les marionnettes, les enfants; eh ben, c’est des espèces de lumières malfaisantes qui se montrent dans le Nord, quand on est pour avair du frette [= quand on est sur le point d’avoir du froid]. Ça pétille, sus vot’ respèque, comme quand on passe la main, le soir, sus le dos d’un chat. Ça s’élonge, ça se racotille, ça s’étire et ça se beurraille dans le ciel, sans comparaison comme si le diable brassait les étoiles en guise d’oeufs pour se faire une omelette. (1911, Louis Fréchette, «Les marionnettes», dans L’Almanach du peuple de la Librairie Beauchemin 1912, 43e année, Montréal, p. 270 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Des documents ethnographiques attestent aussi de l’importance du phénomène dans la mentalité populaire:

C’était immanquable. Quand on voyait des marionnettes, on se mettait dehors puis, là, on chantait des chansons et on frappait du pied. Ça se mettait à valser sur nos airs ces lueurs-là, une vraie beauté! Il y en a qui disaient que c’était les âmes du purgatoire qui venaient réclamer des prières. Moi, je dis que c’était pas ça pas en toute! (1981, Hélène Gauthier-Chassé, À diable-vent: légendaire du Bas-Saint-Laurent et de la Vallée de la Matapédia, Montréal, Les Quinze, p. 81 [exemple tiré du fichier lexical du TLFQ])

Un tout petit commentaire, en terminant, sur l’étymologie du mot: avant de devenir marionnettes, le mot s’est en fait d’abord présenté, en France, sous la forme mariennette (dér. de l’ancien français mérienne “heure de midi; heure de la sieste”, du latin mĕrĭdianus, v. FEW 6, II, 31b; cf. fr. mod. méridienne dans TLF) et désignait alors les “vibrations de l’air échauffé pendant les grandes chaleurs”. Donnons la parole à une grande spécialiste de l’histoire des français de l’Ouest de la France et du Canada:

Les expressions angevine, bretonne et charentaise remontaient vraisemblablement à l’afr. meriene, -enne, -aine, -ane s.f. «heure de midi» (God.): cette heure, où le soleil est le plus haut, serait caractérisée (en période de grande chaleur) par des vibrations lumineuses. La même métaphore aurait été appliquée par les Français d’Amérique (dont beaucoup sont originaires de l’Ouest de la France) aux vibrations lumineuses de l’aurore boréale. (Geneviève Massignon, Les parlers français d’Acadie: enquête linguistique, Paris, Klincksieck, 1960, p. 135)

Et qu’en est-il de l’influence de l’âge sur la vitalité?

Une analyse des réponses de nos internautes en fonction de leur âge montre de façon assez spectaculaire l’effet générationnel sur l’usage déclaré, avec toutefois de bonnes différences d’un mot à l’autre:

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Figure 9. Probabilité (en pourcentage) de réponse positive en fonction de l’âge des répondants pour les quatre lexies considérées.

On observe d’abord une tendance générale, pour les quatre lexies, à être plus utilisées par les gens âgés. Cela dit, il y a une différence majeure entre bête puante et mannes d’une part, et cani et marionnettes d’autre part. Ces deux derniers sont de toute façon beaucoup moins usités, peu importe l’âge des répondants, alors que les deux premiers affichent un effet d’âge vertigineux: près des trois quarts des gens les plus âgés disent les utiliser, alors que chez les jeunes de 20 ans la proportion tombe à env. 10% pour bête puante et un peu plus de 25% pour mannes (qui est donc encore celui qui résiste le mieux). Il faut donc considérer autant l’âge que la région pour bien circonscrire les conditions d’usage de nos mots.

Et pendant ce temps, au Manitoba…

Le Manitoba est difficile à représenter sur la carte, mais nous tenons à rendre compte des réponses de notre centaine de répondants franco-manitobains, que nous remercions pour leur participation à nos enquêtes. Des quatre lexies étudiées, il n’y a que bête puante qui s’en tire relativement bien, avec près de 30% d’usage déclaré. Les trois autres mots, autant ceux de l’est (cani et marionnettes) que celui de la grande région montréalaise (mannes), y sont pratiquement inusités. Il faut rappeler que bête puante affichait la vitalité la plus étendue dans l’est du Canada à l’époque des enquêtes de l’ALEC: des quatre vocables à l’étude, c’est le seul qui couvrait tout le domaine sans partage. Cela suggère que ce sont les mots les moins régionaux dans l’Est qui se sont le mieux maintenus et enracinés dans l’Ouest, hypothèse raisonnable mais qu’il faudrait pouvoir tester sur un plus grand nombre d’unités lexicales.

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Figure 10. Pourcentage de réponses positives, au Manitoba, pour les quatre lexies considérées.

Bilan

Nous venons de passer en revue quatre expressions du français traditionnel parlé au Canada depuis l’époque coloniale. La première, bête puante, résulte d’une spécialisation sémantique à partir du sens, plus large, que cette lexie avait en France, à une époque où le mot mouffette n’était pas encore né. La deuxième, cani, est la survivance d’un usage typiquement normand. La troisième, mannes, provient d’une métaphore reposant sur une scène bien connue de l’Ancien Testament. Enfin, la dernière serait aussi d’origine française mais serait passée, dans l’usage canadien, de la désignation d’un phénomène atmosphérique (vibrations lumineuses en cas de grande chaleur) à celle d’un phénomène électromagnétique en très haute altitude (les aurores boréales).

En ce qui concerne leurs aires d’extension et leur vitalité, il n’y a que mannes qui semble s’être bien maintenu, peut-être en raison du poids de l’agglomération montréalaise (son noyau initial) au sein de la francophonie canadienne. La lexie bête puante, jadis connue à la grandeur du territoire, a été rejetée dans les marges, alors que cani et marionnettes ne survivent que dans les zones les plus orientales. Alors qu’éphémères est resté un terme plutôt savant, mouffette, moisi et aurore boréale sont courants. Ce sont des exemples d’alignement sur la norme du français des dictionnaires, qui ne représentent pas nécessairement une vague de fond (ce ne sont que quelques mots sur les milliers d’unités lexicales que comporte une langue) mais qui illustrent une orientation possible de l’évolution du lexique français au Canada.

