Il a un accent, et alors ?

Ce vendredi 3 juillet 2020, le changement de Premier Ministre a fait grand bruit. Édouard Philippe a laissé sa place à Jean Castex, un homme politique originaire du Gers. Après sa prise de parole au 20h de TF1, l’accent du nouveau Premier Ministre a donné lieu à un flot de commentaires et de tweets. L’un d’eux a particulièrement retenu notre attention:

A lui seul, ce tweet permet de mettre le doigt sur une discrimination méconnue en France, discrimination qui se manifeste par la stigmatisation d’une personne en raison de son accent, et que l’on appelle depuis 2016 glottophobie (le nélogisme est de Philippe Blanchet).

Souvenez-vous, en 2018, une affaire de discrimination du même genre avait fait grand bruit dans les médias, quand Jean-Luc Mélenchon avait singé l’accent d’une journaliste originaire du Midi :

C’est quoi un accent régional ?

En France, la région de Paris joue depuis des siècles le rôle de centre, au sens géospatial du terme. C’est à Paris que siège le pouvoir, les plus grands médias mais aussi la plupart des rédacteurs de dictionnaires commerciaux (Larousse et Robert, pour ne citer que les principaux).

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Sur le plan de la prononciation, on comprend donc pourquoi ce sont les usages de ces « professionnels de la parole » qui jouent le rôle de « norme », ou de « modèles », à l’échelle nationale.

Corrolairement, on considère toute façon de parler qui s’éloigne de ce modèle de norme comme la manifestation d’un « accent régional ». Plus la prononciation est différente de la norme, plus l’accent régional est marqué. Par ailleurs, cette distance entre le standard et le régional n’est pas seulement linguistique, elle est aussi sociale. Inconsciemment, on considère que plus une personnne a un accent marqué plus elle occupe une position « basse » dans la société, la non-maîtrise de la norme étant associée à un manque d’instruction et la pratique de métiers ou d’activités « peu nobles ».

Sur la couverture, on a associé la photo d’une femme âgée, travaillant vraisemblablement dans une ferme, à l’accent de la mère (source).

On retrouve tous ces poncifs dans le tweet du journaliste Bruno Jeudy. La notion d’accent « rocailleux » (adjectif qui ne veut pas dire grand chose, comme c’est le cas en général des qualificatifs liés aux accents régionaux : plat, pointu, chantant, etc.), le style « terroir » (qui souligne la distance entre le « centre » que représente l’Île-de-France et la « région » que représente la province) et l’association entre l’accent du sud-ouest et le rugby (l’accent de la région de Toulouse étant associé dans les représentations des Français, aux journalistes sportifs qui commentent le rugby).

Bien entendu, ces idées sont à combattre, car il ne devrait pas exister de hiérarchie entre les accents, et le fait d’avoir un accent ne devrait pas faire préjuger de la position sociale de qui que ce soit.

J’ai un accent, et alors ?

Les journalistes Jean-Michel Apathie et Michel Feltin-Palas viennent tout juste de sortir un essai pointant ces problématiques.

Au détour de témoignages, d’anecdotes et d’interviews, ils illustrent avec brio cette problématique de la glottophobie en France, tout en faisant des propositions pour des changements. Leur ouvrage se termine avec la présentation d’une enquête, la première en son genre.

Méthode

Le sondage a été réalisé par l’Ifop, auprès d’un échantillon de plus de 2000 personnes, sélectionnées selon la méthode des quotas, après stratification par régions et catégories d’agglomération.

J’ai utilisé une partie des données pour illustrer en cartes deux questions liées à des questions d’accent en France.

Le sentiment d’avoir un accent

La première portait sur le sentiment d’accent régional. À la question : « Quand vous parlez, estimez-vous avoir un accent régional? », 21% des sondés ont répondu par l’affirmative. Ces participants se regroupent de la façon suivante :

On voit que c’est dans la région Midi-Pyrénées (d’où est d’ailleurs originaire Jean Castex) que les participants ont déclaré être les plus conscients d’avoir un accent régional. Le Nord-Pas-de-Calais n’est pas loin derrière. La transformation par anamorphose (cartogramme) à droite permet de rendre compte du fait que c’est dans les régions du Centre et des Pays-de-la-Loire que les gens ont l’impression d’avoir le moins d’accent (ce qui va dans le sens du stéréotype populaire selon lequel c’est dans cette région que l’on parle le français le plus neutre).

L’expérience de glottophobie

La seconde portait sur l’expérience d’une discrimination liée à l’accent. À la question « Avez-vous déjà été l’objet de discriminations que ce soit pendant vos études ou pendant votre carrière professionnelle (par exemple lors d’un concours, d’un examen ou lors d’un entretien d’embauche) du fait de votre accent régional ? », la moyenne globale est de 27%.

On peut voir sur ces deux cartes un phénomène intéressant. C’est dans les régions où les participants ont déclaré avoir le moins d’accent que les participants se sentent les plus souvent discriminés en raison de leur prononciation!

Le mot de la fin

Le nouveau Premier Ministre a un accent régional, et il faut s’en réjouir. C’est un pas important dans l’histoire des discriminations liées à l’accent en France, mais aussi au regard de la reconnaissance des variétés régionales de la langue française.

Pour aller plus loin

Je ne peux que vous conseiller la lecture de l’ouvrage de Jean-Michel Apathie et Michel Feltin-Palas, J’ai un accent et alors ?, auquel le titre de ce billet fait écho. Et si les questions de langues vous passionnent, n’hésitez pas à vous inscrire à l’infolettre de Michel Feltin-Palas « Sur le bout des langues« , et à le suivre sur sa page Facebook !

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

6 réponses

  1. Jean-Jacques

    Oui oui la glottophobie est pénible. En vrac: évidemment les gens qui pensent ne pas avoir d’accent en ont un, « le bon »! Est-ce que ceux qui estiment paradoxalement ne pas en avoir et être discriminés ne le seraient pas sur une base sociolectale: ils auraient des intonations pas assez bourgeoises, pas assez diplômées ? On ne reconnaît pas assez cette dimension dans la recherche et la réflexion sur les variantes du français. Dans d’autres pays elle est identifiée, connue, critiquée. J’ai eu une fois un petit groupe d’etudiantes parisiennes de bonne famille (sic) qui parlaient comme Fanny Ardant et j’ai retrouvé la même diction chez des femmes journalistes des médias catholiques.

    1. aubry

      M. Avanzi, je lis toujours avec beaucoup de plaisir les articles concernant le français de nos régions.
      S’agissant de cet écrit en particulier, je ne comprends pas très bien ce que ce signifie « la transformation par anamorphose »… et j’aimerais comprendre.
      Enfin, j’aimerais savoir s’il existe un terme pour traduire une forme de discrimination par le nombre de fautes dans les écrits… ceci avec une toute petite pointe d’humour car vous en avez laissé traîner une… sous le coup de l’émotion certainement…
      Karine

  2. Françoise Chatelain

    Rassurez-vous, les coquilles sont inévitables. Mais, clairement, il y a une discrimination à ce sujet. Je me souviens d’une comparaison intéressante qu’avait faite un sociologue après la diffusion par la TV belge de la pièce La Convivialité que vous connaissez sûrement. Il disait: « va-t-on disqualifier socialement une personne qui ne court pas le 100 mètres en moins de 10 secondes? Pourquoi le fait-on pour une personne qui ne maîtrise pas correctement l’orthographe ». Vous noterez que je n’ai pas utilisé l’orthographe rectifiée, ce que je fais d’habitude. Je craignais un jugement négatif sur mon orthographe 😉

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