Cinq objets qui n’ont pas le même nom en France, en Belgique et en Suisse

 

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Source de l’illustration: L’Humanosphère

A priori, d’un bout à l’autre de l’Europe, tous les locuteurs du français se comprennent sans trop de mal, car ils parlent la même langue. “Sans trop de mal” – sous-entendu “pas toujours parfaitement” – car, comme quiconque en a déjà fait l’expérience, en écoutant la radio ou en regardant la télévision, en voyageant hors de se région d’origine ou en discutant avec une personne établie dans un coin différent du sien, la langue française n’a ni les mêmes teintes ni les mêmes sonorités d’un bout à l’autre du territoire. Tout le monde ne prononce pas les mêmes mots de la même façon, et certaines dénominations, entre autres des expressions de la vie de tous les jours, sont seulement connues à l’intérieur de régions dont la taille est fort variable (le Nord-Pas-de-Calais, le grand Est, le grand Ouestle Midi de la France, etc.). Les linguistes appellent régionalismes ces éléments de la langue qui ne sont utilisés que sur des portions limitées de la francophonie.

Quel français régional parlez-vous? Les cartes de ce billet ont été générées à partir des résultats d’enquêtes auxquelles ont participé plusieurs milliers de locuteurs francophones (entre 7.000 et 12.000) ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse en Belgique, en France ou en Suisse, selon les cartes). Vous pouvez également nous aider en répondant à quelques questions quant à vos usages des régionalismes! Cliquez 👉ici👈 si vous êtes originaire d’Europe 🇫🇷 🇧🇪 🇱🇺 🇨🇭;  cliquez 👉👈 si vous venez du Québec ou des autres provinces canadienne ou l’on parle français 🇨🇦! Les enquêtes peuvent être réalisées de façon anonyme depuis un ordinateur 💻, un smartphone ou une tablette 📱. Prévoir dix minutes ⏰ environ pour compléter le sondage 🤓!

41uS-6Q9FhL._SX238_BO1,204,203,200_Sur le plan géographique, il n’est pas rare que les frontières de l’aire d’un régionalisme donné s’aligne, plus ou moins parfaitement, sur les frontières d’une entité politique ou culturelle ancienne, à l’instar des provinces et autres duchés qui composaient le royaume de France jusqu’à la fin du XVIIIe s. Ainsi parle-t-on de sabausismes quand on renvoie aux spécificités linguistiques du français que l’on parle en Pays-de-Savoie, de gasconismes quand il s’agit des spécificités du français du sud-ouest de la France, de provencalismes pour rendre compte des particularismes de la Provence, de lyonnaisismes pour la région de Lyon (v. illustration ci-contre), de normandismes et de bretonnismes pour les régions du Nord-Ouest de l’Hexagone, etc. 

Dans ce billet, on s’intéressera à des régionalismes dont l’aire d’extension épouse celles de frontières politiques actuelles, frontières qui séparent la France de la Belgique d’une part, la France de la Suisse d’autre part.

Le saviez-vous? Il est d’usage de nommer les particularités locales du français de Suisse des helvétismes, celles du français de Belgique des belgicismes. Le terme plus général de statalisme a été également proposé (J. Pohl) en vue d’englober dans une même catégorie les régionalismes qui ne sont connus qu’à l’intérieur d’un seul et même pays.

On se concentrera sur cinq objets dont le nom change selon que l’on se situe en France, en Suisse ou en Belgique.

Chauffe-eau ou boiler?

Comment appelez-vous l’équipement qui sert à obtenir de l’eau chaude dans les maisons? Dans notre sondage, la photo dans le coin gauche de la Figure 1 ci-dessous accompagnait cette question, et le tout était suivi de cinq choix de réponses: un chauffe-eau, un ballon, un cumulus, un boiler (prononcé [boy-leur]), un boiler (prononcé [bwa-lère]). Sur la base du dépouillement des résultats, nous avons pu mettre au point la carte ci-dessous, où l’on voit qu’en France, les variantes ballon, chauffe-eau et cumulus sont arrivées très largement en tête des suffrages (signalons qu’aucune de ces trois variantes ne se distribue régionalement à l’intérieur du territoire).