Le français de nos provinces 🇨🇦

Suite au succès de notre première enquête, nous avons lancé une nouvelle enquête, dont le but est (entre autres) de tester la prononciation de nombreux « shibboleths » : saumon, clôture, nage, lacets, crabe, bibliothèque, photo, haleine, aveugle… Nous vous invitons à y participer en grand nombre ! N’oubliez pas que votre aide est essentielle pour nous permettre de cartographier avec la plus grande précision la répartition régionale de ces indices géo-linguistiques, révélateurs de nos origines. Cliquez sur 👉 ce lien 👈, laissez vous guider et partagez autour de vous ! Toute participation est anonyme et gratuite.

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Cartographier la rivalité linguistique entre Québec et Montréal

Dans un précédent billet, on vous parlait de ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la France. Dans ce nouveau billet, nous nous rendons outre-Atlantique, dans la province de Québec, au Canada.

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Les villes de Montréal et de Québec se situent sur les bords du fleuve Saint-Laurent, dans la province de Québec (l’une des dix provinces que comprend le Canada). Seulement 250 km séparent ces deux pôles urbains !

Plus particulièrement, nous nous intéresserons aux différences qui caractérisent deux grandes aires à l’intérieur de la francophonie canadienne : l’une centrée sur la ville de Québec (la capitale provinciale), l’autre sur la ville de Montréal (la plus grande agglomération francophone au pays).

Le saviez-vous ?
La rivalité entre les villes de Montréal et de Québec est ancienne, et ne concerne pas uniquement le hockey… Pour en savoir plus sur l’histoire du phénomène, vous pouvez lire cet article ou encore celui-ci.

Une histoire de voyelles…

Si le français pratiqué au Canada n’a pas les mêmes sonorités que le français que l’on parle à Paris, c’est notamment parce que les locuteurs établis dans ce pays ont conservé certaines prononciations qui sont tombées en désuétude en Europe.

Ou plutôt devrait-on dire dans la plupart des régions d’Europe – puisque  la Suisse, la Belgique et certains département périphériques de l’Hexagone font exception…

Par exemple, en français canadien, il est tout à fait normal d’opposer à l’oral mettre à maître, le premier mot étant prononcé avec une voyelle brève, le second avec une voyelle longue :

De même, dans cette partie de la francophonie, beauté (avec une voyelle longue et fermée) s’oppose clairement dans la prononciation à botté (avec une voyelle brève et ouverte).

Toutefois, bien que l’immense majorité des mots comportant des voyelles potentiellement longues soient prononcés de la même façon chez tous les Canadiens francophones, il en existe quelques-uns qui ne font pas l’unanimité d’une région à l’autre…

Les cartes de ce billet ont été réalisées avec le logiciel R, à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles plus de 4000 francophones Nord-Américains ont pris part. Vous pouvez vous aussi contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 15 minutes – faites entendre votre voix, car plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables) en répondant à quelques questions. Pour cela, cliquez 👉 ici .

Arrête !

L’exemple le plus connu est celui du verbe arrête (à l’indicatif ou à l’impératif).

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La plupart des Québécois savent que les habitants de la ville de Québec prononcent ce mot avec une voyelle brève (celle, par exemple, du mot dette) alors que les Montréalais réalisent dans ce mot une voyelle longue (celle que les Canadiens francophones articulent dans le mot fête).

Il s’agit là de ce que les linguistes appellent un « shibboleth », c’est-à-dire un indice phonétique qui permet d’identifier l’origine d’un locuteur à partir d’une particularité de son accent. Le mot shibboleth  est un « [emprunt] à l’hébr. biblique shibbōlet ‘épi’, mot utilisé par les gens de Galaad pour reconnaître ceux d’Ephraïm, qui prononçaient sibbōlet, et qu’ils égorgeaient aussitôt (Juges 12, 6) » (TLFi). Espérons que les habitants de Montréal et de Québec n’en arriveront pas à de pareilles extrémités !

Or, si le comportement des locuteurs de Montréal et de Québec par rapport à cette variable est bien connu, qu’en est-il de la prononciation dans le reste du pays ? C’est ce que nous révèle cette première carte :

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Figure 1. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “arrête” avec un “è” long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

On peut voir la domination claire et nette de la prononciation avec voyelle brève dans tout l’est du domaine (en vert), à partir d’une ligne qui traverse le fleuve Saint-Laurent à quelques dizaines de km à l’ouest de Québec. Cette aire se prolonge dans Charlevoix, au Saguenay–Lac-Saint-Jean et sur la Côte-Nord d’une part, ainsi que dans le Bas-du-Fleuve, en Gaspésie et dans toute l’Acadie d’autre part. L’aire de la voyelle longue (celle de fête) se répand dans tout l’ouest du domaine (en mauve). Les villes de Trois-Rivières, Drummondville, Sherbrooke, Montréal et Gatineau en font toutes partie, ainsi que la totalité des zones francophones de l’Ontario, à l’ouest du Québec.

À l’échelle du Québec, Montréal est de loin le pôle démographique le plus important, avec une agglomération urbaine de près de 4 millions d’habitants (dont environ les deux tiers sont de langue maternelle française). On s’attendrait donc à ce que cet énorme pôle diffuse sa norme. Il semble toutefois que la ville de Québec, seconde agglomération urbaine de la province avec env. 750 000 habitants, agisse comme un « verrou » qui freine l’expansion des variantes montréalaises vers l’est.

Baleine 🐋 

Un autre mot nous fournit une situation très similaire : il s’agit de baleine, prononcé lui aussi avec une voyelle longue dans l’ouest (celle que les Québécois articulent tous dans le mot reine) et une voyelle brève dans l’est (celle qui, pour eux, rime avec la voyelle de zen).

