Cougnou ou cougnole, männele ou mannala ? La Saint-Nicolas est aussi une fête de la diversité linguistique et culturelle

À l’intérieur de l’Hexagone comme à l’intérieur des autres régions de la francophonie d’Europe (Belgique, Suisse), les journaux, radios, télévisions et autres médias de l’internet diffusent un français relativement standard et uniforme. Si bien que l’on pense parfois que la langue française ne permettrait pas de rendre justice à la diversité des traditions qui a caractérisé le pays pendant des siècles. Dans Comme on dit chez nous, le grand livre du français de nos Régions (octobre 2020, éditions Le Robert), nous avons commenté des centaines de cartes permettant de montrer qu’au 21e s., les français régionaux gardaient encore les traces de nos provinces aujourd’hui disparues.

>> Lire aussi : Pain au chocolat vs chocolatine… Fight !

En ce début de mois de décembre, qui initie la traditionnelle période des fêtes, nous avons eu une bonne occasion pour rappeler qu’en France, la Saint-Nicolas n’était célébrée que sur une partie du territoire, et qu’elle était même associée à des débats linguistiques dignes du match pain au chocolat vs chocolatine…

Qui sont ces francophones qui célèbrent la Saint-Nicolas ?

La Saint-Nicolas est une fête chrétienne, qui met en scène Nicolas de Myre (qu’on appelle plus généralement saint Nicolas), et son méchant compagnon, le Père Fouettard (Zwarte Piet en néerlandais). Dans l’est de l’Europe, la Saint-Nicolas est surtout fêtée dans les pays à tradition essentiellement orthodoxe (Chypre, Grèce, Russie, etc.) et dans les pays de tradition (partiellement) catholique se rattachant historiquement ou géographiquement à l’Empire germanique (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Suisse, etc.). En France, les régions où l’on célèbre la Saint-Nicolas les plus souvent mentionnées comprennent le Grand Est, les Hauts-de-France et l’ex-Franche-Comté.

Les données collectées dans le cadre des enquêtes conduites dans le cadre du programme de recherche Français de nos Régions nous ont permis d’établir précisément la vitalité et l’aire d’extension du phénomène dans la francophonie d’Europe.

La carte ci-dessous a été établie sur la base des réponses de plus de 11 500 internautes ayant déclaré avoir passé la plus grande partie de leur vie en Belgique, en France ou en Suisse ; et à qui l’on a présenté l’instruction suivante « Le 6 décembre de l’an, c’est la Saint-Nicolas. Faites-vous quelque chose de spécial (distribution de cadeaux ou friandises aux enfants, p. ex.) pour célébrer cet événement ? ». Nous avons calculé le pourcentage de réponses positives pour chaque arrondissement de Belgique, de France et de district en Suisse, et fait varier leur couleur en fonction de la valeur des pourcentages (plus la couleur est froide, plus le pourcentage de participants ayant indiqué célébrer la Saint-Nicolas est bas ; inversement, plus la couleur est chaude, plus le pourcentage de participants ayant déclaré fêter l’événement est important). Nous avons enfin utilisé la méthode du krigeage pour colorier la surface de la carte, de façon à obtenir une représentation lisse et continue du territoire.

Figure 1. Pourcentage de francophones ayant déclaré fêter la Saint-Nicolas le 6 décembre, d’après les enquêtes Français de nos Régions (échelle : 0/100 %). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse.

Si les données de notre enquête valident en partie les descriptions disponibles ailleurs, elles permettent de délimiter, avec une précision jamais atteinte jusque-là, l’aire d’extension de cette coutume, de même que sa vitalité à travers les régions francophones. On peut ainsi voir que les francophones d’Europe qui célèbrent la Saint-Nicolas sont tous établis sur un croissant nord-oriental dont les pointes vont de l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais à la Suisse romande.

Männela ou männele ?

À la Saint-Nicolas et jusqu’à l’épiphanie, les boulangers en activité dans les régions où l’on fête Nicolas de Myre fabriquent de petites pâtisseries briochées en forme de petits bonshommes dans l’est (du Luxembourg à la Suisse romande, en passant par la Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté).

Dans le nord de la francophonie d’Europe, de la Wallonie au Nord-Pas-de-Calais, ces petits pains prennent la forme de petits Jésus emmaillotés.

Ces viennoiseries, vendues natures, au sucre, aux raisins secs ou aux pépites de chocolat, changent non seulement de forme mais également de nom en fonction des régions où elles sont commercialisées.

D’ailleurs, chaque mois de décembre, les dénominations de ces petits pains déclenchent de petits séismes chez les utilisateurs des réseaux sociaux établis dans le grand nord-est de la France et la Wallonie…

Sur le plan de la géographie linguistique, il n’existe que des cartes locales donnant à voir la répartition locale des formes dans les parlers wallons encore parlés au début du 20e s. (Atlas linguistique de la Wallonie, t. 3, carte 70) ou dans le français régional de Belgique.

Les enquêtes que nous avons conduites nous ont permis de cartographier l’aire de chacune des dénominations relatives à ces viennoiseries, en tenant compte cette fois-ci de la totalité des régions francophones où l’on célèbre la Saint-Nicolas. En pratique, la carte ci-dessous a été réalisée à partir de deux enquêtes, chacune réunissant plus de 12 500 répondants. Dans l’une et l’autre enquête, les questions portaient sur les dénominations du bonhomme ou de la brioche de Saint-Nicolas. Les internautes devaient indiquer s’ils connaissaient le référent, et, le cas échéant, dire quelle(s) étai(en)t la ou les variantes qu’ils utilisaient le plus communément pour le dénommer.

Nous avons calculé le pourcentage de chacune des réponses reçues pour chaque arrondissement de Belgique, de France, du Luxembourg et de district en Suisse, et conservé la réponse qui avait obtenu le pourcentage le plus haut. Des méthodes d’interpolation ont ensuite été utilisées pour colorer la surface de la carte de façon uniforme. Lorsqu’il était clair qu’une variante était largement minoritaire par rapport à l’autre, nous avons représenté cette information au moyen d’un petit carré sur la carte. Au total, nous avons pu faire figurer sur la carte 16 variantes différentes.

Figure 2. Les dénominations de la « brioche » de Saint-Nicolas dans la francophonie d’Europe d’après les enquêtes Français de nos Régions. Author provided

Dans l’est de la France, la fracture la plus évidente sépare le Haut-Rhin (männala) de la région englobant le Bas-Rhin et la Moselle (männele) : à l’origine, c’est un même mot alsacien signifiant littéralement « petit homme » (où Männ- : « homme », -le : suffixe diminutif), dont la prononciation diffère. Toujours au rayon des emprunts aux parlers germaniques, signalons la forme grittibänz sporadiquement utilisée dans les cantons de l’arc jurassien romand (où Benz est le diminutif du prénom « Benoît », naguère synonyme en suisse-alémanique du mot « homme » ; Gritte, « fourche » et p. ext. « jambes écartées » dans ces mêmes dialectes) ; ainsi que boxemännchen, employé dans le Grand-Duché du Luxembourg et emprunté au parler local sans avoir été adapté (où box- = « pantalon », -männ- (= « homme » et -chen = « joli, mignon », soit « petit bonhomme bonhomme qui est en pantalon »). Quant au folard dunkerquois, c’est un emprunt au flamand volaeren qui signifie… crotte ! (d’ailleurs on trouve dans le coin des attestations de « pain à crotte » !).

Un certain nombre de variantes n’appellent pas de remarques particulières, puisque le choix du mot s’explique en raison de l’aspect de la viennoiserie.

C’est notamment le cas à Liège, comme en Suisse romande, des formes bonhomme et bonhomme de/en pâte, mais aussi de la forme jean-bonhomme (rappelons que le prénom Jean était le prénom le plus couramment donné à des hommes jusque dans les années 50) que l’on rencontre en Haute-Saône, dans le nord du Doubs et dans le Territoire-de-Belfort. Le tour Petit Saint-Nicolas en Lorraine fait référence au caractère miniature de la viennoiserie (on dit aussi parfois qu’il ferait référence aux enfants de Saint-Nicolas). Quant au composé pain de jésus qui survit sporadiquement sur la frange occidentale de la Lorraine (départements de la Marne et de l’Aube, essentiellement), il s’explique par la ressemblance entre la viennoiserie et l’enfant star de la crèche.

Ailleurs, les liens entre forme de la viennoiserie et choix de dénomination sont moins transparents.

C’est notamment le cas dans les Vosges, où il faut savoir que le mot coualé, emprunté aux parlers locaux signifie « tordu ». Dans le Nord-Pas-de-Calais et le Hainaut belge, le mot coquille est employé par analogie avec l’enveloppe dans laquelle le petit Jésus est emmailloté.

La Wallonie est divisée entre les partisans du cougnou (aire dialectale wallonne, à l’est) et les partisans de la cougnole (aire dialectale picarde, à l’ouest). Comme les variantes cugnole et quéniole, en usage de l’autre côté de la frontière (de même que la forme quénieu attestée naguère en Champagne ne semble désormais plus en usage), cougnou et cougnole continuent un type wallon/picard cougn, à rapprocher du français coin. Comme le rappelle Michel Francard dans l’une de ses chroniques, ces dénominations remontent toutes à la forme originelle de la pâtisserie. Avant d’avoir l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui (pain de forme oblongue composé de deux boules), les cougnous et autres cougnoles avaient la forme d’un losange, c’est-à-dire d’un double coin.

Le mot de la fin

Pendant des siècles, les langues ancestrales que parlaient nos arrière-grands-parents (qu’on appelle encore parfois, de façon péjorative, patois ou dialectes) ont fidèlement reflété les différences entre les modes de penser et de vivre des habitants d’une même région. Aujourd’hui, ces langues ne sont presque plus transmises, mais les traditions et le folklore local n’ont pas disparu. Et contrairement à ce que l’on croit, le français que l’on parle ici et là en garde les traces. Car comme les autres langues de grande diffusion que sont l’anglais et l’espagnol, partout tout où il est parlé, le français varie. Les dictionnaires de référence ne rendent pas toujours justice à cette variation. C’est pourquoi il est important de continuer à documenter ces phénomènes locaux.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. Retrouvez certaines de ces infos et d’autres du même genre dans Comme on dit chez nous. Le grand livre de français de nos régions (éditions Le Robert), à retrouver dans toutes les bonnes librairies depuis le 15 octobre 2020 !

Tartiflette – un exemple de régionalisme faussement ‘authentique’

Cette spécialité à base de pommes de terre et de reblochon, qui réchauffe les âmes en hiver, est emblématique des Alpes françaises, et plus spécialement du massif des Aravis en Pays de Savoie, où est produit le reblochon.

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Mais saviez-vous que ce mot, malgré sa consonance provinciale, n’avait rien de traditionnel? On fait le point dans ce nouveau billet.

L’histoire (des dénominations) de la patate

Sur le plan historique, la consommation de la pomme de terre en Europe est relativement récente. Elle remonte au XVIe s., période à laquelle les marins, à la suite de Christophe Colomb, reviennent en Espagne les bras chargés de pommes de terre. Le tubercule prend alors le nom de patata (résultat d’un croisement entre papa, du quechua, et batata, du taíno, qui désignait alors la patate douce).

De là, il s’exporte en Italie, où il reçoit un nom similaire à celui de la truffe (tartufflo), par analogie avec le fait qu’il pousse dans la terre et qu’il a ce même aspect boursouflé. De l’Italie, la pomme de terre voyage en Suisse, puis en Allemagne, où le mot s’adapte phonétiquement pour devenir Kartoffel.

Le saviez-vous? En France, la culture de la pomme de terre reste assez peu répandue en dehors de l’Alsace, de la Lorraine, de la Savoie et du Midi jusqu’au XVIIIe s., période époque à laquelle un certain Antoine Augustin Parmentier (à qui l’on doit le nom d’un célèbre gratin) promeut sa culture dans la partie septentrionale de la France, où sa consommation par l’homme était jusqu’alors considérée comme impropre.

Les dialectes galloromans, encore parlés de façon relativement courante à la fin du XIXe s., gardent les traces de cette implantation en plusieurs phases de la pomme de terre.

L’Atlas Linguistique de la France est un ouvrage unique et précurseur dans le domaine de la dialectologie. Publié entre 1902 et 1910, d’abord sous forme de fascicules, puis sous la forme de volumes (13 au total), il comprend plus de 2000 cartes, générées à la suite du dépouillement d’autant de questions. Ces données ont été récoltées par E. Edmont, à la suite d’interviews qu’il a réalisées avec des témoins rencontrés au fil de son périple aux quatre coins de la France et de ses « satellites linguistiques » (Wallonie, Suisse romande, îles Anglo-Normandes et vallées transalpines), périple qui a duré quatre ans (entre 1897 et 1901). L’ensemble des cartes numérisées peut être consulté sur ce site.

