Est-ce que tu sais me passer le sel ?

Une des questions de la première enquête était :

Si votre mal de dos vous empêchait de dormir, diriez-vous : « J’ai tellement mal au dos que je ne sais même plus dormir. » ; et les participants étaient invités à noter la fréquence à laquelle ils emploieraient une telle phrase sur une échelle allant de 0 (jamais) à 10 (souvent).

Les résultats obtenus apparaissent sur la carte ci-dessous. Ils ne surprendront pas, l’emploi de savoir avec un sens proche de pouvoir passe pour un belgicisme, comme il est noté dans ce blog par exemple, ou comme il se trouve indiqué dans certains dictionnaires.

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Figure. Fréquence d’emploi du verbe ne pas savoir (au sens de « ne pas pouvoir ») dans l’enquête Euro-1. Plus la couleur est sombre, plus la fréquence estimée par les participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevée.

Sur la carte, hors de Belgique, l’emploi est rarissime, et cantonné au Nord-Pas-de-Calais, surtout au Nord, à la frontière avec la Belgique. Dans le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (Hanse & Blampain, 4e éd., 2000), les auteurs notent que « La confusion entre les deux verbes [savoir et pouvoir] au profit de savoir est volontiers présentée par les français comme typiquement belge. Elle se retrouve cependant çà et là en France, non seulement dans le Nord mais en Lorraine notamment. » Pas avec notre exemple en tout cas…

La phrase du titre est reprise du blog cité ci-dessus. Personnellement, originaire du Pas-de-Calais, autant je pourrais dire « j’ai tellement mal au dos que je ne sais même plus dormir » (cette phrase est d’ailleurs attestée, elle a été prononcée il y a quelques années par un jeune homme originaire du Pas-de-Calais lui aussi), autant je ne dirais jamais « est-ce que tu sais me passer le sel ? ». L’extension de l’emploi savoir au sens de pouvoir est plus restreinte dans le nord de la France qu’en Belgique. Quoiqu’il en soit, à noter que l’emploi est aussi un archaïsme.

La question reste à étudier plus précisément, mais il se trouve que dans les textes du Moyen Âge, on rencontre pas mal d’occurrences de savoir pour lesquelles le français moderne utiliserait sans doute plus facilement pouvoir, par exemple dans la farce Jenin, fils de rien (Farces du Moyen Âge, traduction A. Tissier) aux vers 418-424 :

[…] Vecy le point :
Il n’y avoit rien que ung pourpoint
Sur sa mère quant fut attouchée,
Tel enfant n’est sceu concepvoir
Par quoy on peut apercevoir
Qu’il n’est filz d’homme ne de femme.

Trad. : Voici le point : il n’y avait rien qu’un pourpoint sur sa mère quand elle fut couchée ; or, si personne ne l’a touchée, cet enfant n’a pu être conçu. Par quoi, il peut être conclu qu’il n’est fils d’homme ni de femme.

Dans l’extrait suivant (Le Mesnagier de Paris, I,v, traduction K. Ueltschi), c’est pouvoir qui est utilisé avec le verbe concevoir :

[…] et si elle veoit bien qu’elle estoit brehaigne et ne pouoit concevoir.

Trad. : Elle savait bien qu’elle était stérile et incapable de concevoir.

Savoir et pouvoir ne semble néanmoins pas avoir exactement le même sens dans les deux exemples. Dans l’extrait du Mesnagier de Paris, il est question de Sarah, qui est stérile et donc par nature incapable d’avoir un enfant. Dans l’extrait de Jenin, il est question de la mère de ce dernier, qui affirme que Jenin est son fils mais qu’il n’y avait qu’un pourpoint étendu sur elle quand il fut conçu. Il semble que savoir « de capacité », où le français standard utilise pouvoir, en français médiéval, et dans son emploi dans le nord de la France, implique une nuance d’effort, de volonté, d’application, que ne communique pas pouvoir. Ceci expliquerait peut-être que « je n’ai pas su dormir » mais que « je peux te passer le sel ».

6 réponses

  1. Gin.net

    Ne s’agit-il pas simplement d’un germanisme (können dans le sens de savoir faire quelque chose, d’en avoir la capacité) ? La répartition géographique le fait penser, même si en Suisse on ne l’utilise pas du tout.

    1. Certains disent en effet que l’emploi belge de ‘savoir’ au sens de ‘pouvoir’ est un germanisme. L’extension à de très nombreux contextes de cette forme en Belgique, contextes bien plus nombreux que l’emploi dans le nord de la France, s’explique peut-être par la proximité avec ‘können’.

  2. Michel

    En Belgique, nous considérons généralement qu’il s’agit d’une influence du néerlandais (parlé sous diverses forms dans la moitié nord du royaume), avec les mêmes champs sémantiques qu’en allemande (N: kunnen / A können => savoir)
    Mais l’erreur se rencotre dans l’ensemble de la Belgique francophone, meme dans des zones exclusivement wallonnes, donc je m’interroge

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