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La carte ci-dessous nous présente une répartition aréologique très semblable à celle du mot précédent :

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Figure 2. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “baleine” avec un “è” long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

La ligne de démarcation entre les deux aires, perpendiculaire au fleuve Saint-Laurent, passe sensiblement au même endroit que sur la carte précédente. Dans les deux cas, on remarquera que cette frontière va en s’élargissant vers le sud, formant une sorte de triangle de couleur blanchâtre qui représente une transition graduelle entre la Beauce et l’Estrie, jusqu’à la frontière avec les États-Unis. Il est normal, en effet, que les frontières linguistiques dans des zones d’habitation densément peuplées et dépourvues d’obstacles géographiques majeurs soient graduelles et non pas tranchées.

La question de savoir laquelle des deux variantes (balei:ne ou baleine) est correcte est un faux-problème, comme l’explique ici notre collègue Marie-Hélène Côté, linguiste et spécialiste de la prononciation du français parlé au Canada. C’est l’usage des locuteurs qui fait la norme, et non l’inverse (nonobstant ce qu’en pense l’Office québécois de la langue française) !

Un cas inverse : connaisse

Cela veut-il dire qu’il existerait une tendance générale des habitants de l’est à privilégier les voyelles brèves, contrairement à l’ouest qui opterait pour les longues ? Cela est doublement faux. D’abord, comme nous l’avons précisé au début de ce billet, l’immense majorité des mots comportant des voyelles toniques susceptibles d’être brèves ou longues se prononcent de la même manière dans tout le pays. Ensuite, on trouve également des contre-exemples qui s’opposent à arrête et baleine. En effet, la forme verbale connaisse (forme conjuguée du verbe connaître) constitue un autre shibboleth entre Québec et Montréal, mais fonctionne de façon inverse : c’est l’est qui prononce une voyelle longue, et l’ouest qui opte pour une brève !

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La carte ci-dessous donne le détail de cette situation :

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Figure 3. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “connaisse” avec un “è” long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

Encore une fois, on voit que les provinces maritimes affichent le même comportement que l’est de la province de Québec, alors que la prononciation de la plus grande partie de l’Ontario se situe dans le prolongement de l’ouest québécois. On fera toutefois deux remarques supplémentaires :

  • La démarcation entre les deux zones se situe à l’ouest du lac Saint-Pierre, c’est-à-dire sensiblement plus à l’ouest que dans les deux cartes précédentes ; la ville de Trois-Rivières, cette fois-ci, regarde plutôt vers Québec que vers Montréal.
  • L’Abitibi, autant du côté québécois que du côté ontarien, s’aligne sur l’est plutôt que sur l’ouest. Il faut savoir que cette région a été colonisée à une époque relativement récente (20e siècle) par des locuteurs originaires de toutes les parties de la province. Les variantes s’y sont donc redistribuées de façon imprévisible.

Prononce-moi poteau, je te dirai d’où tu es…

Il n’y a pas que la voyelle « è » qui affiche un comportement régionalement différencié pour certains mots : c’est aussi le cas de « o ». Les locuteurs de Québec et de Montréal se taquinent régulièrement sur la prononciation du mot poteau, articulé avec la voyelle de botté à Québec, mais avec celle de beauté à Montréal. En d’autres mots, à Québec on prononce “potteau” et à Montréal, “pôteau”.

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Or, que disent les locuteurs francophones dans le reste du pays ? La carte ci-dessous répond à cette question :

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Figure 4. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot “poteau” avec un “o” long et fermé. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

On peut observer que la démarcation est-ouest épouse les contours de la frontière déjà esquissée pour arrête (figure 1) et baleine (figure 2), avec encore une fois la voyelle longue qui domine dans l’ouest et la voyelle brève qui s’étend jusqu’à l’Atlantique. Toutefois, il y a une différence de taille : entre la grande région soumise à l’influence de la ville de Québec d’une part et le domaine acadien d’autre part, tout Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord, le Bas-du-Fleuve et le Madawaska (nord-ouest du Nouveau-Brunswick) vont de pair avec l’ouest et privilégient eux aussi la voyelle longue. Il faut donc admettre que la voyelle « o », dans les mots où l’on observe une différenciation régionale, ne se comporte pas partout de la même façon que la voyelle « è ».

Voyelles longues et « diphtongues »

Nous avons parlé jusqu’à maintenant de voyelles « brèves » et de voyelles « longues ». Il faut toutefois rappeler que les voyelles longues en français laurentien (c’est ainsi que les linguistes appellent, techniquement, le français né dans la vallée du Saint-Laurent mais qui s’est aussi exporté à l’ouest du Québec) connaissent une tendance à la « diphtongaison ». Ce terme désigne le fait de scinder une voyelle en deux éléments ; en l’occurrence, le « ê » long tend à se réaliser comme un « aïe » et le « ô » long comme un « ôouw ».

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📢 Ecoutez quelques exemples de prononciations laurentiennes réalisées de façon fortement diphtonguée : connaisse(nt) ; baleine ; arrête ; poteau.

Il importe toutefois de préciser que plus la diphtongaison est forte, plus elle est socialement marquée. Dans la diction soignée des lecteurs de nouvelles à la télé et à la radio, la diphtongaison est évitée et seule persiste la longueur vocalique ; en revanche, dans les milieux populaires, la diphtongaison se fait clairement entendre.

Et qu’en est-il de l’Ouest canadien?…

Il y a aussi des francophones dans les provinces de l’Ouest canadien, et en ce qui concerne le Manitoba, une bonne centaine d’entre eux ont répondu à notre enquête, ce qui nous a permis de recueillir les données suivantes, présentées sous forme de tableau (plutôt que sous forme de carte, l’immense majorité des répondants étant issus de l’agglomération urbaine de Winnipeg, plus précisément de Saint-Boniface):

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Figure 5. Pourcentage de répondants à l’enquête (dans l’agglomération de Winnipeg–Saint-Boniface) ayant indiqué prononcer les mots arrête, baleine, connaissent et poteau avec une voyelle longue.