Comme on peut le voir sur la carte ci-dessous, les équivalents de la patata espagnole se sont implantés tout le long de la côte ouest de l’Hexagone, alors que dans le grand centre-est, ce sont des formes de la famille étymologique italienne tartufflo (truffe, tartufe, trifle, tartifle, etc.) qui se sont installées dans les parlers locaux.

Figure 1. Dénominations de la pomme de terre dans les dialectes galloromans, circa 1895, d’après l’Atlas Linguistique de la France (carte n°1057). Chacun des points représente une localité enquêtée, et les formes sont des types lexicaux.

Entre ces deux grandes aires et dans la partie septentrionale de la France, on trouve des formes qui sont à rattacher à l’allemand dialectal Erdapfel (avec erd = “terre” et apfel = “pomme”), toutes adaptées avec les continuateurs du latin pomum et terra (TLFi, FEW 9, 155), soit pomme de terre – notons toutefois que dans les Vosges, le p- initial du latin pomum est passé à k- (v. Haillant, 1886: 446), ce qui explique les formes kmotierre, kmo de terre. Quant aux formes qu’on a classées sous le type crompîre, elles sont à mettre à relation avec un emprunt non adapté à l’allemand Grundbirne (grund = “sol” et birne = “poire”, v. Haust 1974: 174). Dans la même famille, soulignons l’existence des types poire de terre (Fribourg en Suisse) et les dérivés pomette et poirette. Enfin, c’est également de l’allemand que proviennent les types cartoffel relevés çà et là dans l’est.

De la tartifle

Quand les Savoyards se sont mis à parler français, ils n’ont pas tous adopté le terme du français standard (pomme de terre, ou patate, plus familier). Certains ont francisé la forme patoise qui était en usage dans leurs vallées, tartifla, et c’est ainsi que le mot tartifle s’est retrouvé utilisé dans les conversations qui se tenaient dans la langue de la République.

Quel français régional parlez-vous? C’est le nom d’une série de sondages linguistiques, auxquels nous invitons les lecteurs de ce blog à participer. Les cartes qui y sont présentées sont en effet réalisées à partir d’enquêtes. Plus les internautes sont nombreux à participer, plus les résultats sont fiables. Pour nous aider, c’est très simple : il suffit d’être connecté à Internet, et de parler français. Pour le reste, c’est gratuit et anonyme. Vous avez grandi en France, en Suisse ou en Belgique, cliquez ici; si vous êtes originaire du Canada francophone, c’est par .

Les résultats de la seconde édition de la série d’enquête Français de nos Régions (datant de 2015 et 2016, et à laquelle plus de 12.000 francophones d’Europe ont pris part) ont permis de générer la carte ci-dessous, qui montre qu’au XXIe s., le terme survit dans les départements de la Savoie et de la Haute-Savoie, mais aussi, bien que plus sporadiquement, en Ardèche.

Figure 2. Vitalité et aire d’extension de tartifle au sens de “pomme de terre” dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-2, 2015/2016). Echelle: 0 à 100%.

Rien d’étonnant, étant donné que ces aires coïncident avec celles où ce type lexical était attesté dans les dialectes substratiques (v. figure 1 ci-dessus).

In tartiflette we trust

Comme c’est le cas de nombreux autres mots d’origine dialectale passés en français lors de la disparition des derniers locuteurs natifs du parler savoyard (on en parlait dans cet article), le mot tartifle aurait dû disparaître des radars.

Mais pour des raisons commerciales, le mot a connu à la fin des années 80 un destin différent, par l’entremise du néologisme tartiflette, créé de toute pièce par les restaurateurs en vue de donner un coup de jeune à une recette traditionnelle typique du pays du Massif des Bornes, où est produit le reblochon : la pèlâ.

Contrairement à ce que l’on peut lire ici, le mot pèlâ ne désigne pas un mélange dans le parler savoyard, mais une poêle (le français poêle comme le francoprovençal pèlà continuent le latin patella). C’est en effet dans ce genre d’ustensile en fonte et à long manche que l’on cuisait l’ancêtre de la tartiflette.

Une hypothèse voudrait que ce soit le Syndicat Interprofessionnel du Reblochon qui ait été à l’origine de cette innovation linguistique, ce que contestait la directrice de ce syndicat en 2004, laquelle attribuait la paternité de ce néologisme à un restaurateur de La Clusaz (prononcé La Cluz’).

Ce qui est sûr, c’est que cette création est relativement récente à l’échelle de l’histoire du français. Elle remonte au plus tôt à la fin des années 80. Les premières attestations du mot tartiflette que nous avons trouvées datent toutes de l’année 1990:

On vous sert encore dans ces montagnes [savoyardes] le matafan ou les tartiflettes, deux spécialités à base de pomme de terre [L’Evénement du jeudi, 5 juillet 1990, 129 < DRF]

Le fils de la maison, celui qui joue de la guitare sur la [sic; le] tranche caillé, évoquera ce moment important de la vie familiale: le repas de “tartiflette”. C’est une poêlée de pommes de terre sautées avec quelques petits lardons, ou des oignons hachés ou bien encore une poignée de chanterelles [Cuisine et vins de France, 1990 : 42]

En 1992, Albertville accueille les Jeux Olympiques d’hiver, et le monde entier découvre la tartiflette. Neuf ans plus tard, en 2011, Guillaume Lahure, fondateur du site www.skipass.com, utilise le slogan In tartiflette we trust sur des autocollants, des t-shirts et autres “goodies” que s’arrachent les locaux et les monchûs venus se divertir aux sports d’hiver.

À partir de là, la spécialité à base de pommes de terre et de reblochon se dérégionalise à vitesse grand V. Preuve de ce succès : le mot apparaît plusieurs dizaines de milliers de fois dans la presse francophone depuis le début des années 2000, comme le montre ce graphique :

Figure 3. nombre d’occurrences du mot tartiflette dans la presse francophone depuis 1970, d’après EuroPresse (N=57.410).

Aujourd’hui, la tartiflette se décline sur tous les supports: tartines, pizzas, tartelettes, et sa renommée s’étend bien au-delà des Pays de Savoie.

On trouve même des recettes de tartiflette rédigées dans de nombreuses langues (anglais, allemand, chinois, russe, etc.). Attention: on ne garantit pas l’authenticité des recettes!

Devant le succès de cette spécialité alpine, certains restaurateurs ont même créé sur ce modèle morphologique (avec ajout d’un suffixe -iflette) la croziflette (dérivé sur le français régional crozet, mot désignant une sorte de petite pâte alimentaire savoyarde, aplatie au rouleau et coupée en carrés).

croziflette

Depuis quelques années, on peut ainsi déguster des morbiflettes (remplacez le reblochon par du Morbier), des ch’tiflettes (remplacez le reblochon par du maroilles), voire encore des camembertiflettes (remplacez le reblochon par du camembert). Où s’arrêtera-t-on?

Comme on dit chez nous

Ce billet consiste en une version remaniée d’une notice parue dans Comme on dit chez nous. Le grand livre du français de nos régions (éditions Le Robert), à retrouver dans toutes les bonnes librairies depuis le 15 octobre 2020, sinon ici ou !

Toponymie alpine : les noms de lieux en -oz/-az/-uz et -ax/-ex/-ix

Dans une large région à cheval sur la France, la Suisse et l’Italie, région où l’on parle historiquement des dialectes qui se rattachent à la famille du francoprovençal, de nombreux toponymes se terminent par les lettres -az, -oz, -uz, -ax, -ex ou encore -ix.

En linguistique, un toponyme est un nom propre qui désigne une localité, quelle qu’elle soit: lieu-dit, bourg, village, ville, etc. Les noms propres qui désignent des cours ou des étendues d’eau sont appelés hydronymes.

Citons parmi les plus les célèbres Avoriaz et La Féclaz (pour leurs stations de ski, la première située en Haute-Savoie, la seconde en Savoie), Chamonix (pour son glacier, le Mont-Blanc), Moillesullaz et Bardonnex (pour leurs douanes : il s’agit de communes localisées en périphérie du canton de Genève, le long de la frontière entre la France et la Suisse), Culoz (pour sa gare désaffectée dans l’Ain), le Val-de-Ruz dans le canton de Neuchâtel en Suisse (célèbre pour son absinthe) ou encore Bionaz (l’une des communes les plus peuplées de la Vallée d’Aoste) en Italie.

Fichier:Entrée La Féclaz (Savoie).JPG
source

Cartographie

Il n’existe pas de carte donnant à voir l’étendue et la densité de ces toponymes si spéciaux du point de vue de leur morphologie. En nous basant sur les bases de données du site GADM, nous avons extrait automatiquement l’ensemble des noms de communes se terminant par les lettres -az, -oz, -uz, -ax, -ex ou encore -ix (en prenant soin, pour cette dernière, de ne pas retenir les formes en -oix et en –eix). Nous avons ensuite extrait les coordonnées de ces localités, pour les reporter sur un fond de carte vierge, où nous avons fait varier la couleur et les symboles des points en fonction du suffixe :

Figure 1. Position des toponymes avec suffixes en -oz/-az/-uz et –ax/-ex/-ix. Données extraites de la base GADM.

Nous avons ensuite calculé la densité de ces points, en recourant à une technique statistique non-paramétrique d’estimation de l’appariement par noyau (2D kernel density estimation, fonction stat_density_2d de la librairie ggplot2, nombre de points = 40), puis avons supprimé les points avec une valeur de densité inférieure à 0.1. Le résultat de ces manipulations peut être visualisé sur la carte ci-dessous, où l’on peut voir que plus les points sont gros et clairs, plus la densité de toponymes est élévée :

Figure 2. Densité de toponymes avec suffixes en -oz/-az/-uz et –ax/-ex/-ix..

Grâce à cette technique, on a pu laisser de côté les points qui se trouvent en dehors de l’aire francoprovençale, ou qui ne s’y rattachent pas (et dont l’étymologie est sans doute bien différente, v. ci-dessous).

Comment ça se prononce ?

La plupart des locuteurs qui ne sont pas originaires de la région (ceux-là mêmes que les Savoyards appellent des monchûs) prononcent la dernière lettre de ces noms de lieu.

>> LIRE AUSSI : Survivances des parlers francoprovençaux, épisode 3: les mots pour dire la #Savoie

Dans la bouche d’un Parisien, il n’est pas rare d’entendre Avoriaz prononcé Avoriaze, La Clusaz prononcé La Clusaze, Chamonix prononcé Chamonikse, etc. Ce qui n’est pas sans déclencher les railleries de la part des locaux, car dans l’usage de ces derniers, les consonnes finales ne se prononcent pas. On dit Avoria, la Cluz, Chamoni, etc.

Le saviez-vous ? Dans les années 1950, lors de la production de cartes IGN, de nombreux toponymes savoyards se terminant par les lettres -az, -ez, -oz, -uz, -ex, etc. ont été francisés, au grand dam des géographes locaux ! Le promoteur de cette réforme était d’ailleurs un linguiste fort célèbre, Albert Dauzat, qui ne voyait dans ces terminaisons que des “parasites à réparer”. [source: La toponymie savoyarde et les nouvelles cartes de l’Institut Géographique National, Revue de géographie alpine, 1951, 39/1, 201-211].

Au Moyen Âge, quand les scribes du Duché de Savoie (qui s’étendait alors sur l’actuel Pays-de-Savoie, une partie de la Suisse romande et du Val d’Aoste) ont commencé à écrire les noms des différentes paroisses et autres diocèses les entourant (dès le 13e s., période où l’on ne parlait évidemment plus le latin de Jules César, mais bien le francoprovençal), ils ont eu l’idée d’utiliser les lettres inusitées de l’alphabet latin pour signaler une prononciation “locale”.

Comme le rappelle le dialectologue savoyard spécialiste du francoprovençal Gaston Tuaillon dans la vidéo ci-dessus, la règle était la suivante :

  • Si le mot contient plusieurs syllabes, et que l’accent tonique frappe la syllabe pénultième (l’avant-dernière) du mot, alors on ajoute la lettre –z à la fin du mot pour signifier que la voyelle finale est atone, c’est-à-dire qu’elle se prononce en douceur : La clusa, culo (la syllabe accentuée est soulignée, et la voyelle en exposant se prononce comme une voyelle inaccentuée finale en italien).
  • Si le mot contient plusieurs syllabes, et que l’accent tonique frappe la dernière syllabe du mot, alors on ajoute la lettre -x à la fin de ce mot, pour signifier que la voyelle finale est pleine : chamoni, mont-saxon, etc.

