Le « y » dit savoyard : laissez-moi vous y expliquer !

Qui n’a jamais été frappé, en se rendant dans les Alpes, d’entendre les locaux introduire des « y » un peu partout dans leurs phrases : je vais y faire ; je vais y prendre ; je vais y manger ?

dessin-jerome-phalippou-1492451512
Dessin de Jérôme Phalippou (source)

D’après les résultats de notre enquête sur les mots et les expressions de nos régions (cliquez ici pour participer), l’usage de pronom y, que l’on a souvent qualifié de « savoyard », de « dauphinois », de « lyonnais » ou de « bourguignon », couvre une aire géographique plutôt large, qui ne correspond pas tout à fait aux limites du domaine francoprovençal :

y_euro

Répartition et vitalité du pronom « y neutre » dans l’enquête Euro-1. Chaque symbole représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

La carte ci-dessus a été obtenue à partir des réponses de plus de 15’000 participants, à qui on a présenté l’énoncé suivant : « Vous rénovez votre maison, mais c’est la fin de la journée et vous n’avez pas encore commencé à repeindre le mur de votre maison. Un ami qui passe vous demande pourquoi vous avez laissé de côté ce travail, et vous lui dites ». Les sujets devaient ensuite choisir en deux phrases laquelle des deux ils utiliseraient préférentiellement dans leurs conversation familière : ça, je vais le faire demain et ça, je vais y faire demain. La carte présente le taux de pourcentage pour la réponse ça, je vais y faire demain.

Il va y faire

Contrairement à une opinion bien répandue, dans ces contextes, le pronom y ne remplace pas un complément d’objet indirect (comme il le ferait avec le verbe aller, p. ex. dans la phrase j’y vais), mais bien un complément d’objet direct. Ainsi, les phrases mentionnées ci-dessus, le pronom y remplace des compléments de type « quelque chose » ou « ça » (je vais faire quelque chose, je vais prendre ça, je vais manger quelque chose/ça), et non des compléments de type « à quelque chose » ou « à ça » (*je vais faire à quelque chose, *je vais prendre à ça, *je vais manger à quelque chose/ça, où l’astérisque signale que l’énoncé est agrammatical). Mais alors pourquoi dans ces régions, les gens n’utilisent-ils pas le pronom le, comme en français standard (je vais le faire, je vais le prendre, je vais le manger) ?

Un peu d’histoire

D’après Gaston Tuaillon, dialectologue spécialiste du francoprovençal, l’existence de ce pronom y s’explique par le substrat dialectal, c’est-à-dire par les patois, qui étaient encore parlés par nos arrières-grands-parents. Dans les patois francoprovençaux, de même que dans les parlers d’oïl du sud de la Bourgogne, les pronoms objets directs, qui se placent avant le verbe, comportent trois formes : une forme pour le masculin (lo ou lou, équivalent du le français, comme dans la phrase je vais le prendre), une forme pour le féminin (la, équivalent du la français, comme dans la phrase je vais la prendre) et une forme pour le neutre (o ou ou, qui n’a pas d’équivalent en français standard, mais qui correspond à notre y régional, comme dans la phrase je vais y prendre).
Quand le français a commencé à être parlé dans les régions de Lyon, de (Haute-)Savoie, du sud de la Bourgogne ou du Dauphiné, les locuteurs, alors patoisants, ont conservé un système à trois cas (masculin, féminin et neutre) en utilisant la forme y du français pour « traduire » les pronoms o et ou du francoprovençal en français. Aujourd’hui, si cet usage continue d’être couramment employé dans le français régional, c’est parce qu’il permet de marquer des nuances de sens dont le français standard ne permet pas de rendre compte ! Se non è vero, è ben trovato !

Une aire géolinguistique controversée  

L’aire géographique d’usage de ce pronom a souvent été débattue dans la littérature scientifique. D’après Gaston Tuaillon (1988 : 295), l’usage de ce pronom couvrirait un vaste espace que l’on peut « délimiter approximativement, en disant qu’il couvre l’espace français, à l’est d’une ligne qui va d’Autun à Valence ». Pierre Rézeau, dans son Dictionnaire sur les Régionalismes de France, présente une carte qui indique que le pronom y neutre est utilisé jusque dans le sud du Loir-et-Cher.