Dans l’ensemble, le comportement des Bonifaciens s’aligne sur celui des locuteurs de l’Ontario et de l’Ouest du Québec. Tout comme eux, ils privilégient (bien que dans des proportions moindres) la longueur vocalique pour arrête et baleine, alors qu’inversement connaissent est prononcé très majoritairement avec une voyelle brève. Enfin, comme c’est le cas dans la plus grande partie de l’Est du pays (sauf dans la grande région de Québec et dans les Maritimes), poteau est prononcé par une très claire majorité des répondants avec une voyelle longue. Ces résultats ne sont guère surprenants, une bonne partie des ancêtres des Franco-Manitobains étant originaires de l’Ouest québécois, voire de l’Ontario.

Le peuplement francophone dans le reste de l’Ouest canadien est toutefois un peu plus varié, incluant entre autres des immigrants originaires de Suisse, de Belgique ou de France. Nous n’avons pas récolté pour l’instant un nombre suffisant de participants dans ces zones pour garantir une représentativité suffisante de l’échantillon, raison pour laquelle nous encourageons fortement tous les Francos de l’Ouest à participer massivement à nos enquêtes!

Mot(s) de la fin…

Bien qu’il existe quelques petites différences d’une région à l’autre du pays, celles-ci sont plutôt rares et tendent à s’estomper avec les jeunes générations. Toutefois, c’est cette rareté même qui confère aux variantes régionalement marquées une saillance particulière dans l’imaginaire linguistique collectif. Sur la base de ces quelques cartes, on peut déjà dire qu’un locuteur qui prononce arrête avec un « è » bref mais poteau avec un « o » long vient probablement de Charlevoix, du Saguenay–Lac-Saint-Jean ou du Bas-du-Fleuve, mais pas de Québec ou de Montréal.

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Serait-il possible d’identifier des aires linguistiques à l’intérieur du Canada francophone en superposant les résultats de différentes cartes ? L’expérience mérite d’être tentée, mais il faut encore tenir compte de nombreux mots !

Le français de nos provinces 🇨🇦

Suite au succès de notre première enquête, nous avons lancé une nouvelle enquête, dont le but est (entre autres) de tester la prononciation de nombreux « shibboleths » : saumon, clôture, nage, lacets, crabe, bibliothèque, photo, haleine, aveugle… Nous vous invitons à y participer en grand nombre ! N’oubliez pas que votre aide est essentielle pour nous permettre de cartographier avec la plus grande précision la répartition régionale de ces indices géo-linguistiques, révélateurs de nos origines. Cliquez sur 👉 ce lien 👈, laissez vous guider et partagez autour de vous ! Toute participation est anonyme et gratuite.

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Ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la France

C’est bientôt le début des grandes vacances pour la plupart d’entre nous. Si vous avez la chance de partir (loin) de chez vous, il est fort probable que vous vous retrouviez en face de francophones qui ne prononcent pas tout à fait certains mots de la même façon que vous… Ne vous étonnez pas donc si on vous regarde comme une bête curieuse quand vous ouvrirez la bouche !

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Dans ce nouveau billet, nous vous proposons une dizaine de cartes qui vous aideront si vous souhaitez adapter votre prononciation pour parler de la même façon que les locaux. NB : la Suisse et la Belgique ne sont pas représentées sur ces cartes (nous leur consacrerons un billet à part entière).

Les cartes de ce billet ont été réalisées à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles près d’une dizaine de milliers d’internautes ont pris part. Si vous voulez contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 10 minutes – faites entendre votre voix ! Plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables), cliquez ici.

Persil

Selon votre usage, le mot persil rime-t-il avec le mot cil ? En d’autres termes, prononcez-vous le mot persil en faisant entendre la consonne -l finale ? La plupart des dictionnaires de grande consultation (v. notamment le Petit Robert), ne signalent que la prononciation sans consonne finale (le TLFi est, comme d’habitude, plus sensible à la variation ; il signale les deux prononciations, sans les localiser).

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La carte ci-dessous montre pourtant que la prononciation du -l est majoritaire sur l’ensemble de l’Hexagone (voir les zones en fuchsia), la non-prononciation de cette consonne (zone en vert) ne s’étale que sur quelques département du centre de l’Hexagone :

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Figure 1. Aire de (non-)prononciation de la consonne finale du mot persil, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Le saviez-vous ? Il existe un grand flottement dans la prononciation des consonnes finales de mots qui se terminent par la séquence -il. En France comme en Suisse, sourcil rime avec cil ; alors qu’en Belgique, on ne prononce pas la consonne finale de ce mot (v. la carte ici). Jusqu’au siècle dernier, il était courant de ne pas prononcer la consonne finale de mots comme nombril, baril, gril – habitude que l’on a conservée pour des mots comme outil ou fusil. Les Québécois sont de ce point de vue plus cohérents que les Européens. Outre-Atlantique, la non-prononciation du -l final dans les mots comme persil, sourcil, nombril ou baril est la règle !

Cent euros

Comme pour le mot vingt (du moins selon une majorité de francophones de France, v. figure 5 ci-dessous), on ne prononce pas la consonne finale du mot cent quand ledit mot est suivi d’une pause. Quand cent est suivi du mot euro, c’est une autre affaire.

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Dans l’une de nos enquêtes, nous avions posé la question suivante :

“Cette image présente un billet de 100 €. Comment prononcez-vous ces deux mots ensemble ?”. Trois possibilités étaient offertes aux participants (qui avaient le choix de sélectionner plusieurs réponses) :

  • cen_euros (sans liaison entre les deux mots) ;
  • cenT_euros (vous faites la liaison avec -t-) ;
  • cenZ_euros (vous faites la liaison avec -z-).

La carte ci-dessous indique l’aire des participants ayant revendiqué faire la liaison entre cent et euros au moyen de la consonne -t- :

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Figure 2. Aire de (non-)prononciation de la consonne de liaison -t- entre les mots cent et euros dans l’expression “cent euros”, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Les participants qui font la liaison entre cent et euros au moyen de la consonne -t- sont originaires de la partie septentrionale de l’Hexagone, à l’exclusion de la Bretagne et de l’Alsace-Lorraine. Est-ce que cela veut dire que les participants vivant dans la zone orangée parlent plus correctement que les autres ? Nous ne le pensons pas. Dans ce contexte, la liaison entre cent et euros n’est pas obligatoire : de fait, on n’enfreint aucune règle si on ne réalise pas la liaison entre cent et euros !