On l’aura compris : les terminaisons en -z ou en -x sont donc des artifices graphiques pour indiquer quelle syllabe est accentuée dans le mot. Elles ne se prononcent pas ! Pas plus, quand on y pense, que le -s final de Paris, ou le -x final de chevaux

Comme on dit chez nous

Ce billet consiste en une version remaniée d’une notice à paraître dans Comme on dit chez nous. Le grand livre de français de nos régions (éditions Le Robert), à retrouver dans toutes les bonnes librairies dès le 15 octobre 2020 !

Il a un accent, et alors ?

Ce vendredi 3 juillet 2020, le changement de Premier Ministre a fait grand bruit. Édouard Philippe a laissé sa place à Jean Castex, un homme politique originaire du Gers. Après sa prise de parole au 20h de TF1, l’accent du nouveau Premier Ministre a donné lieu à un flot de commentaires et de tweets. L’un d’eux a particulièrement retenu notre attention:

A lui seul, ce tweet permet de mettre le doigt sur une discrimination méconnue en France, discrimination qui se manifeste par la stigmatisation d’une personne en raison de son accent, et que l’on appelle depuis 2016 glottophobie (le nélogisme est de Philippe Blanchet).

Souvenez-vous, en 2018, une affaire de discrimination du même genre avait fait grand bruit dans les médias, quand Jean-Luc Mélenchon avait singé l’accent d’une journaliste originaire du Midi :

C’est quoi un accent régional ?

En France, la région de Paris joue depuis des siècles le rôle de centre, au sens géospatial du terme. C’est à Paris que siège le pouvoir, les plus grands médias mais aussi la plupart des rédacteurs de dictionnaires commerciaux (Larousse et Robert, pour ne citer que les principaux).

>> LIRE AUSSI : Ces prononciations qui divisent la France

Sur le plan de la prononciation, on comprend donc pourquoi ce sont les usages de ces “professionnels de la parole” qui jouent le rôle de “norme”, ou de “modèles”, à l’échelle nationale.

Corrolairement, on considère toute façon de parler qui s’éloigne de ce modèle de norme comme la manifestation d’un “accent régional”. Plus la prononciation est différente de la norme, plus l’accent régional est marqué. Par ailleurs, cette distance entre le standard et le régional n’est pas seulement linguistique, elle est aussi sociale. Inconsciemment, on considère que plus une personnne a un accent marqué plus elle occupe une position “basse” dans la société, la non-maîtrise de la norme étant associée à un manque d’instruction et la pratique de métiers ou d’activités “peu nobles”.

Sur la couverture, on a associé la photo d’une femme âgée, travaillant vraisemblablement dans une ferme, à l’accent de la mère (source).

On retrouve tous ces poncifs dans le tweet du journaliste Bruno Jeudy. La notion d’accent “rocailleux” (adjectif qui ne veut pas dire grand chose, comme c’est le cas en général des qualificatifs liés aux accents régionaux : plat, pointu, chantant, etc.), le style “terroir” (qui souligne la distance entre le “centre” que représente l’Île-de-France et la “région” que représente la province) et l’association entre l’accent du sud-ouest et le rugby (l’accent de la région de Toulouse étant associé dans les représentations des Français, aux journalistes sportifs qui commentent le rugby).

Bien entendu, ces idées sont à combattre, car il ne devrait pas exister de hiérarchie entre les accents, et le fait d’avoir un accent ne devrait pas faire préjuger de la position sociale de qui que ce soit.

J’ai un accent, et alors ?

Les journalistes Jean-Michel Apathie et Michel Feltin-Palas viennent tout juste de sortir un essai pointant ces problématiques.

Au détour de témoignages, d’anecdotes et d’interviews, ils illustrent avec brio cette problématique de la glottophobie en France, tout en faisant des propositions pour des changements. Leur ouvrage se termine avec la présentation d’une enquête, la première en son genre.

Méthode

Le sondage a été réalisé par l’Ifop, auprès d’un échantillon de plus de 2000 personnes, sélectionnées selon la méthode des quotas, après stratification par régions et catégories d’agglomération.

J’ai utilisé une partie des données pour illustrer en cartes deux questions liées à des questions d’accent en France.

Le sentiment d’avoir un accent

La première portait sur le sentiment d’accent régional. À la question : “Quand vous parlez, estimez-vous avoir un accent régional?”, 21% des sondés ont répondu par l’affirmative. Ces participants se regroupent de la façon suivante :

On voit que c’est dans la région Midi-Pyrénées (d’où est d’ailleurs originaire Jean Castex) que les participants ont déclaré être les plus conscients d’avoir un accent régional. Le Nord-Pas-de-Calais n’est pas loin derrière. La transformation par anamorphose (cartogramme) à droite permet de rendre compte du fait que c’est dans les régions du Centre et des Pays-de-la-Loire que les gens ont l’impression d’avoir le moins d’accent (ce qui va dans le sens du stéréotype populaire selon lequel c’est dans cette région que l’on parle le français le plus neutre).

L’expérience de glottophobie

La seconde portait sur l’expérience d’une discrimination liée à l’accent. À la question “Avez-vous déjà été l’objet de discriminations que ce soit pendant vos études ou pendant votre carrière professionnelle (par exemple lors d’un concours, d’un examen ou lors d’un entretien d’embauche) du fait de votre accent régional ?”, la moyenne globale est de 27%.

On peut voir sur ces deux cartes un phénomène intéressant. C’est dans les régions où les participants ont déclaré avoir le moins d’accent que les participants se sentent les plus souvent discriminés en raison de leur prononciation!

Le mot de la fin

Le nouveau Premier Ministre a un accent régional, et il faut s’en réjouir. C’est un pas important dans l’histoire des discriminations liées à l’accent en France, mais aussi au regard de la reconnaissance des variétés régionales de la langue française.

Pour aller plus loin

Je ne peux que vous conseiller la lecture de l’ouvrage de Jean-Michel Apathie et Michel Feltin-Palas, J’ai un accent et alors ?, auquel le titre de ce billet fait écho. Et si les questions de langues vous passionnent, n’hésitez pas à vous inscrire à l’infolettre de Michel Feltin-Palas “Sur le bout des langues“, et à le suivre sur sa page Facebook !

Galette ou Gâteau des Rois?

Le premier dimanche de l’année est le jour de l’Épiphanie, et la tradition veut que l’on partage ce jour-là une part de gâteau brioché ou de galette de pâte feuilletée, dans laquelle l’heureux ou l’heureuse élu(e) trouvera une fève, et sera nommé(e) roi ou reine le temps de la journée.

Cette pratique, tout comme les traditions qui s’y attachent (présence d’une fève, tirage des parts en aveugle par le plus jeune, désignation d’un roi, etc.) remonte au moins à l’Antiquité. Il s’agissait à l’origine d’une fête romaine (les Saturnales), qui a été réinterprétée comme une fête chrétienne (l’Épiphanie). Elle n’est pas exclusivement française : on déguste des pâtisseries des rois en Espagne, dans le sud des États-Unis, en Grèce, au Mexique, au Portugal, etc. [source]

Comme ce fut le cas pour le match pain au chocolat vs chocolatine, les dénominations du crayon à papier, du récipient pour l’eau à la cantine ou encore du pain aux raisins, les réseaux sociaux ont fait prendre conscience aux francophones que les ingrédients et la méthode de fabrication de la viennoiserie variaient d’un bout à l’autre du territoire, et qu’en outre la chose n’avait pas le même nom.

Dans un article paru il y a déjà une dizaine d’années dans la Dépêche du Midi, le journaliste résumait la situation en ces mots:

“Aujourd’hui, comme chaque année, la France se divise en deux pour célébrer l’Épiphanie, la fête des rois mages. Au nord, les Parisiens en pincent pour leur croustillante galette feuilletée, fourrée de frangipane ou de crème d’amande. Au sud, sous une ligne qui va de Bordeaux jusqu’à Nice, on est supporters de la couronne des rois, une brioche tendre et gonflée à souhait, au parfum de fleur d’oranger”.

Joël Gombin a été le premier à mettre en carte le débat dans un article rédigé par Jean-Laurent Cassely, chroniqueur pour Slate.fr, à partir des résultats d’un sondage lancé par le site fin 2014 (près de 1.800 répondants):

Figure 1. Vitalité et aire d’extension des réponses “gâteau” et “galette” des rois (échelle = 0-100%), d’après l’enquête commanditée par Slate.fr. Source de la carte: Slate.fr.

La carte obtenue confirme l’existence d’une frontière allant de Bordeaux à Nice et séparant la France en deux. On retrouve au sud les mangeurs de gâteau des rois (les consommateurs pour qui la viennoiserie consiste en une brioche sucrée, plus ou moins dense, plus ou moins parfumée à la fleur d’oranger et souvent accompagnée de fruits confits). Au nord, les consommateurs se régalent plus volontiers d’une galette à base de pâte feuilletée, fourrée avec différents type de préparation (frangipane, crème pâtissière, etc.).

source de l’illustration

Dans le cadre de la 7ème enquête de notre série consacrée aux régionalismes du français d’Europe (2018), nous avions inséré une question relative aux dénominations de la galette ou gâteau des rois. La question était formulée de la façon suivante: “En début d’année, lors de l’Épiphanie, vous dégustez plutôt…”. Elle était accompagnée de l’image ci-dessous, et suivie de sept possibilités de réponses, à savoir: (i) de la galette des rois, (ii) de la frangipane, (iii) du gâteau des rois, (iv) de la brioche des rois, (v), de la couronne des rois, (vi) autre (précisez).

Quel français régional parlez-vous? Les cartes commentées dans ce billet sont issues de sondages linguistiques, auxquels nous invitons nos lecteurs à participer. Vous pouvez nous aider à continuer cette recherche en répondant à quelques questions sur votre usage et votre connaissance des régionalismes du français. Il suffit pour cela de disposer d’une petite dizaine de minutes devant vous, et d’une connexion internet (votre participation est anonyme). Cliquez sur ce lien pour accéder aux questionnaires!

Nous avons reçu les réponses d’un peu plus de 7.500 internautes francophones de Belgique, de France ou de Suisse. Nous avons géocodé chacune de ces réponses, en nous basant sur le code postal de la localité où les participants ont dit avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse. Nous avons ainsi pu calculer, pour chaque arrondissement de France et de Belgique, de district en Suisse, le nombre d’internautes, et ensuite le pourcentage d’utilisation de chacun des choix de réponse possible. Compte tenu de la distribution des résultats, nous avons regroupé l’ensemble des réponses “gâteau”, “brioche” et “couronne” dans une catégorie gâteau, que nous avons opposées à une catégorie galette (intégrant les réponses “galette” et “frangipane”). On peut voir ci-dessous le pourcentage de réponses gâteau pour chaque point du réseau:

Figure 2. Pourcentage de répondants ayant choisi les réponses “gâteau, brioche, couronne” dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2018). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%). Source de l’illustration en haut à gauche: Deedee Paris.

Nous avons ensuite utilisé une technique d’interpolation spatiale (méthode dite du krigeage) pour obtenir une surface lisse et continue du territoire, avec une palette opposant les couleurs chaudes (“gâteau”) aux couleurs froides (“galette”):

Figure 3. Vitalité et aire d’extension des réponses “gâteau” et “galette” des rois (échelle = 0-100%), dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2018). Source de l’illustration en haut à gauche: Deedee Paris.

Notre carte n’est pas tout à fait identique à la carte publiée par Slate.fr, ce qui n’est guère étonnant. Outre le fait que notre carte inclut les régions francophones de Belgique et de Suisse, différentes raisons peuvent expliquer ces décalages. Les premières relèvent de la méthode. La carte publiée dans l’article de Slate.fr prend pour base le pourcentage de réponses galette par localité, et contient de nombreux trous (c.-à-d. des zones qui manquent de données), comme on peut le voir sur la carte ci-dessous, où les réponses ont été recalculées par départements:

Figure 4. Vitalité et aire d’extension par départements des réponses “gâteau” et “galette” des rois (échelle = 0-100%), d’après l’enquête commanditée par Slate.fr. Source de la carte: Slate.fr.

L’autre explication, tout aussi probable, est que les différences que l’on observe entre les deux cartes soient dues à des changements de tradition. Dans l’article de la Dépêche déjà mentionné, le journaliste estimait qu’à Toulouse, sur 10 viennoiseries vendues, 8 étaient des couronnes et 2 des galettes en 2009. Il ajoutait également que cette distribution était fort variable d’un boulanger à l’autre, notamment en raison de l’arrivée des septentrionaux dans la Ville Rose.

>> LIRE AUSSI: Ces particularismes locaux qui se dérégionalisent

L’examen des propositions des internautes obtenues dans la catégorie « autre » a révélé la survivance de variantes, soit: pogne, coque, fouace, royaume et galette (franc-)comtoise. Compte tenu du fait qu’il s’agissait de propositions d’internautes, nous n’avons pas pu estimer la vitalité de chacune de ces formes (il aurait fallu que nous les ayons incluses dans le choix des réponses possibles).