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Figure 1. Les dénominations du “chauffe-eau”, d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

En Belgique et en Suisse, c’est la variante boiler qui a été sollicitée majoritairement par les internautes. La façon dont les locuteurs prononcent ce mot varie toutefois d’un pays à l’autre. En Suisse, la prononciation du mot reproduit plus ou moins fidèlement celle de l’anglais: [boy_leur]. D’après André Thibault, auteur du Dictionnaire suisse romand, le mot aurait été emprunté à l’anglais par les germanophones de Suisse, pour désigner d’abord une chaudière à vapeur, puis un réservoir d’eau chaude. C’est par l’intermédiaire de l’allemand qu’il serait ensuite passé en français (il s’agit donc d’un de ces mots que les linguistes appellent un germanisme).

>> LIRE AUSSI – “Les germanismes du français de Suisse romande en 12 cartes”

En Belgique, c’est la prononciation [bwa_lère], basée sur la graphie et non sur la prononciation de l’anglais boiler, que l’on retrouve.

Enfin, les résultats de notre sondage indiquent également que la forme boiler (prononcée [boy_leur]) est utilisée par quelques frontaliers du côté de la Suisse (en Haute-Savoie notamment), mais également en Alsace, où elle a d’abord été empruntée à l’anglais par les dialectes germaniques locaux, avant de passer en français régional par l’intermédiaire de ces derniers (v. Dictionnaire des régionalismes du français en Alsace).

Clignotant, clignoteur ou signofile?

Notre seconde carte permet de rendre compte de la géographie des dénominations du dispositif lumineux produisant un clignotement, dont on se sert pour signaler un changement de direction lorsque l’on conduit un véhicule. En France, la variante clignotant est de loin la plus répandue. En Belgique, la forme clignoteur arrive en tête des sondages, tout comme dans les cantons de la partie septentrionale de la Romandie (Jura, Jura bernois et Neuchâtel). Dans le reste de la Suisse romande, les internautes ont surtout produit la réponse signofile.

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Figure 2. Les dénominations du “clignotant”, d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

D’après le TLFi, il semblerait que la forme clignoteur fût naguère utilisée en France:

On rencontre dans la documentation le synonyme clignoteur, subst. masc. Tout véhicule automobile doit être pourvu d’indicateurs de changement de direction. Actionnés depuis le tableau de bord, ils comprennent deux grandes famillesles flèches et les clignoteurs (Ch. ChapelainCours mod. de techn. automob., 1956, p. 314).

Puisqu’elle n’est aujourd’hui pas ou peu utilisée en France, on peut faire l’hypothèse qu’elle n’a jamais vraiment réussi à s’imposer dans les usages des locuteurs de l’Hexagone, alors qu’en Belgique et dans les cantons de l’Arc jurassien, c’est l’inverse qui s’est produit: la forme clignoteur a été préférée à la forme clignotant.

Contrairement à ce qu’affirme le Wiktionnaire (page consultée le 01.09.2018), le terme clignoteur n’est pas utilisé au Québec ou dans les autres provinces francophones du Canada. Dans cette région de la francophonie, on parle de clignotant (comme en France), voire de flasher (dans un registre plus familier).

Quant à la variante signofile (que l’on trouve aussi orthographiée signofil, signophile voire encore signeaufile), elle est attestée depuis 1938 en Suisse. D’après le Dictionnaire suisse romand, il s’agit probablement à l’origine d’un nom de marque, passé dans le langage courant par antonomase.

Portable, Natel ou GSM?

On avait consacré, il y a quelques temps déjà, un billet complet aux dénominations du “téléphone mobile” dans la francophonie d’Europe, mais aussi au Canada et dans les Antilles. En ce qui concerne l’Europe, on peut voir sur la carte ci-dessous qu’il n’existe pas de mot spécifique pour désigner cet objet en France: on parle de son téléphone portable, de son portable, voire tout simplement de son téléphone ou de son tél’.

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Figure 3. Les dénominations du “téléphone mobile”, d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

En Belgique, c’est l’acronyme GSM (écrit sans points intermédiaires), de l’anglais Global System for Mobile Communications (“système mondial de communications mobiles”) qui a cours. Certaines personnes utilisent même la forme apocopée “G”: tu me prêtes ton G? (v. Dictionnaire des belgicismes).

En Suisse, c’est le mot-valise Natel, formé à partir de la contraction de deux mots allemands, « Nationales » et « Autotelefon », qui est en circulation.