Encens

Les dictionnaires de référence signalent qu’on ne prononce pas le -s final du mot encens. La prononciation de cette consonne est pourtant répertoriée dans certains ouvrages plus spécialisés (v. TLFi). D’après notre carte, la prononciation du -s final du mot encens est plutôt caractéristique du français du Sud-Ouest :

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Figure 3. Aire de (non-)prononciation de la consonne finale du mot encens, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Dans un billet relatif aux régionalismes du Grand (Sud-)Ouest (pour le consulter, c’est par ici), on vous parlait de déjà de la prononciation facultative du -s final dans le mot encens (et on vous disait que cette prononciation se retrouvait également en Suisse romande). Dans ce billet, on vous parlait aussi de la prononciation du -s final du mot moins, que l’on reprend ici sous une forme stylisée :

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Figure 4. Aire de (non-)prononciation de la consonne finale du mot moins, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Vingt

Dans les Vosges comme en Alsace et en Lorraine, le nom du nombre 20 ne rime jamais avec le mot qui désigne la boisson alcoolisée que l’on produit à partir de raisin fermenté, à savoir le vin. Dans le Nord-Est de la France (comme c’est le cas en Suisse romande et en Belgique, v. la carte ici), on fait entendre le -t final du mot vingt quand on le prononce devant une pause !

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Figure 5. Aire de (non-)prononciation de la consonne finale du mot vingt, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Ni le TLFi ni les dictionnaires de grande consultation ne signalent cette prononciation. On la retrouve toutefois dans le Wiktionnaire.

La prononciation de la consonne finale du mot vingt est un marqueur fort de l’identité des francophones du grand Est. On retrouve par exemple ce trait de prononciation mis en avant sur des articles destinés à promouvoir l’identité lorraine :

A gauche, carte postale “Diplôme du vrai Lorrain” (source) ; à droite, t-shirt “Je suis Lorrain, je dis pas vingt, je dis vinte” (source)

Passons à présent au timbre des voyelles. De nombreux francophones ne font pas la distinction, quand ils parlent, entre des mots comme brun et brin, saute et sotte ou piquet et piqué. En d’autres termes, les mots de chacune de ces paires riment : le timbre de leur voyelle est identique.

Brun se prononce différemment de brin

En français, de nombreux traités de prononciation signalent que le mot brin (qui désigne une pousse de graine) se prononce différemment du mot brun (qui désigne une couleur similaire au marron). Sur le plan articulatoire, la différence tient à la position des lèvres, essentiellement : la voyelle de brun est prononcée avec les lèvres plus étirées que la voyelle de brin.

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En 1941, André Martinet, alors prisonnier dans un camp en Allemagne, propose à ses codétenus de répondre à une série de questions quant à leurs habitudes de prononciation en français (45 questions, 409 répondants). Les résultats de cette enquête, qui seront publiés en 1945, livreront un témoignage sans équivalent jusqu’alors. La carte ci-dessous a été générée à partir de la question “Prononcez-vous de façon identique brun et brin ?”, dont l’analyse détaillée figure aux pages 148-150 de l’ouvrage de Martinet :

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Figure 5. Pourcentage de participants à l’enquête d’A. Martinet ayant affirmé faire l’opposition, à l’oral, entre les mots brin et brun. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Comme on peut le voir, l’opposition entre les voyelles de brin et de brun était connue de bon nombre de francophones en 1940. Le foyer de disparition semble avoir été Paris et sa région (bien que les deux mots ne semblaient déjà plus s’opposer en Bretagne). Qu’en est-il, près de 80 ans plus tard ? On peut voir sur la carte ci-dessous, générée à partir des données de nos enquêtes, que la perte de l’opposition a largement conquis la partie septentrionale de la l’Hexagone, mais qu’elle s’est bien maintenue dans la partie méridionale :

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Figure 6. Aire de (non-)opposition entre les voyelles de brun et de brin, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Saute se prononce différemment de sotte

Les ouvrages de référence vous diront que des mots comme saute et sotte se prononcent de façon différente. Le mot saute se prononce avec une voyelle fermée (comme dans les mots “dos” ou “beau”), alors que le mot sotte se prononce avec une syllabe ouverte (comme dans “dort” ou “porte”).

NB : la règle s’applique aussi aux paires de mots haute/hotte, paume/pomme, côte/cotte, môle/molle, etc.

Ces dictionnaires n’ont sûrement pas été écrits par des Méridionaux, car comme le montre la carte ci-dessous, il n’y a pas de différence, dans le français du Midi, entre des mots comme saute et sotte. Les deux sont prononcés avec un o ouvert (avec la voyelle du mot “dort”) :

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Figure 7. Aire de (non-)opposition entre les voyelles de saute et de sotte, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Pour vérifier cette répartition, on a présenté le stimulus sonore ci-dessous à un autre panel de participants. Après écoute du stimulus, les participants devaient dire laquelle des deux prononciations entendues correspondaient à leur propre prononciation du mot “rose” :


La carte obtenue à la suite de l’analyse des résultats confirme ce que la première carte a permis de mettre au jour :

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Figure 8. Aire de la prononciation de la voyelle finale du mot rose, [o] vs [ɔ] , d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Piquet se prononce différemment de piqué

Les puristes recommandent une prononciation ouverte de la voyelle finale de mots comme piquet ou piquait (comme dans la voyelle du mot “mère”), une prononciation fermée de la voyelle finale d’un mot comme piqué (comme les voyelles du mot “été”). Aujourd’hui, la voyelle ouverte tend à disparaître au profit de la voyelle fermée, ce qui se traduit par une prononciation fermée des voyelles finales des mots piquet et piquait (mais aussi de mots comme poulet, lait, jouet, etc.). D’où des confusions orthographiques du type :

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Source : Bescherelle ta mère.