Leur nombre étant toutefois suffisant, nous avons pu créer des cartes de chaleur donnant à voir l’étendue de chacune de leurs aires d’emploi, en suivant les mêmes principes que pour la création des cartes ci-dessus. Au total, quatre items apparentés aux couronnes et autres gâteaux de la partie méridionale de la France ont été cartographiés (cliquez sur la carte pour l’agrandir):

Conformément à ce que l’on trouve sur différentes pages web (voir cette page ou celle-ci), les recettes de fouace, de pogne, de royaume et de coque ne varient guère d’un boulanger à un autre. Au même titre que les couronnes ou gâteaux des rois classiques, il s’agit de brioches sucrées aromatisées à la fleur d’oranger qui se présentent sous la forme de couronnes, accompagnées ou non de fruits confits.

Sur le plan étymologique, une recherche de ces formes dans le Dictionnaire des régionalismes de France nous apprend en revanche que fouace (aussi orthographié fouasse, un mot de la même famille que la célèbre fougasse), pogne (emprunté au moyen-francoprovençal espongne, du latin SPONGIA, qui a donné le français éponge) et coque (sans doute de l’anc. languedocien coga, “gâteau”) sont des formes polysémiques, qui ne désignent pas toujours des viennoiseries typiques de l’Épiphanie, mais plus généralement des préparations à base de pain, sucrées ou non.

Pour la partie septentrionale, il est apparu que les habitants des départements du Doubs et de la Haute-Saône ont plébiscité la lexie galette comtoise ou galette franc-comtoise, du nom de la région historique et culturelle que forme la Franche-Comté (d’après la page Wikipédia, on dit aussi galette bisontine). Comme sa cousine parisienne, la galette comtoise est réalisée à partir d’une pâte très proche de la pâte à chou, aromatisée à la fleur d’oranger, et non de frangipane:

Figure 5. Vitalité et aire d’extension de la réponse “galette (franc-)comtoise” (échelle = 0-20%), dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2018). Source de l’illustration en haut à gauche: chocolat à tous les étages.

Nous avons retenu des données ayant permis de générer les cartes des Figures 2 et 3 les points où les réponses gâteau étaient majoritaires par rapport aux réponses galette. Nous avons ensuite extrait des données ayant permis de générer les cartes des items de la catégorie “autre” (coque, fouace, galette comtoise, pogne et royaume). Nous avons alors reporté l’ensemble de ces points sur notre fond de carte, en prenant soin de faire varier la couleurs des points en fonction des catégories associées:

Figure 6. Les dénominations de la “galette” des rois dans la francophonie d’Europe avant interpolation, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2018). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse. Source de l’illustration en haut à gauche: chocolat à tous les étages.

Une méthode d’interpolation (librairie kknn de R) a enfin été utilisée pour obtenir une surface lisse et continue du territoire, et obtenir la carte ci-dessous:

Figure 7. Les dénominations de la “galette” des rois dans la francophonie d’Europe avant interpolation, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2018). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse. Source de l’illustration en haut à gauche: chocolat à tous les étages.

On terminera ce billet sur le statut particulier de la Suisse dans ce paysage. Les réponses à notre sondage ont fait ressortir un fort pourcentage de réponses “gâteau”. Pourtant, “galette” y réalise de bons scores.

http://www.painsuisse.ch
gâteau des rois suisse

Une recherche sur Internet nous montre que la forme typique consiste en une couronne briochée assortie de raisins secs et d’amandes, et qu’elle est appelée aussi bien “galette” que “gâteau” sur les sites commerciaux!

Si cette publication vous a plu, si vous avez des questions ou des commentaires, n’hésitez pas à nous le dire en commentaire sous ce billet, sinon sur Facebook, Twitter ou Instagram. Si vous avez quelques minutes devant vous, n’hésitez pas à participer à l’un de nos sondages sur le français régional, vous nous aiderez ainsi à faire les prochaines cartes!

Enfin de compte, peu importe sa forme ou son contenu, l’essentiel n’est-il pas qu’elle soit bonne?

Bon bout d’an!

Pendant des siècles, les Marseillais et les habitants de l’actuel grand Sud-Est de l’Hexagone ont eu comme langue maternelle le provençal. Le français n’est arrivé que bien plus tard, et appris d’abord sur les bancs de l’école, puis sur les genoux de la mère au moment où il a remplacé la langue ancestrale dans les conversations quotidiennes (Brun, 1923).

Le terme de provençal ne désigne pas le même objet selon les points de vue. Pour les dialectologues, le provençal consiste en un conglomérat d’idiomes apparentés (ce que les linguistes tout comme les locuteurs appellent, sans aucune connotation négative – des “patois”), parlés dans le Sud-Est de la France, plus précisément dans les actuels départements des Alpes-de-Haute-Provence, des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône, de la Drôme, des Hautes-Alpes, de l’Isère (partie méridionale uniquement), du Var et d’une partie du Vaucluse. Dans son acception littéraire, le terme de provençal désigne plus spécifiquement les parlers dialectaux de la Basse-Provence (espace incluant la côte méditerranéenne qui s’étend de Nîmes à Nice et délimité au nord par la ville de Digne-les-Bains).

On l’a vu dans de nombreux billets précédents : quand un système linguistique disparaît au profit d’un autre, le premier laisse des traces plus ou moins importantes dans le système qui le remplace. Ces traces que les linguistes appellent dialectalismes peuvent ressortir au domaine du lexique (voir nos billets sur les dénominations des animaux dans le français à substrat francoprovençal, ou encore celui sur les sabaudismes) ou, plus rarement, de la grammaire (voir notre billet sur le y savoyard, celui sur le ça vaudois ou notre publication dédiée à l’utilisation de outre en français valaisan). Le français de la région de Marseille n’échappe pas à cette règle.

En général, quand une forme dialectale est transposée en français, elle se diffuse alors sous une version légèrement adaptée. Des mots comme escoube (“balai”), dégun (“personne”), péguer (“coller légèrement”), cacagne ou cagagne (“diarrhée”) sont les versions francisées de variantes provençales qui présentent des variations phonétiques plus ou moins importantes d’un village à l’autre.

Plus rarement, il n’est pas impossible qu’un mot en vienne à être utilisé en français sans être adapté – cas de figure se présentant seulement lorsque, pour un mot donné, la proximité entre les deux systèmes linguistiques le permet, ou lorsque des locuteurs se livrent à de l’alternance codique.

A l’an que vèn !

C’est notamment le cas de formules toutes faites, comme à l’an qué vèn !, qui signifie littéralement “à l’année qui vient !”, et que les connaisseurs (qui ne sont pas forcément des gens qui parlent encore le provençal à la maison) complètent par la phrase e se sian pas mai, que siguen pas mens ! (“et si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins », en référence aux naissances et aux décès).

La formule est attestée depuis au moins le début du 20e siècle, sous la plume du célèbre Frédéric Mistral, dans son œuvre Moun espelido, Memòri e raconte (= “Mes origines : Mémoires et récits”) :

Alègre ! alègre,
Mi bèus enfant, Diéu nous alègre !
Emé Calèndo tout bèn vèn…
Diéu nous fague la gràci de vèire l’an que vèn,
E se noun sian pas mai, que noun fuguen pas mens !

La plupart des dictionnaires relatifs aux spécificités du français du Sud-Est de la France consacrent quelques lignes à cette expression. On la retrouve ainsi dans Le parler de Marseille et de Provence – Dictionnaire du français régional de Ph. Blanchet (2000, 20), mais aussi dans le Dictionnaire du marseillais (Académie de Marseille, 2004, 33) ou dans le guide de conversation Le marseillais pour les nuls (M. Gasquet-Cyrus, 2016², 83-84). Dans Le parler marseillais de R. Bouvier (1986², 36), la locution figure à l’entrée bout d’an.

Bon bout d’an !

Les deux locutions (bon bout d’an ainsi que à l’an que vèn) peuvent s’employer de façon autonome. Selon R. Bouvier, bout d’an serait “un groupe provençal auquel on aurait ajouté l’adjectif français bon“, alors que pour M. Gasquet-Cyrus, le tour bon bout d’an “fait frémir les puristes car [il] n’a rien de provençal”. En l’absence de données historiques (savoir si bout d’an est d’abord apparu dans des textes rédigés en provençal ou en français aiderait, sachant que sous leur forme graphique, les mots bout et d’an ne se différencient pas en provençal et en français), on se gardera de trancher en faveur de l’une ou de l’autre interprétation.

Géographie

Sur le plan géographique, la formule bon bout d’an! ne figure pas dans le quatrième et dernier volume de l’Atlas linguistique et ethnographique de Provence, et personne n’a jamais cartographié son aire d’emploi en français. La 10e édition de notre série d’enquêtes intitulée Quel français régional parlez-vous? a permis de combler cette lacune.

Quel français régional parlez-vous? C’est le nom d’une série de sondages linguistiques, auxquels nous invitons les lecteurs de ce blog à participer. Les cartes qui y sont présentées sont en effet réalisées à partir d’enquêtes. Plus les internautes sont nombreux à participer, plus les résultats sont fiables. Pour nous aider, c’est très simple : il suffit d’être connecté à Internet, et de parler français. Pour le reste, c’est gratuit et anonyme. Vous avez grandi en France, en Suisse ou en Belgique, cliquez ici; si vous êtes originaire du Canada francophone, c’est par .

Un peu plus de 10.300 internautes ont répondu à la question dans laquelle on leur demandait s’ils employaient ou non la formule bon bout d’an! En nous basant sur le code postal de la localité où ils ont déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse, nous avons calculé le rapport entre le nombre de réponses positives et le nombre de réponses négatives pour chaque arrondissement de France, de Belgique et chaque district de Suisse romande. Nous avons ainsi pu voir que les quelque 250 internautes ayant répondu positivement étaient tous originaires de la cité phocéenne ou de ses alentours:

Figure 1. Vitalité et aire d’extension de l’expression bon bout d’an dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-10, 2019). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%). Source de l’illustration en haut à gauche: une note blanche.

Plus précisément, il en ressort que la moitié des internautes ayant déclaré employer le tour bon bout d’an! ont passé la plus grande partie de leur jeunesse dans les Bouches-du-Rhône (arrondissements d’Aix-en-Provence, d’Arles, d’Istres et de Marseille), les autres se répartissant équitablement entre les départements des Alpes-Maritimes (arrondissements de Nice et de Grasse) et du Var (principalement dans l’arrondissement Toulon).

Le réseau social Tweeter autorise tous ceux que cela intéresse à faire une recherche dans l’ensemble des tweets postés au cours des 9 derniers jours. La période s’y prêtant, nous avons pu recueillir plus de 370 tweets contenant la formule “bon bout d’an”. Sur ces 370 tweets, nous avons pu en géolocaliser une centaine, et ainsi réaliser la carte de chaleur hexagonale ci-dessous:

Figure 2. Carte de chaleur hexagonale des statuts Tweeter contenant la locution bon bout d’an, pour la période allant du 19 au 27 décembre 2019. Source de l’illustration en haut à gauche: une note blanche.

Au total, un peu moins d’une dizaine de tweets proviennent de la partie septentrionale de l’Hexagone, et les bon bout d’an tweetés par des utilisateurs des villes de Marseille et d’Aix-en-Provence constituent plus de trois quarts des données. Rien de bien différent, et fort heureusement, avec la carte que nous avons obtenue sur la base de nos enquêtes en ligne.

Calendrier

Si le souci de connaître l’aréologie du tour n’a pas encore trop fait réagir les internautes, la question de savoir à quel moment de l’année il faut adresser à ceux que l’on côtoie un bon bout d’an! (suivi ou non d’un à l’an que vèn!, et pourquoi pas d’un e se sian pas mai, que siguen pas mens!) est beaucoup plus débattue.

D’après notre collègue Françoise Nore, originaire de La Seyne-sur-Mer (à côté de Toulon, dans le Var), le “bout d’an” c’est le 31 décembre, puisque c’est le bout, et donc la fin, de l’année (explication que l’on retrouve sur cette page ou celle-ci).

Pourtant d’aucuns diront que la formule peut être employée pendant la période dite des Calendes (soit du 4 décembre, jour de la Sainte-Barbe, au 6 janvier, jour de l’Épiphanie, le 6 janvier), à l’instar de Samy Skyrock:

Même si pour d’autres, c’est une hérésie d’employer une telle formule avant le 25 décembre:

Les données que nous avons récoltées sur le réseau social Tweeter montrent que sur les 9 jours précédant le 27 décembre 2019, il y a eu un pic de tweets contenant bon bout d’an le 20 décembre, puis un autre le jour de Noël:

Figure 3. Fréquence de “bon bout d’an” dans les statuts Twitter sur la période du 19 au 27 décembre 2019.