A l’origine, un Natel désignait un téléphone de voiture. Le terme est aujourd’hui la propriété de la marque Swisscom, qui est la seule entreprise autorisée à utiliser le terme à des fins commerciales.

Si vous voulez savoir en quoi le « Natel » est différent du « portable » français, n’hésitez pas à lire cet article de Kantu, une bloggeuse romande qui a bourlingué aux quatre coins de la francophonie, c’est très drôle !

Au final, on peut dire que les Belges et le Suisses sont plus précis que les Français, car ils ont des mots spécifiques pour désigner ce petit instrument. Quand on y pense bien, l’usage des termes Natel et GSM empêche en effet tout conflit synonymique avec deux autres objets de la vie quotidienne, à savoir le téléphone (fixe) et l’ordinateur (portable).

Pochette, farde ou fourre?

En cette période de rentrée scolaire, la question est de circonstance: “Comment appelez-vous l’étui de carton ou de plastique dans lequel vous allez classer et ranger vos documents?” Et bien comme vous vous en doutez, la réponse à cette question dépend du pays dans lequel vous habitez. En France, c’est dans une pochette (ou une chemise), que vous glisserez vos feuilles de papier. En Belgique, le même objet prend le doux nom de farde, comme l’expliquait tout récemment ce twittos à ses followers:

En Suisse, c’est le mot fourre qui est le plus répandu:

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Figure 4. Les dénominations de la “pochette”, d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Le Dictionnaire des belgicismes signale que le mot farde est une survivance de l’ancien français (une variante du mot harde, qui désignait des vêtements, mot encore en usage en ce sens en français acadien). Quant au mot fourre (de la même famille que le verbe fourrer ou que les substantifs fourreau ou fourrage), il est utilisé pour désigner différents étuis en Suisse (une fourre de duvet, une fourre à skis, une fourre à carabine, v. Dictionnaire suisse romand).

Serviette, essuie ou linge?

On a gardé le meilleur pour la fin. Français ayant habité en Suisse romande une dizaine d’années, presque autant en Belgique, j’ai longtemps eu du mal avec l’emploi des mots linge (en Suisse) et essuie (en Belgique) pour désigner ce qu’on appelle en France une serviette (ou un drap de bain).

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Figure 5. Les dénominations de la “serviette”, d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Ne demandez pas à un Belge s’il peut essuyer la vaisselle avec un torchon, il vous regardera avec des grands yeux en vous disant sans doute que c’est dégoûtant (torchon désigne en Belgique une serpillière), il vous dira qu’il est préférable d’utiliser pour ce faire un essuie (de cuisine, ou de vaisselle).

>> LIRE AUSSI – “Serpillière, panosse, wassingue, pate, cinse, etc.”

Le mot essuie désigne en effet en Belgique une pièce de tissu dont on se sert pour “essuyer”: sa propre personne après la toilette ou la baignade (on parle alors d’essuie de bain), des couverts mouillés (on parle alors d’essuie de cuisine).

En Suisse, on n’utilise guère le mot serviette pour désigner une pièce de tissu en éponge, mais le mot linge: il est ainsi normal, de ce côté-là de la frontière, de se sécher ou de s’essuyer avec UN linge propre, ou de ne pas oublier d’apporter SON linge au lac ou à la piscine. Chose impossible en France, où le substantif désigne uniquement un référent massif, non-comptable (on lave, on achète ou on étend DU linge, mais pas UN linge).

Le bilinguisme des périphéries

En Belgique et en Suisse, tous les locuteurs du français connaissent (et souvent emploient), outre leurs propres variantes, les variantes en circulation en France. De fait, ils sont assez bien armés pour s’adapter à leurs interlocuteurs quand ils se rendent dans l’Hexagone. A l’inverse, ce n’est presque jamais le cas des Français, ce qui étonne notre twittos cité plus haut:

Les Français, car ils vivent dans le pays où l’on parle le français de “référence” sur le plan international, et certainement aussi parce qu’ils représentent une masse démographique déterminante au sein de la francophonie, ne se soucient guère des variantes en usage dans les autres pays ou DOM (on rencontre le même phénomène au Canada ou dans les Antilles, qui sont perçues comme des entités “exotiques” aux yeux des Français de métropole).