On a longtemps pensé que cette particularité de prononciation était typique du Midi de la France. La carte ci-dessous montre que l’absence de différence, sur le plan de la prononciation, entre des mots comme piquet et piqué, est en fait beaucoup plus étendue :

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Figure 9. Aire de (non-)opposition entre les voyelles de piquet et de piqué, d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Comme précédemment, nous avons souhaité vérifier cette répartition. A cette fin, nous avons présenté le stimulus sonore ci-dessous à un autre panel de participants. Après écoute du stimulus, les participants devaient dire laquelle des deux prononciations entendues correspondaient à leur propre prononciation du mot “poulet” :


De nouveau, la carte obtenue à la suite de l’analyse des résultats confirme ce que la première carte a permis de mettre au jour :

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Figure 10. Aire de la prononciation de la voyelle finale du mot poulet, [e] vs [ɛ] , d’après l’enquête Français de nos régions. Les frontières en traits blancs fins signalent les limites de départements.

Le reste de la France se laissera-t-il conquérir par la perte de l’opposition entre é et è ? Seul l’avenir nous le dira… En attendant, on vous laisse vous divertir en lisant les commentaires sur ce forum, portant sur la prononciation du mot “lait”…

Le mot de la fin

Certains mots peuvent être prononcés de deux façons, et aucune des variantes en circulation n’est meilleure ou plus correcte que l’autre (contrairement ce que nous enseignent les dictionnaires et les ouvrages normatifs). Ces variantes font partie de la langue, et sont liées à l’identité des francophones : à vous d’en jouer pour essayer de vous fondre dans la masse, ou au contraire pour revendiquer votre origine régionale !

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Ils viennent d’entrer dans le dictionnaire !

Chaque année, les dictionnaires de grande consultation s’enrichissent de mots nouveaux (ce qu’on sait moins, c’est que de nombreux mots sont également supprimés…). Dans un précédent billet, on vous parlait du buzz généré sur les médias sociaux à la suite de l’entrée du mot dégun (ou degun) dans l’édition 2015 du Robert (buzz qui a connu un second souffle quand E. Macron, alors en pleine course pour la présidentielle, annonce lors d’un meeting à Marseille, qu’avec vous et à vos côtés, comme on dit ici, on craint dégun !).

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A Marseille, E. Macron ne craint dégun ! crédit photo : Claude Paris/AP/SIPA

Depuis le début des années 2000, DrDico, un linguiste (et camarade, on était dans la même promo à la fac de Grenoble !), passionné d’orthographe, s’intéresse à l’évolution des mots qui figurent entre les différentes éditions du Petit Larousse et du Petit Robert. Il répertorie sur une page web l’ensemble de ces changements (nouvelles entrées, nouvelles sorties, fusions/scissions d’articles, changements orthographiques, etc.). Il propose même un classement des mots nouveaux en fonction de leur origine géographique. Pour les éditions 2017, le dépouillement de DrDico pointait l’apparition deux mots expressions que l’on retrouve dans nos enquêtes.

Espanter

Absent du petit Robert, on ne retrouve le verbe espanter que dans l’édition 2017 du Petit Larousse, qui le localise dans le Midi de la France. La carte ci-dessous permet de préciser un peu plus finement l’aire de ce régionalisme :

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Figure 1. Pourcentage d’emploi du verbe espanter dans l’enquête Français de nos regions, en fonction du nombre de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée.

Dans le français que l’on parle en Gascogne et dans le Languedoc, le verbe espanter signifie “épater, stupéfier, étonner avec une grande intensité” (v. l’occitan espantà, de même sens).

NB : on peut espanter quelqu’un, s’espanter soi-même, voire être espanté

S’empierger

Le verbe empierger, qui signifie “se prendre les pieds dans quelque chose, avec pour conséquence une chute”, est entré dans le petit Larousse dans l’édition 2017 (il n’est pas présent dans le Petit Robert). Comme indiqué, le mot est bien employé dans le Nord-Est de l’Hexagone :

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Figure 2. Pourcentage d’emploi du verbe s’empierger dans l’enquête Français de nos regions, en fonction du nombre de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée.

Le verbe s’empierger connaît de nombreux synonymes régionaux, que les dictionnaires de grande consultation ne répertorient pas. Dans la partie orientale du Midi, on s’embronche. En Suisse romande, on s’encouble. On retrouvera ces mots dans un prochain billet.

Le travail est encore en cours pour les éditions 2018 (les versions actualisées sont sorties le mois dernier). Nous avons contacté DrDico sur Twitter pour savoir où il en était dans son dépouillement. Il nous a indiqué avoir déjà repéré les mots débarouler et rouméguer.

Débarouler

Débarouler entre dans l’édition 2018 du Petit Larousse (dans le petit Robert, le mot figure depuis 2007). Considéré comme typique du parler de Lyon et de sa région (on vous en parlait déjà dans ce billet), le verbe signifie “tomber en roulant” : on débaroule des escaliers ou une piste de ski

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Figure 3. Pourcentage d’emploi du verbe débarouler dans l’enquête Français de nos regions, en fonction du nombre de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée..

Le fait qu’il n’existe pas d’équivalent direct en français commun permet sans doute d’expliquer ce qu’on observe sur la carte ci-dessus, à savoir une dérégionalisation de son emploi. Le plus grand nombre d’utilisateurs ayant indiqué employer le mot débarouler est localisé dans le département du Rhône et alentours ; mais qu’ailleurs en France, le mot n’est pas inconnu, comme le laissent penser les couleurs plus pâle de mauve qui tachettent l’Hexagone.

Rouméguer

Dernier exemple : le verbe rouméguer. Absent du Petit Larousse, il fait une entrée remarquée dans l’édition 2018 du petit Robert, qui le considère comme un mot du Sud-Est, mais que les résultats de notre enquête donnent plutôt comme spécifique à la Gascogne et au Languedoc :

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Figure 4. Pourcentage d’emploi du verbe rouméguer dans l’enquête Français de nos regions, en fonction du nombre de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée.

Rouméguer quelqu’un, c’est le disputer, l’engueuler. On peut aussi rouméguer tout court. Twitter contient une mine d’exemples qui permettent de mieux comprendre dans quels contextes s’emploie ce verbe :

Ce billet vous a plu ?