On mettra ce graphique à jour d’ici début janvier 2020 pour avoir une idée de la période où les tweets contenant la formule bon bout d’an! ont été les plus fréquents !

Quel français régional parlez-vous?

Si cette publication vous a plu, si vous avez des questions ou des commentaires, n’hésitez pas à nous le dire en commentaire sous ce billet, sinon sur Facebook, Twitter ou Instagram. Si vous avez quelques minutes devant vous, n’hésitez pas à participer à l’un de nos sondages sur le français régional, vous nous aiderez ainsi à faire les prochaines cartes! Cela étant dit, il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter un bon bout d’an!, et vous dire à l’an que vèn!

source

Survivances des parlers francoprovençaux, épisode 3: les mots pour dire la #Savoie

Ce troisième épisode est consacré à des expressions utilisées en français dont l’origine est à chercher dans les parlers francoprovençaux (c.-à-d. dans les dialectes galloromans que parlaient couramment nos (arrières)-grand-parents). Après avoir parlé des animaux puis des spécificités du Valais romand, on a choisi de mettre cette fois-ci en lumière quelques sabaudismes, c’est-à-dire des régionalismes propres aux Pays-de-Savoie.

Le substantif sabaudisme a été proposé pour la première fois en 1932, dans un texte posthume de Joseph Désormaux (“Le français régional de Savoie. Les sabaudismes à travers l’histoire“), co-auteur avec Aimé Constantin d’un excellent Dictionnaire savoyard (v. encadré ci-dessous). Il est construit sur l’ancien francoprovençal Sabaudia, qui continue probablement un composé gaulois latinisé Sapaudia (où sapa = “sapin” et uidus = “forêt”, soit “forêt de sapins”), et qui a évolué pour donner en français moderne le mot… Savoie! Quant à la formation Pays-de-Savoie, elle désigne depuis le XVIIe s. les terres des princes de la maison de Savoie, appelées aussi à l’époque États de Savoie.

Il existe des dizaines de recueils, articles scientifiques ou de journaux, sites web, pages Facebook consacrés aux particularités du français que l’on parle en Savoie (cette région qui comprend aujourd’hui les départements 73 et 74, mais qui a constitué un comté, un duché puis une principauté avant d’être annexée, en 1860, à la France – pour en savoir plus cliquez ici), tellement qu’il serait vain d’essayer de chercher à en faire l’inventaire exhaustif.

À ce jour, il n’existe toujours pas de cartes donnant à voir l’aire d’extension et la vitalité de ces particularités linguistiques. Les enquêtes conduites dans le cadre du projet Français de nos Régions ont permis de combler cette lacune.

Quel français régional parlez-vous? C’est le nom d’une série de sondages linguistiques, auxquels nous invitons les lecteurs de ce blog à participer. Les cartes qui y sont présentées sont en effet réalisées à partir de sondages. Plus les internautes sont nombreux à participer, plus les résultats sont fiables. Pour nous aider, c’est très simple : il suffit d’être connecté à Internet, et de parler français. Pour le reste, c’est gratuit et anonyme. Vous avez grandi en France, en Suisse ou en Belgique, cliquez ici; si vous êtes originaire du Canada francophone, c’est par .

Je présente dans ce billet trois termes emblématiques du français régional de Savoie. Il en existe bien sûr des dizaines d’autres. Ils feront l’objet de publications indépendantes.

LIRE AUSSI >> Le « y » dit savoyard : laissez-moi vous y expliquer!

D’ici là, n’hésitez pas à nous signaler vos expressions savoyardes favorites dans la section ‘commentaires’ de ce billet, sinon sur notre page Facebook ou sur nos comptes Twitter et Instagram!

Monchu

Sans doute l’un des régionalismes les plus emblématiques des Pays-de-Savoie, le mot monchu désigne un vacancier, prototypiquement originaire de la région parisienne, identifiable grâce au numéro de sa plaque d’immatriculation de la voiture sur laquelle il place les chaînes du mauvais côté (à l’avant si la voiture est à traction arrière, à l’arrière si la voiture est à traction avant), ou les porte-skis à l’horizontale. En dehors de sa voiture, on reconnaît le monchu à son accoutrement : c’est ce vacancier qui skie en jeans, qui porte ses spatules à l’arrière ou qui débarque au supermarché de la plaine en tenue de ski avec aux pieds ses MoonBoots®, voire ses chaussures de ski.

Source des photos: Histoires de monchus

Sur le plan linguistique, le mot monchu est la forme dialectale correspondant au français “monsieur”. Le terme ne figure pas dans les atlas linguistiques de référence (c-.à-d. dans l’Atlas Linguistique de la France et l’Atlas linguistique et ethnographique des Alpes et du Jura).

Figure 1. Attestations des formes monchu et monsu au sens de “monsieur” dans les parlers savoyards, d’après Constantin & Désormaux (1902, p. 274, entrées monchu et monsu).

Toutefois, il est mentionné dans le Dictionnaire savoyard de Constantin & Désormaux, qui l’attestent dans la région de Chamonix, plus précisément, comme le montre la Figure 1 ci-dessus, en Haute-Savoie dans les arrondissements de Thônes et d’Annecy, ainsi qu’à Montmin (NB: dans les arrondissements de Thonon et de Bonneville, c’est la variante monsu qui est répertoriée).

Le Dictionnaire savoyard est un ouvrage unique en son genre. Publié en 1902 (il est téléchargeable en pdf via Gallica), il se présente comme un dictionnaire bilingue savoyard/français, d’un peu plus de 500 pages. Pour chaque mot, il fait état de variantes et propose des localisations précises, bien que non exhaustives (elles n’ont pas fait l’objet d’une enquête systématique à l’échelle des deux Savoie). Le gros des matériaux qui a servi à son élaboration a été recueilli par Aimé Constantin. Il décède en 1900, alors qu’il n’avait rédigé qu’une ébauche des articles consacrés aux mots commençant par les trois premières lettres de l’alphabet. Le travail est alors repris et achevé par Joseph Désormaux.

En savoyard, le mot monchu semble avoir été originellement utilisé depuis au moins la fin du XVIIIe s. pour désigner les touristes en quête d’air pur, les “môssieurs” aisés et habillés comme à la ville.

Quand les Savoyards se sont mis à parler français, ils ont conservé la forme de leur patois pour désigner les touristes venus prendre l’air en altitude. Passé en français, le mot a perdu ses lettres de noblesse pour finir par désigner péjorativement des touristes spécifiquement maladroits, peu au fait des règles de bonne conduite à adopter en station.

On trouve encore le mot monchu dans les romans de Roger Frison-Roche, avec le sens noble qu’il avait naguère. Extrait de Premier de cordée (1941): — Suffit, gamin, n’y revenons plus… C’est trop triste, vois-tu, d’aller finir ses jours à remonter le réveil dans une cabane et à préparer le thé pour les monchus qui vont en course.

Mais qui utilise aujourd’hui le mot monchu ? Absent des dictionnaires scientifiques consacrés aux régionalismes du français (∅ Dictionnaire des Régionalismes de France et Dictionnaire des régionalismes de Rhône-Alpes), le mot n’est-il qu’un mythe ? Pour le vérifier, nous avons posé une question relative à son usage dans la 9e édition de notre série d’enquête Quel français régional parlez-vous?, enquête à laquelle plus de 10.000 internautes (dont 200 Savoyards) ont participé entre 2018 et 2019.

Note sur la confection des cartes: Les cartes ont été réalisées dans le logiciel R, à l’aide des librairies rasterggplot2 et ggsn. Si vous voulez en savoir plus, n’hésitez pas à contacter l’auteur!

En nous basant sur le pays et la localité où les participants ont déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse, nous avons pu estimer, pour chaque arrondissement de France, de Belgique et chaque district de Suisse romande, la vitalité et l’aire d’extension du mot monchu au sens de “touriste maladroit”.

Figure 2. Vitalité et aire d’extension du mot monchu dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-9, 2018/2019). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%). Source de l’illustration en haut à gauche: Youtube.

Nous avons reporté ces valeurs sur un fond de carte, en faisant varier la couleur des points (plus la couleur est froide, plus le pourcentage d’internautes utilisant le mot monchu est bas; inversement, plus la couleur est chaude, plus le pourcentage est haut). Nous avons ensuite utilisé des techniques d’interpolation statistique afin d’obtenir une surface lisse et continue du territoire. C’est en suivant cette méthode que nous avons pu mettre au point la Figure 2 ci-dessus.

>> LIRE AUSSI: Survivances des parlers francoprovençaux en français, épisode 2: le canton du Valais (CH)

Pour terminer sur les monchus, sachez que les locaux ne manquent jamais une occasion de s’en moquer, et de le faire savoir sur les réseaux sociaux.

source

À témoin, ces photos plus hilarantes les unes que les autres, que l’on peut retrouver sur la pages Facebook Histoires de monchus, ou dans certains tweets du compte de la Police nationale du 73:

A r’vi pa!

Régionalisme lui aussi répertorié par de nombreux ouvrages et sites web tout public relatifs au parler savoyard, a r’vi est une interjection que l’on emploie pour prendre congé de quelqu’un. Il fait nuit, ça veut dire que c’est l’heure de rentrer. A’rvi ! Elle peut être suivie de la particule pa (aussi orthographiée ou pas) ou plus rarement donc. En route, vous autres. A r’vi, pas ! A r’vi, donc !

source

En dialecte savoyard, r’vi (aussi écrit rvi) correspond au français “revoir”. Dans cette expression, la voyelle a joue le même rôle que la préposition française “à”. A r’vi se traduit donc par “au revoir”, ou plus précisément “à la revoyure”. Quant à la particule pa, il semblerait qu’il s’agisse d’une forme raccourcie de l’équivalent patois de n’est-ce pas (cette explication, trouvée ici, nous semble assez probable dans la mesure où dans cette position, alterne avec donc et ses équivalents dialectaux).

Le Dictionnaire savoyard de Constantin & Desormaux (1902, p. 360) localise la forme dans l’arrondissement d’Annecy (les auteurs donnent l’exemple a vo rvi, traduit “à vous revoir”). Nos données (près de 7.000 réponses reçues suite à la mise en ligne de notre 5e enquête entre 2017 et 2018, avec les votes de plus d’une centaine d’internautes originaires du 73 et du 74) indiquent que la forme est relativement répandue dans les deux Savoie:

Figure 3. Vitalité et aire d’extension de l’expression a r’vi pa dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-5, 2017/2018). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%).

Sur le web, on trouve peu d’exemples d’emplois de l’expression a r’vi et ses variantes. Le tour a en revanche été repris par bon nombre de commerçants qui ont baptisé leur société de ce nom (marque de vêtement, chambres d’hôte, association culturelle, etc.). Preuve que la tournure est emblématique de sa région: on trouve du vin et de la bière fabriqués en Savoie qui arborent l’expression a r’vi pa sur leurs étiquettes (ça nous rappelle une certaine cagole). La forme s’affiche même sur des t-shirts:

On rappellera que l’expression a r’vi pa s’oppose à adieu (prononcée adjeu), utilisée pour saluer quelqu’un que l’on rencontre, et non pour lui dire au revoir.

source

Signalons toutefois que cet usage remarquable d’adieu n’a en revanche rien de spécifiquement savoyard: il est également tout à fait courant en Suisse et dans le Sud-Ouest, comme on vous l’expliquait ici, et comme on peut le voir sur la figure 4:

Figure 4. Vitalité et aire d’extension de l’expression adieu au sens de “bonjour” dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2018). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%).

Patchoque

Enfin, moins connu que les deux précédents, le mot patchoque (que l’on trouve aussi sous les variantes graphiques patiôque, patioque, patçoque voire patchauque, selon que l’on prononce la suite <ti> comme dans “petit” ou comme dans “tchi“; que l’on prononce le <o> de façon ouverte, comme dans “bof” ou fermée, comme dans “beau“) n’en est pas moins représentatif du français que l’on parle en Savoie.

>> LIRE AUSSI: Ces particularismes locaux qui se dérégionalisent

Probablement à rattacher au patois patĭâcă, que Constantin & Désormaux (1902, p. 405) ont entendu dans les dialectes de l’arrondissement de Thônes, avec le sens de “bouillie épaisse” (à Aviernoz, la variante patĭôcă a été reportée), le mot patchoque désigne en français régional de la neige fondue et brunâtre (neige qui peut être plus ou moins liquide et plus ou moins sale), dans laquelle on patauge, notamment au printemps, lors du radoux.