>> Lire aussi “Quelques beaux vieux mots du français au Canada”

Espérons qu’avec ce billet, on aura pu contribuer à une meilleure connaissance du français que l’on parle dans les régions périphériques de la francophonie d’Europe!

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couverture

 

Petit guide linguistique à l’usage des gens du Nord en vacances dans le Sud de la France

Sur nos pages Facebook et Instagram (abonnez-vous, si ce n’est pas déjà fait), comme dans quelques-uns des précédents billets de ce blog (v. ce billet ou celui-ci), nous avons publié de nombreuses cartes prouvant que le français que l’on parle dans la partie méridionale de la France n’a pas les mêmes couleurs, ni les mêmes sonorités, que le français que l’on parle dans la partie septentrionale du pays.

ParisVSMarseille-10
Source: Topito

À la veille de ces nouvelles grandes vacances, on s’est dit que le temps était venu de faire un petit inventaire des particularités linguistiques qui font le charme du français que l’on parle dans le Midi. Que ce billet puisse servir de guide aux francophones établis au nord de la Loire en mal de Méditerranée, de soleil et de pétanque!

On a besoin de vous!
Depuis 2015, les linguistes qui animent le blog français de nos régions ont mis au point des enquêtes visant à examiner la vitalité et l’aire d’extension de certaines particularités locales du français que l’on parle en Europe (Belgique 🇧🇪, France 🇫🇷 et Suisse 🇨🇭) ainsi qu’au Canada 🇨🇦. Vous pouvez contribuer à notre projet en participant à l’un de nos sondages: c’est marrant, gratuit, anonyme et on répond depuis un ordinateur 💻, un téléphone 📞 ou une tablette 📱. Prévoir dix minutes ⏰ environ pour compléter le sondage 🤓! Pour participer, suivez ce lien 👉ici👈!

On a regroupé les cartes en trois parties, selon qu’elles permettent de visualiser la vitalité et l’aire d’extension d’occitanismes lexicaux (c.-à-d. de mots d’origine occitane utilisés en français), de tournures grammaticales inconnues dans le français des grands médias parisiens (c’est quelle heure? ou il a eu fumé, mais il ne fume plus) ou de la prononciation de la voyelle ‘o’ dans des mots comme atome, chose, rose, etc.

Les occitanismes

L’occitan, ou langue d’oc, est un vaste conglomérat de parlers d’origine latine pratiqués autrefois dans la partie méridionale de la France, dans le Piedmont en Italie ainsi que dans le Val d’Aran en Espagne. Les différents représentants de l’occitan (qui sont le gascon, le limousin, l’auvergnat, le languedocien, le nissart, le provençal, etc.) font partie de la grande famille des parlers galloromans, et s’opposent d’une part aux parlers d’oïl (pratiqués dans la partie septentrionale de la France, qui incluent le picard, le wallon, le normand, le lorrain, le champenois, le poitevin-saintongeais, etc.), d’autre part aux dialectes francoprovençaux (parlés dans l’ex-région Rhône-Alpes, en Suisse romande et dans la Vallée d’Aoste en Italie), comme on peut le voir sur la Figure 1 ci-après:

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Figure 1. Les grandes aires dialectales du galloroman, sur la base du réseau de points de l’Atlas Linguistique de la France.

On estime que jusqu’au milieu du XIXe s. environ, le français était relativement inconnu dans les campagnes s’étendant de l’ouest à l’est du Midi de la France, et que le peuple s’y exprimait exclusivement dans l’idiome local (c.-à-d. dans une variété d’occitan). Des décennies de cohabitation entre le français et l’occitan ont  engendré, dans un système comme dans l’autre, la naissance de nombreux calques et d’emprunts, comme l’explique mieux que quiconque Auguste Brun dans un ouvrage qui fait depuis longtemps autorité chez les linguistes (Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du Midi, Paris, 1923). Aussi, bon nombre des mots régionaux qui caractérisent le français du sud de la France aujourd’hui trouvent un correspondant en occitan.

Les particularités linguistiques du français que l’on parle dans le Midi de la France ont fait l’objet de nombreux ouvrages. Les lecteurs non-spécialistes intéressés par ces questions peuvent consulter les références suivantes: Le français de Marseille. Etude de parler régional, A. Brun, Marseille, Institut historique de Provence, 1931 / Marseille, 1978; Le français parlé à Toulouse, J. Séguy, Toulouse, 1950; Le marseillais pour les nuls, M. Gasquet-Cyrus, 2016, Paris.