IMG_20150908_0001

Répartition et vitalité du pronom « y neutre » dans l’enquête DRF.

En Suisse romande, d’après Wiliam Pierrehumbert, l’usage de ce pronom est attesté dans les parlers genevois depuis au moins le 16e siècle. Les résultats de notre enquête indiquent que cet usage ne semble pas connu au-delà des frontières du district de Nyon dans le canton de Vaud.

Ce billet vous a plu ? 

Alors n’oubliez pas de vous abonner à nos pages FacebookTwitter et Instagram! N’oubliez pas non plus de participer à notre dernier sondage! Cliquez ici si vous êtes originaire d’Europe 🇫🇷 🇧🇪 🇨🇭; cliquez  si vous venez d’Amérique du Nord 🇨🇦🏴󠁣󠁡󠁱󠁣! C’est gratuit, anonyme, ça se fait depuis son ordinateur 💻, smartphone ou tablette 📱, et ça nous aide énormément!

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

32 réponses

  1. Subtil

    Intéressantes les origines historiqus du Y neutre ! Personnellement je voyais plutôt ça comme le fait d’insister sur un lieu plutôt que sur le COD, c’est à dire rajouter le CCL par le pronom Y tout en élidant le COD. Exemple d’école primaire : « maîtresse on colle la feuille dans le cahier ? » devient en français « maîtresse on la colle ? », mais nous on disait tous « maîtresse on y colle ? » , car c’était évident qu’on parlait de la feuille, mais on voulait surtout dire dans le cahier… Idem pour le autres exemple, je trouve qu’on veut vachement insister sur le lieu de l’action, c’est mon sentiment personnel.

    1. Mimi

      Haute-Savoyarde, je ne suis pas trop d’accord avec cette thèse, mais bien plutôt avec la thèse de Mathieu AVANZI. Dans tous les exemples d’utilisation de ce « y » que j’ai entendus, c’était bien un COD que cela signifiait.

      1. 12

        Laissons de côté le mot «savoyard», qui comme les autres mots en «ard» était une insulte à l’origine, haute-savoisienne, c’est le vrai terme d’origine.

  2. Subtil

    Intéressantes les origines historiqus du Y neutre ! Personnellement je voyais plutôt ça comme le fait d’insister sur un lieu plutôt que sur le COD, c’est à dire rajouter le CCL par le pronom Y tout en élidant le COD. Exemple d’école primaire : « maîtresse on colle la feuille dans le cahier ? » devient en français « maîtresse on la colle ? », mais nous on disait tous « maîtresse on y colle ? » , car c’était évident qu’on parlait de la feuille, mais on voulait surtout dire dans le cahier… Idem pour les autres exemples, je trouve qu’on veut vachement insister sur le lieu de l’action… Enfin c’est mon sentiment personnel…

    1. Coincoin

      C’est marrant car quand je lis « maîtresse, on y colle? » pour moi, le « y » c’est la feuille ! J’ai mis un certain temps avant de comprendre votre version car pour moi, ça ne pouvait être que le COD ! Je n’aurais jamais pensé pouvoir remplacer un CCL par y… Comme quoi!!! Peut-être cela vient-il de l’origine de votre « y ». Moi, il est bourbonnais, et vous?
      J’habite aujourd’hui en région Centre et c’est fou comme les gens m’y font remarquer et se moquent, alors que pour moi, c’était quelque chose de normal…
      Y.ment vôtres 😉
      Coincoin

  3. zou

    L’étalement de la zone géographique du « y » ne peut-elle pas s’expliquer par des migrations de populations depuis l’aire Savoie / Dauphiné vers les départements voisins ? Lorsque l’on migre, on arrive dans la région d’accueil en emportant avec soi le parler de la région d’origine, lequel parler est transmis en partie aux descendants, qui à leur tour vont migrer et emporter avec eux des résidus de parler local,etc.
    Non ?