Absent des dictionnaires scientifiques susmentionnés, le mot ne figure que dans quelques rares recueils de sabaudismes. Il est uniquement signalé dans le lexique des termes régionaux de Suisse et de Savoie de Henri Suter, ainsi que par Anita Gagny dans son Dictionnaire du français régional de Savoie. On en trouve des attestations dans l’Atlas linguistique et ethnographique des Alpes et du Jura, à la lecture des cartes 33 (“on patauge”) et 34 (“la boue”). Sur la Figure 5 ci-dessous, nous avons signalé les localités où les témoins rencontrés par Gaston Tuaillon ont donné une réponse impliquant le type lexical patchoque:

Figure 5. Attestations des types lexicaux <patchoquer> (“patauger”) et <patchoque> (“boue”) dans l’Atlas Linguistique et ethnographique des Alpes et du Jura (cartes 33 et 34, respectivement).

On peut voir que le mot a été relevé principalement en Savoie, bien qu’on en trouve des attestations en Haute-Savoie et en Italie. Ici encore, l’absence de formes dans le reste de la Savoie ne doit pas faire penser qu’il s’agit d’une forme originellement mauriennaise: la question ne portait pas sur la neige fondue, mais sur la boue et l’action de patauger.

Sur le web, patchoque est aussi fort rare. Malgré nos efforts pour faire des recherches tenant compte des différentes variantes graphiques de patchoque, nous n’en avons trouvé que quelques attestations, notamment sur Twitter:

Les données de notre toute première enquête (juin 2015, plus de 6.000 participants originaires des Alpes et du Jura, dont 570 Savoyards) montrent que si le terme est employé dans les deux Savoie, il est aussi répandu dans la partie francophone du canton du Valais, en Suisse:

Figure 6. Vitalité et aire d’extension du mot patchoque dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (AJ-1, 2015). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%).

D’après ce site, il semblerait que le mot patchoque soit également utilisé dans les parlers dialectaux de la Vallée d’Aoste.

Le saviez-vous? Dans les provinces francophones de l’est du Canada, c’est le mot sloche (emprunté à l’anglais slush) que l’on utilise préférentiellement pour désigner cet état de neige. En Suisse romande, il existe des dizaines de variantes en circulation. Mis à part le mot patchoque en Valais, les unes sont à rapprocher de papètche (cantons de Vaud et de Genève), les autres de pètche (arc jurassien), comme on peut le voir sur cette carte.

Signalons enfin que l’on retrouve la forme patchoque dans le verbe patchoquer (“marcher dans la patchoque et se salir”), l’adjectif patchoqué (“sali, recouvert de boue” : Quand il est rentré à la maison, il était tout patchoqué !) et dans le substantif patchôcon (“se dit d’un enfant qui aime se salir, notamment en mangeant”: Arrête de faire le patchôcon ou tu vas te prendre une torgniole !). NB: Dans le domaine culinaire, le mot patchoque peut aussi désigner une préparation liquide mais compacte, laissant en bouche un goût pâteux.

Le mot de la fin

Si vous voulez poursuivre votre lecture sur les survivances des parlers francoprovençaux en français, n’hésitez pas à jeter un œil à ce billet consacré au y dit “savoyard” (ça, je vais y faire). Des cartes et des explications sur l’origine et la dérégionalisation du mot peuf (“poussière”, et par extension “neige poudreuse”) ont été publiées ici.

N’oubliez pas de participer à l’une de nos enquête sur le français régional, vous nous aiderez ainsi à réaliser les prochaines cartes qui seront publiées sur ce blog. Et pour ne pas rater nos prochaines cartes, abonnez-vous à nos comptes Facebook, Twitter et Instagram!

Parlez-vous (les) français ? Atlas des expressions de nos régions

Enfin, si vous êtes en panne d’idée pour Noël et que la géographie linguistique vous passionne autant que nous, nous ne pouvons que vous conseiller la consultation de notre nouvel atlas. Il disponible aux éditions Armand Colin depuis octobre 2019, dans toutes les bonnes librairies, sinon en ligne sur les sites de la Fnac, Decitre ou Amazon!

Parlez-vous (les) français?

D’un bout à l’autre de la francophonie d’Europe (Belgique, France et Suisse), les expressions utilisées pour se saluer, se réjouir, râler ou parler du temps qu’il fait ne sont pas toujours les mêmes. La richesse du français de nos régions s’illustre par de nombreuses et étonnantes formules. Saviez-vous qu’il existe plus d’une dizaine de verbes pour exprimer « une chute due à l’action de se prendre les pieds dans un obstacle »? Que veut dire un Toulousain quand il s’exclame qu’il a la ouelle? Que vous propose un Alsacien qui demande s’il peut vous faire un schmutz ? Que risquez-vous à vous prendre une rabasse en Bourgogne?

cet atlas, il est monstre bien !

Les enquêtes « Français de nos régions »

Depuis plusieurs années, Mathieu Avanzi mène l’enquête en vue de cartographier la vitalité et l’aire d’extension des particularités du français souvent absentes des dictionnaires du français dit « de référence ». Lui et son équipe ont mis en place des sondages sur Internet où ils conviaient des internautes à répondre à un certain nombre de questions relatives à leur façon de parler. Une première sélection de cartes a été publiée dans l’Atlas du français de nos régions (Armand Colin, 2017). Les résultats des enquêtes qui ont suivi ont confirmé l’engouement du public pour ces questions, et ont permis, du même coup, de mettre au point plusieurs centaines de nouvelles cartes. Cet atlas en présente une sélection.

En librairie le 9 octobre 2019!

Ce nouvel opus contient plus d’une centaine de cartes, qui vous permettront d’enrichir votre connaissance des expressions régionales du français ! Il est disponible dès le 9 octobre 2019 (128 pages, 15.90 €) – déjà en pré-commande ici ou .

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Survivances des parlers francoprovençaux en français, épisode 2: le canton du Valais (CH)

Dans ce deuxième épisode de notre série consacrée aux rapports entre les dialectes galloromans et le français que l’on parle de part et d’autre des Alpes franco-suisses (le premier était dédié aux dénominations des animaux), nous présentons les résultats d’une enquête conduite entre 2017 et 2018 visant à documenter les particularités du français des districts de l’ouest du canton du Valais, en Suisse romande.

Figure 1. A gauche, le Valais romand à l’échelle de la francophonie d’Europe. A droite, zoom sur le Valais romand, où les frontières en grisé délimitent des districts francophone du Valais, celles en traits noirs pleins et fins les frontières entre les cantons de Romandie et celles en traits pointillés les frontières entre la Suisse, la France et l’Italie. La zone en grisé plus clair sur le bord droit de la carte correspond à la partie germanophone du Valais.

Ce billet est le fruit d’une collaboration avec Nancy Vouillamoz, valaisanne et auteure d’un mémoire sur le français d’Isérables (rédigé en vue de l’obtention d’un Master en linguistique française à l’université de Fribourg). Il présente sous une forme légèrement remaniée certains des résultats du premier volet d’une recherche dédiée aux emprunts du français aux parlers valaisans, publié dans le n°170 de L’Ami du patois (septembre 2018, pp. 24-29) édité par la Fondation Bretz-Héritier, puis présenté sous la forme d’une communication orale à la XXIXe édition du Congrès International de Linguistique et de Philologie Romane à Copenhague du 1er au 6 juillet 2019. Les résultats du second volet de ce projet seront exposés à l’occasion du colloque Dialectologie francoprovençale, 50 ans après, qui se tiendra du 6 au 8 novembre 2019 à l’université de Neuchâtel. Si vous êtes valaisan, vous pouvez nous aider en participant au second volet de notre enquête.

Comme le montre la carte ci-dessous, le Valais est l’un des cantons les plus isolés de la Suisse romande sur le plan géographique. Traversé par le Rhône, il est bordé de part et d’autre de hautes montagnes, que l’on ne peut franchir que par des tunnels ou par des cols. La seule route de plaine qui permet d’accéder à la vallée se situe au nord-ouest du canton, à frontière avec le canton de Vaud.

Figure 2. Représentation en dégradé de couleurs permettant de situer les zones les plus élevées (en rouge vif), et les zones les plus basses (en vert foncé). Les frontières internes au Valais délimitent les districts. Les données pour les valeurs des reliefs ont été téléchargées sur SRMT data.

À l’intérieur du canton, certains villages de montagne sont demeurés longtemps isolés des localités de la plaine. Par exemple, le village d’Isérables n’a été relié aux localités bordant le Rhône par un téléphérique qu’en 1942. Il fallut attendre 1966 pour qu’une route soit construite (avant cela, il n’existait que des chemins muletiers).

source: Wikipédia.

Sur le plan linguistique, le Valais romand constitue l’une des régions des Alpes où les parlers francoprovençaux se sont le mieux maintenus. Le relatif isolement du canton et la géographie particulière de ses villages peut expliquer cette situation singulière, mais ce n’est pas là la seule raison. Le fait que le canton n’ait pas été converti lors de la Réforme protestante a entraîné une pénétration plus tardive du français à l’intérieur de ces terres (pour lire la Bible, il fallait comprendre le français). Dans les cantons de Genève, de Vaud et de Neuchâtel, de confession protestante, l’usage des patois a commencé à décliner bien plus tôt.

Nous ne disposons pas de sources fiables sur la pratique du patois à la maison à l’heure actuelle. On sait toutefois que les personnes nées au début du siècle ont acquis le patois avant d’apprendre le français, et que celles qui sont nées avant 1950 – notamment celles qui sont originaires des villages de montagne – parlent encore le patois couramment. Depuis quelques années, la politique linguistique du canton favorise l’apprentissage des parlers locaux et leur mise en valeur (vous trouverez plus d’infos sur le site de la fondation du patois). À part dans certains villages comme Évolène, le patois n’est presque plus parlé par les jeunes Valaisans (Kantutita du blog yapaslefeuaulac a consacré un podcast à ce parler).

La cohabitation prolongée des deux systèmes – patois et français – a donné naissance à de nombreux phénomènes d’interférence, dans un sens comme dans l’autre. Les traces que les patois ont laissé dans le français demeurent relativement mal connues.

La première cacologie (recueil recensant les “fautes” ou les “écarts” de la langue locale par rapport à la norme française de référence) dédiée à une variété de français en Suisse romande remonte à 1691. Elle visait à répertorier les particularités du français que l’on parlait alors à Genève (vous pouvez y accéder ici). Des ouvrages de la même trempe seront publiés par la suite (pour en savoir plus, lisez cet article), les uns seront consacrés au français du canton de Vaud (Develey 1808), de Genève (Gaudy 1827), de Fribourg (Grangier 1864) et de Neuchâtel (Bonhôte 1867). Il n’existe aucun ouvrage de ce genre pour le français valaisan.

Dans nos recherches, nous cherchons à combler ce déficit.

Méthode

Pour documenter les traces qu’ont laissées les patois dans le français du Valais, nous avons lancé une enquête en ligne entre octobre 2017 et mai 2018.

Les enquêtes se poursuivent! Cette première enquête valaisanne a permis de mettre le doigt sur des phénomènes intéressants, et dont l’existence n’avait jamais ou guère été documentée dans la communauté des chercheurs travaillant sur le français de Suisse romande. Vous pouvez nous aider à continuer cette recherche en répondant à quelques nouvelles questions. Il suffit pour cela de disposer de 5 minutes devant vous, et d’une connexion internet (votre participation est anonyme). Cliquez sur ce lien pour accéder au questionnaire!

Dans un premier temps, les internautes qui ont pris part à notre enquête devaient fournir quelques informations nous permettant de contextualiser les résultats (année de naissance, sexe, localité dans laquelle ils ont passé la plus grande partie de leur jeunesse, pratique du patois, etc.). Ils étaient ensuite invités à répondre à quelques questions portant sur le vocabulaire (comment appelez-vous tel ou tel objet?), l’ordre et le choix des mots dans la phrase (quelle expression utilisez-vous pour décrire tel ou tel état ou telle ou telle action?) et enfin la prononciation (comment prononcez-vous ce mot-ci ou ce mot-là?). Pour faciliter le traitement des données, les participants devaient cocher dans une liste de réponses possibles la ou les réponses correspondant le mieux à leur usage.

Les données ont été stockées dans un tableur, et géocodées semi-automatiquement à l’aide de l’outil ezGeocode. Au total, nous avons travaillé à partir des réponses de près de 1.270 Valaisans, qui se répartissent de la façon suivante (cliquez sur la carte pour l’agrandir):

Figure 3. A gauche, nombre des participants en fonction des districts où ils ont déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse. A droite, nombre de participants en fonction de la localité (déterminée sur la base du code postal) où les participants ont déclaré avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse .

Sur la carte ci-dessus, on peut voir que notre enquête a permis de couvrir le territoire de façon relativement uniforme, même si les districts de l’ouest du canton (Conthey et Saint-Maurice, avec 30 et 27 participants, respectivement) sont moins bien représentés que les autres (avec un minimum de 60 internautes pour Hérémence et un maximum de 590 internautes dans le district de Martigny). Soulignons qu’avec 252 participants, le village d’Isérables est extrêmement bien représenté (le village totalisait en effet 883 habitants en 2008).