N’hésitez pas à prendre part à l’une de nos enquêtes en répondant à une vingtaine de questions, dans lesquelles on vous demande si vous utilisez telle ou telle expression dans un certain contexte ; c’est rapide et marrant, gratuit et anonyme :-). Cliquez sur ce lien pour participer si vous venez d’Europe ; sur ce lien pour la version canadienne !

Comment dit-on 80 en Belgique et en Suisse ?

Dans un précédent billet, on vous expliquait qu’il existe en français d’Europe deux formes pour les cardinaux 70 et 90, et que ces deux formes relèvent de deux façons de compter différentes : un système de numération utilisant la base de 10 (le système décimal, déjà employé en latin, dont relèvent les formes en -ante : soixante~60, septante~70, huitante/octante~80, nonante~90 etc.) et un système de numération utilisant la base de 20 (le système vigésimal, beaucoup plus répandu en ancien français qu’en français moderne, dont relèvent des tournures comme trois-vingts~60, trois-vingt-dix~70, quatre-vingts~80, quatre-vingt-dix~90, etc.).

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Dans ce billet, nous avions vu également qu’à l’heure actuelle, les formes septante et nonante n’étaient plus usitées que par les locuteurs du français de Belgique et de Suisse, alors qu’elles étaient encore bien vivantes il y a un siècle de cela dans les départements de France bordant l’Alsace, la Suisse, l’Italie et l’Espagne. Aujourd’hui, nous allons parler du cardinal 80, dont la singularité explique qu’on lui consacre tout un billet.

Le mythe d’octante

Selon une idée communément admise, en français de Belgique et en français de Suisse, c’est le terme octante que l’on utiliserait pour exprimer à l’oral ou à l’écrit le cardinal 80. Il s’agit d’un préjugé qui a la vie dure, colporté par des personnes n’ayant qu’une vague idée de ce que disent vraiment leurs voisins helvètes et wallons. Revue (non exhaustive) de quelques tweets :

Sans doute ces twittos s’imaginent-ils que puisque les Belges et les Suisses utilisent septante et nonante, ils utilisent forcément octante par analogie, car c’est plus “pratique” ou plus “logique” :

Ce serait toutefois aller un peu trop vite en besogne que de faire porter le chapeau aux twittos. Selon toutes vraisemblances, le préjugé auquel nous cherchons à tordre le cou trouve ses origines dans de nombreux dictionnaires de référence, comme le Trésor de la Langue Française ou l’une des nombreuses éditions du Petit Larousse :

OCTANTE, adj. numéral cardinal Vx, p. plaisant. ou région. (notamment Suisse romande, midi de la France, Canada français) [TLFi, consulté le 25.03.2017]

octante. adjectif numéral cardinal (ancien français uitante, avec l’influence du latin octoginta, de octo, huit). Quatre-vingts, en Suisse romande, en Belgique et au Canada [Larousse, consulté le 25.03.2017]

Certains travaux scientifiques spécialisés dans l’étude des régionalismes du français nous apprennent pourtant qu’en réalité, les faits sont bien différents :

Un certain nombre de sources affirment que le synonyme (et doublet) octante est encore employé en Suisse romande […]. Or, de nos jours, cette forme n’est plus du tout employée […] dans quelque canton que ce soit [Dictionnaire suisse romand, 1996², p. 458]

Dans le cadre de nos enquêtes sur Le français de nos régions, nous avons voulu vérifier empiriquement ce qu’il en était. Pour ce faire, nous avons proposé la question suivante “Comment prononcez-vous le chiffre 80 ?”, et l’avons fait suivre de trois réponses possibles : “quatre-vingts”, “huitante” et “octante”. Sur les 15.000 internautes ayant répondu à cette question, seuls 57 ont coché la réponse “octante”. Le pourcentage que cela représente est si bas qu’il n’a pas permis que l’on puisse réaliser une carte spécifique pour cet item. Nous avons toutefois signalé la localisation de ces répondants par des symboles de couleur mauve sur la carte ci-dessous :

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Figure 1. Attestations du mot « octante » dans les enquêtes AJ-1 et Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants.

Un petit détour dans l’Atlas Linguistique de France (ALF), publié à une époque où la plupart des ruraux parlaient encore le patois, nous indique qu’en dialecte, à la fin du 19e siècle, octante n’était utilisée par personne, ou du moins par pas grand monde. On ne compte en effet que 7 attestations de la forme, éparpillées sur l’ensemble de la France septentrionale. Les témoins utilisant une forme du système décimal employaient le type huitante (ou l’une de ses variantes otante, utante, oitante, etc.), et étaient tous établis à la périphérie du territoire galloroman :

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Figure 2. Les dénominations du cardinal « 80 » d’après la carte 1113 de l’ALF. Chaque point représente la ou les réponse(s) d’un témoin.

Pour mémoire, les formes septante (de même que nonante, v. notre précédent billet) occupaient un espace beaucoup plus étendu à la fin du 19e siècle, ce qui laisse penser que sur cette partie du territoire, le type vigésimal avait supplanté le type décimal depuis un bon moment. Comparer en effet la carte 2 ci-dessus avec la carte 3, qui montre la vitalité et la répartition du type lexical septante d’après l’ALF, ci-dessous :

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Figure 3. Les dénominations du cardinal « 70 » d’après la carte 1240 de l’ALF. Chaque point représente la ou les réponse(s) d’un témoin.

Rappelons aussi que contrairement à ce que l’on peut lire sur certains ouvrages ou blogs de vulgarisation scientifique (comme celui-ci), la forme octante n’est pas plus ancienne que la forme huitante et ses variantes. La forme octante est une forme savante, qui après être restée assez discrète au Moyen-Âge, a connu une large diffusion aux 16e-17e siècles, pour retomber ensuite dans une relative désuétude. D’après les dictionnaires de l’époque, octante était essentiellement employé dans le domaine de l’arithmétique. Si le mot a survécu jusqu’à nous, il y a fort à parier que c’est parce qu’il était utilisé par les instituteurs pour faciliter l’apprentissage du calcul aux petits Français. À témoins les extraits suivants, tirés pour le premier des Instructions officielles de 1945, du journal La croix des 17-18 novembre 1979 pour le second :

Les noms des nombres présentent, comme l’on sait, des anomalies ; il peut être avantageux d’employer d’abord les noms qui seraient logiques […]. De même utiliser septante, octante et nonante au lieu de soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Des leçons complémentaires de vocabulaire feront ensuite correspondre à ces noms théoriques les noms de notre français courant [Source].

