
Un petit héritage des Vikings…
Les parlers normands connaissent depuis toujours un type lexical hérité du norrois (la langue des Vikings) apparaissant sous la forme fale (ou falle) et désignant le jabot des oiseaux (pour les férus de dialectologie galloromane, vous pouvez cliquer ici pour voir l’ensemble des formes telles que réunies dans le FEW). Les parlers traditionnels normands ont donné à ce mot différentes acceptions: “estomac (des êtres humains)”, “gorge”, “poitrine”, “plastron (d’un vêtement)”; ils en ont également tiré des dérivés, comme fallu “gros et gras”, mais surtout “orgueilleux”; se défaler ou s’éfaler “se décolleter”; s’enfaler “s’étouffer en avalant de travers”, etc., illustrant ainsi la richesse créative des locuteurs.

…qui a fait fortune outre-mer!
Encore de nos jours, en Normandie, il est possible d’entendre ce mot pour désigner la gorge, la poitrine ou l’estomac; on relève aussi la locution avoir la fale basse “avoir faim”. Or, comme c’est souvent le cas, cette expression typiquement normande s’est exportée avec beaucoup de succès dans le Nouveau Monde! On en retrouve des avatars dans toutes les variétés d’outre-Atlantique: en français laurentien (Québec, Ontario, Ouest canadien), en français acadien, à Saint-Pierre et Miquelon, en Louisiane, et même dans les Antilles, en français comme en créole.
Commençons par le Canada. À l’époque pas si lointaine où les gens connaissaient encore bien le vocabulaire de la ferme, la totalité des témoins ayant répondu aux enquêtes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (1980), de l’Acadie jusqu’en Ontario, ont affirmé connaître le mot fale pour désigner le jabot de la poule. Or, que reste-t-il de ce mot, de nos jours, alors que nous n’avons plus guère l’occasion d’être en contact quotidien avec des animaux de basse-cour? En fait, il est réjouissant de constater qu’il survit à travers des expressions imagées, comme nos dernières enquêtes portant sur le français en Amérique du Nord l’ont montré.
J’ai la fale basse, je suis déprimé…

Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, avoir la fale basse exprime en Normandie le fait d’avoir faim. Ce sens est largement attesté (mais aujourd’hui plutôt vieilli) dans tous les parlers français d’Amérique du Nord, et ce même dans le petit territoire français d’outre-mer de Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve; toutefois, c’est avec le sens de “être déprimé, ne pas avoir le moral” qu’il survit encore le mieux de nos jours, comme on peut le constater sur la carte ci-dessous.

Comme on peut le constater, l’est du Québec, jusqu’en Gaspésie et avec un léger débordement dans la Péninsule acadienne, connaît encore bien l’expression, mais on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment inconnue dans le reste du territoire, où les tons de bleu ne sont que rarement très foncés.
J’ai la fale à l’air, il fait trop chaud…

Ce n’est pas la seule expression dans laquelle le mot fale survit. On le retrouve également dans le tour avoir la fale à l’air, qui signifie “être largement décolleté”. La carte suivante montre des zones de reconnaissance comparables à celles de la carte précédente, mais plus denses:

Encore une fois, c’est dans l’est du Québec que l’expression domine, avec cette fois-ci en outre une présence très affirmée dans toute la frange septentrionale du Nouveau-Brunswick, d’Edmunston à Caraquet. Le reste du territoire, encore une fois, affiche des pourcentages de reconnaissance intermédiaires.
Dans la littérature
Dans le fichier lexical en ligne du Trésor de la langue française au Québec, le mot est très bien attesté, avec plusieurs sens et dans de nombreuses locutions. D’abord, pour illustrer le sens premier, celui de “jabot d’un oiseau”:
C’est toute une besogne que d’éventrer une oie, comme une poule du reste. Il faut d’abord un couteau bien coupant; il faut ensuite avoir de l’accoutumance. Alors vous fendez la fale délicatement, vous rapetissez votre main, et vous allez chercher le gésier et les autres fonctionnements de l’intérieur.
(GAGNON, Emile, 1917, «Le plumage des oies», dans La Corvée, [Montréal], [Société Saint-Jean-Baptiste], p. 113-114)
Mais le mot peut aussi désigner la poitrine d’un animal, comme celle d’un chien:
Quand j’étais jeune homme, j’avais un chien. Un policier. Un beau. Avec un nez noir, des oreilles en triangle, une grosse fale grise. Un policier champion.
(«Poëme à l’automne de Félix Leclerc»; extrait de Andante, paru dans Le Monde rural: almanach magazine, Montréal, Éditions de la Jeunesse agricole catholique, 1946, p. 71)
Ou le gosier d’un être humain:
T’arais dû la ouère envaler sa langue! Wilfred a été forcé de lui enfoncer le poing dans la falle jusqu’à la gargotière.
(MAILLET, Antonine, 1996, Le chemin Saint-Jacques, Montréal, Leméac, p. 102).
Quant à la locution avoir la falle basse, on la trouve autant avec le sens de “avoir faim”:
Pis quand on sortait de la messe on avait la falle basse en calvette. C’est pour ça que le dimanche au midi on mangeait tout le temps comme des cochons.
(LEVESQUE, Richard, 1979, Le vieux du Bas-du-Fleuve, [Rivière-du-Loup], Castelriand inc., p. 94).
Qu’avec celui de “avoir le moral bas”:
– T’as ben la fale basse à soir, mon Poléon. – Bah!… suis resté, pire que mort. – Tu t’ennuierais pas un peu de ta bonne femme itou? – Oui pis non! Il y eut une pause. Napoléon gardait la tête piteuse comme un enfant qui cherche à faire pitié.
(MATHIEU, André, 1994, Aurore l’enfant martyre, Lac Drolet, Éditions Nathalie, p. 155).
Et, enfin, on retrouve la locution (avoir) la falle à l’air “(être) décolleté”:
T’as pas frette, la fale à l’air comme tu l’as? dit-elle à Télesphore qui, comme de coutume, avait laissé son capot grand ouvert.
(MATHIEU, André, 1994, Aurore l’enfant martyre, Lac Drolet, Éditions Nathalie, p. 49).
Et dans les Antilles?
Tous les créoles de la région connaissent l’emploi du type lexical fal pour désigner le jabot d’un oiseau, l’estomac ou la poitrine d’un animal ou d’un être humain. Ce qui est toutefois remarquable, c’est que le mot entre dans la composition de nombreux ornithonymes, c’est-à-dire des désignations d’oiseaux basées sur la couleur de leur jabot. La grande romancière Maryse Condé nous parle par exemple ici des foufous falle vert, c’est-à-dire des colibris:
Butinant les roses des jardins et les hibiscus des haies, les foufous falle vert pépiaient à qui mieux mieux.
(CONDÉ, Maryse, 2006, Victoire, les saveurs et les mots, Paris, Mercure de France, p. 137).

On peut aussi encore mentionner le falle-jaune “oiseau sucrier”, également appelé ti-falle-jaune (Sylviane Telchid, Dictionnaire du français régional des Antilles, Paris, Bonneton, 1997, p. 80) ou sucrier.

Enfin, nous terminerons avec agoulou-grand-fale, mot désignant un glouton, un goinfre, une personne dotée d’un appétit démesuré. Le romancier guadeloupéen Ernest Pépin l’utilise ici au sens figuré:
En la matière, il faut mesurer toute la distance qui sépare un vorace agoulou-grand-fale de chairs féminines et le gourmet précieux, bâtisseur d’une véritable cathédrale de volupté dont la flèche gothique culmine dans une imprévue jouissance.
(PÉPIN, Ernest, 1992, L’homme au bâton, Paris, Gallimard, p. 125).

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Dans la marine traditionnelle, chez les marins bretons en tout cas, ce vocable d’origine noroise signifiait l’espace entre la chemise et le haut de la poitrine (jusqu’à l’estomac) qui servait à protéger ou à cacher quelque chose… d’où l’expression fréquente dans ce milieu “il l’a caché dans sa fale…” Il faut noter plus largement la fréquence de l’utilisation de mots d’origine noroise dans le vocabulaire propre aux monde maritime français, ce qui se comprend bien évidement…. Félicitations pour cet article très intéressant surtout à propos des locutions québequoises ou antillaises.
Dans la Folie de Tristan, conservée dans le manuscrit 354 de la bibliothèque de la ville de Berne (milieu 13ème siècle), il existe un emploi du mot “fale” qui fait le désespoir des éditeurs. Tristan s’est déguisé en fou pour rencontrer incognito Yseut à la cour du roi Marc. La reine refuse de reconnaître son ami Tristan dans le misérable fou qui a amusé la cour de ses plaisanteries en rappelant des moments passés de leur amour. Elle dit à sa suivante : “Si c’était Tristan, il n’aurait pas fait aujourd’hui des plaisanteries aussi grossières sur mon compte, et devant tout le monde dans la grande salle. Il aurait préféré “entre el fonz de fale”. (v. 373). Les éditeurs corrigent en “cale” (“au fond de la cale”), mais le mot est d’origine provençale et entré dans la langue postérieurement à la rédaction du poème. L’original était probablement d’origine anglo-normande et il est possible que ce soit un normandisme, mais le sens reste obscur.