Note sur la confection des cartes: Les cartes ont été réalisées dans le logiciel R, à l’aide des librairies raster, ggplot2 et ggsn. Si vous voulez en savoir plus, n’hésitez pas à contacter l’auteur!

De cette façon, nous avons pu calculer, pour chacune des réponses aux questions de notre enquête, le pourcentage d’usage de telle ou telle réponse par commune. Nous avons alors reporté les résultats sur un fond de carte vierge, en faisant varier les teintes des points en fonction des pourcentages. Ainsi, plus la couleur d’un point est claire, plus le pourcentage d’utilisation de la forme est élevé, et inversement. Enfin, pour éviter les effets de distorsion dues au trop faibles effectifs, nous avons exclu les localités pour lesquelles nous avons comptabilisé moins de cinq observateurs.

Quelques mots de patois passés en français

L’enquête s’ouvrait par des questions portant sur le vocabulaire de la vie de tous les jours.

Ronquer

La première question avait pour but d’obtenir des informations sur l’usage du verbe ronquer. Elle était formulée de la question suivante : “Dans votre usage, ronquer son jardin signifie…” et assortie des choix de réponse: (i) arroser son jardin, (ii) tourner son jardin, (iii) semer son jardin et (iv) je n’emploie pas ce verbe. Les participants ont en majorité répondu “tourner son jardin” (qui était la “bonne” réponse, les autres sens n’existant pas) ou “je n’emploie pas ce verbe”:

Figure 4. Vitalité et aire d’extension du verbe ronquer, au sens de “tourner (son jardin)”.

Les résultats montrent que le mot est connu un peu partout, avec des pourcentages qui dépassent rarement les 20%, mis à part dans les communes d’Isérables (60%) et d’Orsières (52%).

Il cramotze

La seconde question visait à documenter la vitalité de la tournure impersonnelle il cramotze (ou ça cramotze), qui permet de rendre compte de la chute d’une neige faible et humide. La question était posée de la façon suivante: “Dehors une neige faible et humide commence à tomber, vous dites qu’il…”. Elle était suivie des réponses: (i) neigeotte, (ii) neige, (iii) mélange, (iv) cramotze, (v) autre (précisez).

Figure 5. Vitalité et aire d’extension du tour il cramotze, au sens de “il tombe une neige faible et humide”.

Les résultats indiquent que le tour il cramotze est essentiellement connu dans le français des communes voisines d’Isérables (46%), à savoir: Nendaz (37%), Riddes (30%) et Veysonnaz (22%).

Métère

La troisième question portait sur l’utilisation du substantif métère, au sens de “pomme de terre”. Comme on peut le voir sur la carte ci-dessous, l’aire d’extension de ce mot est relativement réduite à l’échelle du Valais romand: elle ne semble employée que dans le français que l’on parle à Isérables (52%) et Riddes (40%), alors que Veysonnaz atteint 12%:

Figure 6. Vitalité et aire d’extension du substantif métères, comme synonyme de “pomme-de-terre, patate”.

Pour essayer de comprendre l’origine de cette forme, nous avons pensé qu’il était utile de jeter un œil aux données de l’Atlas Linguistique de la France (ALF), mis au point par le linguiste suisse Jules Gilliéron avec la collaboration d’Edmond Edmont.

L’Atlas Linguistique de la France est un ouvrage unique et précurseur dans le domaine de la dialectologie. Publié entre 1902 et 1910, d’abord sous forme de fascicules, puis sous la forme de volumes (13 au total), il comprend plus de 2000 cartes, générées à la suite du dépouillement d’autant de questions. Ces données ont été récoltées par E. Edmont, à la suite d’interviews qu’il a réalisées avec des témoins rencontrés au fil de son périple aux quatre coins de la France et de ses “satellites linguistiques” (Wallonie, Suisse romande, îles Anglo-Normandes et vallées transalpines), périple qui a duré quatre ans (entre 1897 et 1901). L’ensemble des cartes numérisées peut être consulté sur ce site.

La carte ci-dessous montre qu’au début du siècle précédent, en Valais, il existait deux grands types de formes pour désigner ce tubercule. En bleu, les représentants du type “pomme de terre” (qui se présentent sous des formes différentes en raison des aléas de l’évolution phonétique). À gauche, comme dans une large partie du domaine galloroman méridional (v. carte ALF 1057), les formes se rattachent toutes à un étymon germanique kartoffel (tartouffe, truffe, triffle, v. FEW t. 13, 2, p. 385b, mot sur lequel on s’est appuyé pour dénommer le désormais célèbre plat savoyard tartiflette).

Figure 6bis. Les dénominations de la « pomme de terre » dans les dialectes galloromans du Valais et alentours au début du 20e s., d’après l’Atlas Linguistique de la France. Chaque point représente une localité enquêtée.

A la lumière de cette carte, on peut faire l’hypothèse que métère est la forme correspondant à “pomme de terre” dans le patois parlé à Isérables et aux alentours, la première syllabe du composé ayant sauté, comme c’est le cas de la forme relevée au point 978 qui correspond à Nendaz (forme tèré sur la carte), et que cette forme s’est maintenue dans le français local. L’enquête n’a pas permis de vérifier systématiquement si les autres types (pommettes, truffe, etc.) étaient encore en usage, mais certains internautes nous les ont signalées.

Bertz

Enfin, la quatrième question de la première partie de l’enquête concernait l’adjectif bertz, qui signifie “tordu”. Comme on peut le voir, bertz jouit d’une vitalité également assez forte à Isérables (43%; ailleurs, les pourcentages ne dépassent jamais 20%):

Figure 7. Vitalité et aire d’extension de l’adjectif bertz, comme synonyme de “tordu”.

Sur le plan étymologique, bertz vient du patois bèrtso, un mot relativement polysémique, et naguère connu dans l’ensemble des patois de Suisse romande, pour qualifier une personne dont les dents sont tordues ou manquantes.

L’adjectif berche, de même origine, est mentionné par William Pierrehumbert dans son Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand comme un régionalisme de Suisse romande connu également en Pays de Savoie. Comme en patois, l’adjectif berche s’applique à des personnes qui présentent différentes sortes de problèmes au niveau de leur mâchoire, ou des outils qui sont mal en point.

Par analogie, l’adjectif s’applique également à des outils dont il manque des dents, ou qui sont ébréchés. En Valais plus spécifiquement, bèrtso permet de qualifier quelque chose qui présente un aspect défectueux, anormal (pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire cet article du GPSR).

Quoi t’as dit?

Jusqu’à présent, on a parlé de mots de patois passés en français, sous des formes plus moins modifiées. Il existe d’autres phénomènes d’interférence, moins transparents, et que les linguistes appellent des “calques”. Ces calques concernent surtout la construction des phrases.

>> LIRE AUSSI: le “y” savoyard, laissez-moi vous y expliquer

De nombreux locuteurs, particulièrement ceux établis dans le centre du Valais romand, à Isérables et Riddes (ailleurs les pourcentages ne sont toutefois pas nuls), ont avoué utiliser la tournure interrogative “Quoi t’as dit?” pour demander à quelqu’un de répéter ce qu’il vient de dire:

Figure 8. Vitalité et aire d’extension du tour Quoi t’as dit? au sens de “Qu’est-ce que tu as dit?”.

Pour comprendre l’origine de cette formule, il faut savoir que dans les patois valaisans, le mot interrogatif que et le mot interrogatif quoi ont la même forme. Ainsi, dans les patois du Valais, le même mot est utilisé à la fois comme équivalent des mots que et quoi en français. On peut se reporter aux données de la carte 7130 de l’Atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan (ALAVAL), dont nous reproduisons une copie ci-dessous:

Figure 9. Carte 7130 d’ALAVAL: “la question partielle ‘que’: forme et ordre des mots”. Cliquez ici pour accéder à la carte, aux données et aux commentaires.

Quand les patoisants se sont mis à parler français, ils ont sélectionné la forme quoi et l’ont utilisée en lieu et place de que. Ceci explique pourquoi il est encore aujourd’hui possible d’entendre dans le français local des formes comme quoi t’as dit, quoi t’as mangé, quoi t’as acheté, etc., même dans la bouche de ceux qui ne parlent pas le patois.

L’expression d’un déplacement ou d’une direction

Sur le plan géographique, le canton du Valais, comme les régions environnantes de Suisse, de France et d’Italie, est composé de vallées sur les bords desquelles s’alignent des villages souvent établis sur des terrains en pente. Le caractère dénivelé de ces localités est à l’origine de l’existence d’expressions déictiques qui sont propres aux parlers alpins.

Le point le plus bas du village d’Isérables se situe à 426 mètres au-dessus de la mer, et le point le plus haut culmine à 1100 mètres d’altitude. Cette situation géographique particulière est à l’origine de nombreux stéréotypes sur la commune (on dit par exemple que le village est si pentu qu’il faut y ferrer les poules).

Ainsi, dans les patois francoprovençaux, il n’est pas rare de trouver des formations adverbiales qui permettent de référer à la verticalité d’un lieu ou d’un déplacement.

Dans les patois de la région de Lyon, Mgr Gardette signalait que dans beaucoup de localités existent des formes spéciales pour ici et pour lorsque ces adverbes désignent un lieu élevé, et une forme différente lorsqu’ils désignent des lieux bas (ALLy 1307). On retrouve ce genre de précision dans les parlers occitans cisalpins (Pons 2019, in Revue de Linguistique Romane), mais aussi de la vallées d’Aoste (Diémoz 2013), de la Savoie (ALJA 1673) et du Valais (ALAVAL 71230). Ces formes sont à l’origine des tours en apparence pléonastiques du type en bas d’en bas ou oxymoriques en haut d’en bas en français valaisan.

Corollairement, il existe aussi des locutions permettant de faire état d’un déplacement sur le plan horizontal, sans changement d’altitude, notamment à l’aide des correspondants patois de la préposition outre (« au-delà, plus loin, à la même altitude que celui qui parle »), employée sans régime (tire-toi outre!) ou avant un complément de lieu (je vais outre à la piscine), ou en combinaison avec d’autres formes, à l’instar de en-là (« là-bas, plus loin par rapport à la personne qui parle ») ou de en-çà (« du côté, dans la direction de la personne qui parle »), qui permettent de préciser l’éloignement ou le rapprochement par rapport à celui ou celle qui parle.

outré, adv. Là-bas. Mot très fréquent et qui n’a pas son équivalent en français. Adv. de lieu. Le paysan distingue entre aa ba, descendre d’un lieu plus élevé, aa ina, monter et aa outré, aller à sa gauche ou à sa droite. Ainsi de St-Germain on dit: va ba a Chyoun, ina a dzöo, il descend à Sion, il monte à la forêt, et outr’a Droun.na, outr’a Tsandoouën, outr’a Granoué, à Drône, à Chandolin, à Granois, parce que ces localités sont situées sur un même plan, à sa gauche et à sa droite; outré-ouéi, là-outre; outr’ou moouën, [outre] au moulin; outré déouéi ó Roun.nó, de l’autre côté du Rhône, par rapport à Savièse; outré déouéi, les alpages de l’autre côté des alpes bernoises; outr’ënséi, de long en large. ⁄⁄ Adv. de temps. outré pé ó tsatin, pendant l’été; outré päa næ, pendant la nuit; vëndré outré pé a fën dé outon, il viendra vers la fin de l’automne. ⁄⁄ Loc. étre outr’ënséi, être en bon terme [avec qqn].

Article outré extrait du Lexique du Parler de Savièse.

L’utilisation de outre et ses combinaisons pour désigner des relations spatiales en français a à peine été documentée (William Pierrehumbert en fait rapidement état dans son Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand, et on ne trouve autrement que quelques lignes dans les glossaires et dictionnaires de patois francoprovençaux du Valais). Nos enquêtes ont permis, pour la première fois dans l’histoire de la géographie linguistique, de tracer les frontières de l’aire d’emploi de ces formes en français.

Aller outre à la piscine, tire-toi outre

Notre première carte a été générée à partir de l’enquête valaisanne, à laquelle on a ajouté les réponses de plusieurs milliers de Romands et de Savoyards, réponses récoltées dans le cadre d’enquêtes plus larges destinées à cartographier la variation du français régional dans la francophonie d’Europe.

La carte ci-dessous permet de montrer que l’utilisation de la préposition outre, dans des phrases comme tire-toi outre, ou aller outre à la piscine, est une particularité du français que l’on parle dans le canton du Valais, et plus spécifiquement dans les districts de l’ouest de ce canton:

Figure 10. Vitalité et aire d’extension de l’adverbe/préposition outre, dans le tour aller outre, au sens de “aller plus loin sans changement de plan d’altitude” à l’échelle du domaine francoprovençal.