D’après la façon dont s’exprimaient les paroissiens, on savait instantanément ceux qui naguère avaient été à l’école publique et ceux qui avaient fréquenté l’école chrétienne. Ceux de «la laïque» comptaient: soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix; ceux de «l’école libre» comptaient: septante, octante, nonante [Source].

La vitalité de huitante 

Aujourd’hui, si personne n’utilise la forme octante, il n’en est pas de même pour la forme huitante, qui connaît une vitalité élevée en Suisse romande, comme le montre la carte ci-dessous :

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Figure 4. Répartition et vitalité du mot « huitante » dans les enquêtes AJ-1 et Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants. Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

En fait, il serait plus correct de dire que la forme huitante est courante dans certaines parties de ce territoire uniquement. Comme on peut le voir sur la carte ci-dessus, dans les cantons de Vaud, de Fribourg et du Valais, les pourcentages d’informateur ayant déclaré utiliser la forme huitante se situent entre 77,4 et 82,4% (rappelons que dans ces cantons, huitante est également en usage à l’école et dans l’administration). Il n’est pas impossible de l’entendre ailleurs, mais c’est plus rare (les pourcentages atteignent 13,2% à Genève et 6,9% dans les cantons de l’arc Jurassien).

Saviez-vous que la forme huiptante existe également ?

Le mot huiptante, qui s’explique par alignement analogique sur septante, est attesté dans le parlé français de Jersey (une île anglo-normande) et même de l’autre côté de l’Atlantique, dans quelques villages de la Nouvelle-Ecosse !  Dans le reste du Canada francophone en revanche, on dit “quatre-vingts” (n’en déplaise à certains dictionnaires).

Dans les dialectes galloromans, on l’a vu plus haut (Figure 2), le type huitante et ses variantes étaient connus et employés essentiellement en Suisse romande, et sporadiquement dans la partie méridionale de la France. On en trouve notamment une attestation du type utante dans l’ouest de la Wallonie (à Malmédy, point 191 de l’ALF). Nous avons cherché à vérifier ce qu’il en était dans les enquêtes conduites (en vue de l’établissement de l’Atlas Linguistique de Wallonie) par J. Haust et ses successeurs. La consultation des carnets d’enquête, mis à notre disposition par Esther Baiwir, nous a permis de rendre compte du fait que le point de l’ALF n’était pas un artefact :

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Figure 5. Les dénominations du cardinal « 80 » dans les dialectes de Wallonie, d’après les enquêtes de J. Haust et successeurs (données inédites). Chaque point représente la ou les réponse(s) d’un témoin.

Comme on peut le voir sur la carte 5, plusieurs témoins établis dans les provinces belges du Luxembourg et de Liège ont affirmé employer le type utante lorsqu’ils parlaient patois (accessoirement, on peut voir quelques attestations du type octante dans le reste du pays).

Sur ce point, la Belgique se différencie donc de la Suisse. Alors qu’en Suisse la forme décimale était répandue dans les dialectes et qu’elle s’est maintenue en français, en Belgique, la forme décimale n’était connue que dans certains dialectes de l’ouest, et ne s’est pas maintenue en français régional.

Le saviez-vous ?

On dit souvent qu’en raison de ses formes hybrides (soixante-dix) et vigésimales (quatre-vingts, quatre-vingt-dix), le système du français n’est pas “logique” quand on le compare aux autres langues (indo-)européennes, qui présentent des paradigmes plus réguliers.

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Cette assertion doit être nuancée. Saviez-vous p. ex. que dans certains dialectes d’Italie, on retrouve les traces d’un système vigésimal ? La carte ci-dessous a été générée à partir des données de l’Atlas linguistique et ethnographique de l’Italie et du sud de la Suisse (Sprach- und Sachatlas Italiens und der Südschweiz ou AIS, publié de 1928 à 1940, à partir d’enquêtes effectuées entre 1919 et 1935).

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Figure 6. Les dénominations du cardinal « 80 » d’après la carte 303 de l’AIS. Chaque point représente la ou les réponse(s) d’un témoin.

Comme on peut le voir, le système vigésimal n’est pas inconnu dans certains dialectes de l’Italie : il est attesté dans la région de Turin dans le Piémont (sans doute en raison de la proximité avec la France), dans les Abruzzes (milieu de la Botte) mais aussi dans de nombreux points à l’extrême sud du pays : en Calabre, en Sicile et dans les Pouilles ! D’après les notes de l’AIS, il semblerait que l’usage des cardinaux soit spécialisé pour parler de l’âge et le comptage du bétail.

Avez-vous remarqué ?

Au point 784 (commune de Benestare, le carré vert sur notre carte), les enquêteurs de l’AIS ont enregistré la forme peninda-trenta (“peninda” signifiant “cinquante” en grec). A la question “90”, les enquêteurs ont même enregistré la réponse cientu menu deçi (“cent moins dix”, qui traduit peut-être le chiffre romain “XC”).

En résumé…

En Belgique comme en France, 80 se dit quatre-vingts ; tandis qu’en Suisse, si tout le monde comprend quatre-vingts, on préfère dans certains cantons la forme concurrente huitante. Quant à octante, il s’agit d’une forme savante qui a connu son apogée aux 16e-17e siècles, mais qui n’a jamais vraiment réussi à s’imposer, et qui ne survit aujourd’hui que dans l’imaginaire linguistique de certains francophones…

Si ces questions vous turlupinent, vous pouvez consulter ce site, qui propose un inventaire des langues présentant un système vigésimal (v. aussi la page Wikipédia consacrée au système vigésimal). Pour aller plus loin, vous pouvez consulter cet ouvrage consacré aux numéraux dans les langues indo-européennes.

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