  4. Henri THEUREAU

    Dans les années 80, je travaillais à Grenoble et peut-être étais-je tombé sur un article de Tuaillon, car je me rappelle avoir lu à l’époque qu’en fait ce « y » dauphinois, mais aussi bourguignon, pronom personnel neutre objet (et non pas adverbe de lieu remplaçant « là »), était purement et simplement la survivance du « id » latin (c’est à dire le pronom démonstratif neutre — rappelez-vous: is /ea/ id). Phonétiquement ça tiendrait parfaitement debout. Il me semble par ailleurs que les locuteurs font parfaitement la différence entre les deux. Ma grand-mère bourguignonne ne disait pas « je vais l’y mettre », mais « je vais y mettre là » – évitant ainsi la cacophonie de « je vais y y mettre ».

    1. Henri THEUREAU

      Ceci dit, il semble bien qu’il y ait des cas où « y » peut aussi être une sorte d’abréviation ou d’élision de « lui », lorsque « lui » est CO Indirect (ou plus précisément datif). Dans ce cas « J’y ai dit » peut signifier aussi bien « je l’ai dit » que « Je lui ai dit », voire les deux à la fois: « Je le lui ai dit ».

      1. Mimi

        Certes, mais ce n’est pas le même « y » et je pense que c’est plutôt en parler parigot qu’en parler savoyard, le « y » dont vous parlez.

      2. Cathénon

        Je me souviens même des : On y dit ou pas ? = on le lui dit ou non ?
        et hop notre Y remplace le COD et le COI !! On y fait ? = on le fait = on le LUI fait ? ( à sa place ) etc . . . Mais c’était au fin fond du Bourbonnais !

  5. Dauphinoise , arrivée en Loire atlantique , j’ai dis à un ami : bouge pas, je t’y ferais dès que j’ai fini!
    il m’a regardé avec de grands yeux et m’a demandé en quelle langue je lui parlais….
    depuis j’ai banni mon « y » natal de mon langage . Mais dans le feu de l’action cela m’échappe encore de temps en temps .

  6. Henri THEUREAU

    Là, on a un autre problème. Bannir une partie de son héritage linguistique, c’est un peu triste, non? J’ai ainsi vu – ou plutôt entendu – disparaître le R roulé de Saône et Loire en une seule génération, pendant les années 60-70, sous le rouleau compresseur des radios et télés parisiennes. Mais il y a des gens, ailleurs, qui résistent : ça fait quelque temps déjà que nombre de cockneys (prolos de Londres) ou glaswégiens (prolos de Glasgow) « montés » à Oxford, à l’Université, n’alignent plus leur accent sur le fameux « accent d’Oxford », mais mettent au contraire un point d’honneur à garder l’accent de leurs origines géographiques ou sociales. Syndrome d’Astérix? Il est peut-être des combats plus urgents que la défense du Y, mais je pense qu’il est tout aussi urgent de ne pas avoir honte de ce que l’on est. Maintenant, il est vrai qu’à long terme, qu’on se batte ou pas, c’est toujours « l’usage » qui gagne, qu’on le veuille ou non… C’est ce qui fait que les langues sont vivantes.

      1. Henri THEUREAU

        Non, non, j’ai le souvenir précis que Tuaillon, si c’était bien lui, parlait de ID (IS, EA, ID), pronom neutre accusatif (objet direct). Il faudrait retrouver ce texte des années 80.

      2. Ce n’était pas Tuaillon mais Gagneur. Je ne suis pas sûr de me souvenir si c’était ILLE ou un autre, mais je confirme que le prof affirmait que le « y » n’était pas un vulgarité du patois mais une forme certes inusitée mais correcte.

  7. Henri THEUREAU

    D’accord avec Essevaz-Roulet, l’article que j’ai lu dans les années 80 ne considérait pas le « y » comme une faute, comme le fait Tuaillon dans l’article dont vous donnez le lien (à propos, merci!). Il le considérait comme une variante qui aurait survécu pour des raisons de géographie linguistique. J’ai le vague souvenir visuel qu’il y avait une carte au milieu de l’article, montrant que deux sortes de français s’étaient chevauchés dans la vallée de l’Isère (le franco-provençal était l’un des deux). Désolé de cette mémoire qui flanche…

Répondre à Henri THEUREAUAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.