La carte de détail ci-dessous permet de disposer des pourcentages plus précis pour chacune des localités.

Figure 10bis. Vitalité et aire d’extension de l’adverbe/préposition outre, dans le tour aller outre, au sens de “aller plus loin sans changement de plan d’altitude” à l’échelle du Valais romand.

Outre-là-outre, outre-et-en-çà

On l’a dit plus haut: dans les patois du Valais comme en français, outre se combine avec des adverbes pour exprimer des relations spatiales plus complexes.

Dans notre enquête, nous avons testé la vitalité du tour outre-là-outre, qui signifie “plus loin que outre”:

Figure 11. Vitalité et aire d’extension de la locution outre-là-outre, au sens de “plus loin que outre”.

Nous avons également pu cartographier l’aire d’extension de outre-et-en-çà, qui implique une idée de retour:

Figure 12. Vitalité et aire d’extension de la locution outre-et-en-çà, au sens de “aller outre avec idée de retour”.

La comparaison de ces deux dernières cartes fait ressortir des différences intéressantes entre les deux locutions. Il ressort que outre-là-outre est employé avec une vitalité moins importante que outre-et-en-ça, à part à Isérables!

Nous avons besoin de votre aide !

Grâce au millier de répondants qui ont pris part à notre première enquête, nous avons pu mettre au point quelques cartes permettant d’illustrer la richesse du français que l’on parle en Valais, et de mettre en avant la façon dont survivent les patois dans cette région de la Romandie. Il reste encore beaucoup à faire pour aboutir à la création d’un atlas linguistique du français que l’on parle dans cette région, et ainsi mieux documenter un patrimoine linguistique qui change avec une rapidité vertigineuse.

Nancy Vouillamoz et son grand-papa à Isérables lors d’un reportage pour Couleurs locales (cliquez ici pour accéder à la vidéo)

Notre nouvelle enquête en cours a pour but de préciser la géographie et la vitalité des autres formes comprenant outre, à savoir les combinaisons avec en-çà et en-là, mais aussi avec en-bas et en haut. Si vous êtes valaisans, n’hésitez pas à nous aider dans notre travail en répondant à quelques questions sur votre usage de ces tours!

Ad memoriam

Nous dédions cette publication à la mémoire de notre collègue Federica Diémoz, professeure ordinaire de dialectologie galloromane et sociolinguistique à la Faculté des lettres et sciences humaines, directrice du Centre de dialectologie et d’étude du français régional à l’université de Neuchâtel. Federica Diémoz a consacré sa thèse de doctorat et de nombreux articles au francoprovençal (dont elle était locutrice native). Elle a notamment participé à l’Atlas linguistique audiovisuel du francoprovençal valaisan ALAVAL, ainsi qu’à de nombreux autres projets destinés à documenter et la valoriser la variation linguistique des parlers alpins.

Comment prononcez-vous ‘BMW’?

On sait que le français que l’on parle dans la francophonie d’Europe n’a pas toujours les mêmes sonorités d’une région à l’autre. On l’a montré à diverses reprises sur ce blog, notamment dans des billets consacrés à la prononciation facultative des consonnes finales ou au timbre des voyelles intermédiaires.

Dans ce billet, nous nous intéressons à un phénomène qui n’a guère attiré l’attention des linguistes ou des internautes sur les réseaux sociaux (v. toutefois ce forum ou celui-ci), à savoir la prononciation du nom de marque BMW.

BMW est l’acronyme de Bayerische Motoren-Werke (en fr. “usine bavaroise de moteurs”), nom d’une marque de voitures et de motos allemande. Dans le langage courant des jeunes de l’Hexagone, le mot BMW (prononcé et orthographié également béhème ou BM) désigne un véhicule de cette marque (infos glanées sur le Wiktionnaire).

La 8e édition de notre série de sondages sur les régionalismes du français d’Europe comportait la question suivante: “Comment prononcez-vous le sigle de la marque BMW?”. Cette question était accompagnée de l’image qui illustre l’entête de cet article, et des choix de réponse ci-après: (i) bé-èm-double-vé, (ii) bé-èm-vé, (iii) bé-èm-oué, (iv) bi-èm-doeuboeul-you et (v) je ne comprends pas la question.

Vous pouvez vous aussi nous aider dans notre travail de cartographie des particularités locales du français. Pour cela, c’est très simple. Il suffit de disposer d’une connexion internet, et d’avoir 10 minutes devant vous. Votre participation est gratuite et anonyme! Cliquez sur ce lien, choisissez l’enquête qui correspond à votre région et laissez-vous guider!

Sur les 11.339 personnes à qui la question a été présentée, 6 seulement ont indiqué ne pas avoir compris ce qu’on leur demandait, et 118 ont coché la prononciation anglo-saxonne (bi-èm-doeuboeul-you). Nous avons supprimé des comptages ces internautes. En nous basant sur le code postal de la localité dans laquelle les participants ont indiqué avoir passé la plus grande partie de leur jeunesse, et à l’aide de tables de correspondances, nous avons calculé le nombre de participants pour chaque arrondissement de France et de Belgique ainsi que de chaque district de Suisse. Nous avons ensuite comptabilisé le nombre de fois où chaque choix de réponse avait été sélectionné.

>> LIRE AUSSI: Qui sont ces francophones qui prononcent l’accent circonflexe?

Nous avons pu établir le rapport entre le nombre de participants et le nombre de réponses, et obtenir ainsi des pourcentages montrant la vitalité de chacune des variantes pour chaque point de notre réseau. Les trois cartes de la Figure 1 ci-dessous donnent une idée de l’aire et de la vitalité de chacune des trois prononciations (plus la couleur est sombre, plus le pourcentage est élevé; cliquez sur la carte pour l’afficher en plein écran):

Figure 1. Vitalité de la prononciation BM-double-vé (palette de rouge), de la prononciation BM-oué (palette bleue) et de la prononciation BM-vé (palette verte) dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-8, 2018/109). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique francophone, des districts francophones en Suisse.

À partir de là, nous avons sélectionné la variante de prononciation qui avait obtenu le pourcentage le plus élevé, et reporté sur un fond de carte ces différents points, en prenant soin de faire varier leur couleur en fonction de la réponse (Figure 2 à gauche). Nous avons ensuite attribué à chaque commune du territoire la couleur de l’arrondissement ou du district auquel il appartenait, afin d’avoir un réseau de points le plus dense possible (Figure 2 à droite).

Figure 2. Différentes prononciations du nom de marque BMW dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-8, 2018/109). À gauche, les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique francophone, de districts francophones en Suisse; à droite, les symboles carrés donnent la position des communes francophones de France, de Belgique et de Suisse.

Enfin, nous avons utilisé une méthode d’interpolation appelée méthode des k plus proches voisins (librairie kknn de R) en vue de remplir l’espace vide entre les points sur la carte.

Si vous voulez en savoir plus, n’hésitez pas à jeter un coup d’œil à ce tutoriel!

Les résultats peuvent être visualisés sur la figure 3, où l’on distingue nettement que la francophonie d’Europe se divise en trois grands ensembles:

Figure 3. Différentes prononciations du nom de marque BMW dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-8, 2018/109), après interpolation.

Dans la zone verte (qui correspond à la Suisse romande et aux départements de France adjacents à l’Allemagne), les locuteurs prononcent la lettre W à l’allemande, c’est-à-dire avec le son [v].

🔈 Ecoutez sur cette page le nom de marque BMW prononcé par des locuteurs germanophones.

Le reste des Français ont adapté la prononciation de la lettre ‘W’, et la prononcent de la façon dont le préconisent les manuels de prononciation du français de référence, à savoir “doublevé”. Ce qui énerve beaucoup les Allemands, comme nous l’explique avec humour ce youtubeur dans cette vidéo qui joue sur les clichés (il s’exprime en anglais):

Les Belges ont également adapté la prononciation de la lettre ‘W’, qui se prononcent chez eux avec le son [w], comme dans les mots watt ou wallon.

Cette façon de faire n’a rien de fautive ou de bizarre: la prononciation de la lettre W peut changer d’un mot à l’autre en français. Pourquoi prononce-t-on web, weekend ou wasabi avec un [w] et pas un [v]; alors que wagon, wécé et walkyrie s’articulent avec un [v] initial? (voir notre post scriptum 1 ci-dessous). Les flottements de ce genre ne sont pas propres au français contemporain: on les retrouve à différentes époques de l’histoire du français, et c’est leur existence qui parfois explique les différences que l’on observe aujourd’hui. Sur ce point, on ne peut que vous conseiller la lecture de l’une des excellentes chroniques de Michel Francard.

Qui a tort, qui a raison?

À vrai dire, personne… Quand le français emprunte des mots à d’autres langues, il y a deux possibilités. Soit il adapte la prononciation selon les règles de son système (alors le mot est prononcé “à la française”), soit il maintient la prononciation originale de la langue à laquelle il a emprunté le mot (sur ce point, les Suisses et les Canadiens sont souvent plus rigoureux que les Français et les Belges).

>> LIRE AUSSI: Comment prononcez-vous le mot paella?

Le mieux finalement c’est de s’adapter à l’usage local, comme ça on évite de se poser la question de la bonne ou de la mauvaise prononciation!

Post scriptum 1

Sur la prononciation des mots wc et wagon, tous les deux d’origine anglaise, les Belges sont plus cohérents que les autres francophones puisqu’ils prononcent ces mots avec un [w] initial!

Figure 4. Prononciation des mots wagon (à gauche) et wc (à droite) dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-5, 2017). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%).

On peut observer au passage que la prononciation avec [w] initial pour le mot wagon n’est pas inconnue en France: elle est attestée dans l’ex-région Nord-Pas-de-Calais (mais elle y est moins vivace qu’en Wallonie). Le mot WC y est en revanche prononcé de façon uniforme en France, c.-à-d. avec un [v].

Post scriptum 2

L’adaptation de la prononciation d’un mot peut se faire à des époques différentes, et ne pas se faire partout à la même vitesse. Prenons l’exemple du mot klaxon. On peut voir sur la carte ci-dessous que les locuteurs du Sud-Ouest et du Grand-Est de la France, de même que les Wallons et les Romands, font rimer le mot avec “son”: 

Figure 5. Prononciation du mot klaxon dans la francophonie d’Europe, d’après les enquêtes Français de nos Régions (euro-7, 2017/2018). Les symboles carrés donnent la position des centres urbains d’arrondissements en France et en Belgique, de districts en Suisse (échelle: 0 à 100%).

Ailleurs, on le fait plutôt rimer avec le mot “sonne”, même si quelques zones de couleur plus neutre laissent penser qu’en zone verte, la prononciation avec “son” n’est pas inconnue. Ces points plus clairs sont le fait de réponses de locuteurs plus âgés. On observe donc en zone verte une influence de l’âge sur la distribution des variantes (plus vous êtes âgés, plus vous avez de chances de faire rimer le mot klaxon avec le mot “son”).

Le Larousse comme le Robert ne proposent qu’une seule prononciation (celle pour laquelle le mot rime avec “sonne”). D’autres sources font état des deux prononciations (v. le TLFi, le Wiktionnaire; mais aussi le Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel d’A. Martinet et H. Walter ou le Dictionnaire de la prononciation française dans sa norme actuelle de L. Warnant). Notons que la très conservatrice Académie Française ne prend pas non plus partie, puisqu’elle référence elle-aussi les deux prononciations!

Cette situation permet de faire l’hypothèse que lorsque le mot a été emprunté au terme anglo-américain klaxon (qui est à l’origine le nom commercial sous lequel un fabricant distribua naguère cet instrument), il a été prononcé “à la française”, c.-à-d. qu’il rimait avec le mot “son” (début du XXe s.). La prononciation “klaxonne”, sous l’influence de l’anglais, a petit à petit gagné du terrain à partir de l’Île-de-France, et elle s’est répandue sur l’ensemble des terres les plus sensibles à cette innovation linguistique.

Pour preuve: pour les francophones du Canada, qui ont longtemps pris pour modèle la prononciation du français de référence en Europe, le mot klaxon rime avec “son”, comme en Suisse et en Belgique.

On termine en musique avec Nino Ferrer et son tube: Gaston y a l’téléphon qui son.

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Si les régionalismes vous plaisent autant qu’à nous, n’hésitez pas à participer à l’une de nos enquêtes, ça nous aidera à confectionner les prochaines cartes, et mieux comprendre ce qui différencie et/ou rapproche, sur le plan linguistique, les différentes régions qui composent la francophonie d’Europe. Pour être tenu au courant de nos prochaines publications, vous pouvez aussi vous abonner à notre page Facebook ou nous suivre sur Twitter! Retrouvez également nos cartes sur notre compte Instagram.