Dans nos enquêtes, nous avons testé toute une série de régionalismes occitans. Nous en présentons une demi-dizaine dans la première partie de ce billet.

péguer, s’empéguer

D’après le Dictionnaire des régionalismes de France, le verbe péguer est un emprunt à l’ancien occitan pegar (v. languedocien pegá), qui signifie “marquer avec de la poix” (de la pega, c’est de la “poix” dans la langue de Mistral). Il serait attesté en français depuis 1802, mais n’est entré dans le Larousse que dans l’édition 2006 (dans le Robert, c’est en 2007, informations glanées sur la page de notre collègue Camille Martinez), avec la définition suivante: “Dans le midi de la France, être poisseux, collant” (v. aussi le Wiktionnaire pour des exemples).

D’après les résultats de notre enquête, le verbe jouit actuellement d’une vitalité très importante dans toute la partie méridionale de la France, ainsi qu’en Corse, comme on peut le voir sur la Figure 2 ci-dessous:

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Figure 2. Vitalité et aire d’extension du verbe péguer (au sens de “coller légèrement, poisser”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Le liseré blanchâtre qui borde cette zone, de même que les taches plus claires dans la partie septentrionale de la France, laissent penser que le verbe est en train de se dérégionaliser. Il serait ainsi en train de se substituer au verbe poisser, qui n’a pas tout à fait la même syntagmatique (si on peut dire: la confiture poisse les mains, on ne peut pas dire que la confiture pègue les mains), et dont l’emploi semble plutôt rare.

empegue
Source: TV5 monde

Quant au verbe empéguer (ancien occitan empegar “poisser, coller” et provençal s’empega “s’enivrer”), entré plus tôt dans le Robert (2007) que dans le Larousse (2010), il recouvre plusieurs sens, notamment lorsqu’il est employé pronominalement (s’empéguer dans quelque chose, c’est se débattre dans des difficultés sans nombre; mais c’est aussi s’enivrer). Il est intéressant de souligner que son aire d’extension épouse, avec quelques différences pour la partie septentrionale de l’Hexagone et la Corse, les frontières de l’aire de péguer, comme on peut le voir sur la Figure 3 ci-dessous:

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Figure 3. Vitalité et aire d’extension du verbe s’empéguer (au sens de “s’empêtrer (dans un problème), s’enivrer”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

À noter, dans la même famille, l’adjectif pégueux, pégueuse et sa variante non francisée pégous (= “collant, gluant comme de la poix”), le déverbal pègue (elle est pègue que j’en peux plus! que l’on peut traduire par: elle est tellement collante que j’en peux plus!), le susbtantif pégon (qui désigne un végétal en forme de boule qui s’accroche aux vêtements, et par extension, un enfant un peu trop collant).

escagasser

Ce verbe correspond, toutes choses étant égales par ailleurs, au verbe français “écraser”. Fortement polysémique, il s’emploie pour signaler un dommage physique (à quelqu’un: il s’est fait escagasser en sortant de l’école; ou à quelque chose: j’ai escagassé ma voiture en la garant sur ce parking) ou moral (il est alors synonyme de “casser les pieds”: arrête de faire du bruit en mangeant, tu m’escagasses!). C’est un emprunt à l’occitan escagassá, lui-même formé à partir du verbe occitan cagá, qui signifie “aller à la selle” (ou caguer, si on veut utiliser un régionalisme en circulation dans le sud). On peut voir sur la carte ci-dessous (Figure 4) que le verbe n’est guère connu en dehors de la région où l’on parle (ou parlait) occitan:

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Figure 4. Vitalité et aire d’extension du verbe escagasser (au sens de “écraser, énerver”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

cacagne

Dans le même registre, on peut mentionner le mot cacagne (ou sa variante, cagagne), qui signifie “diarrhée” (v. l’occitan cagagno, de même sens). Le mot s’emploie également au figuré, pour exprimer une grande peur: il m’a foutu une de ces cacagnes revient à dire: il m’a foutu une de ces peurs (ou de ces trouilles, trouille ou drouille signifiant, dans certains dialectes de France, “diarrhée”).

NB: Les formes caquerelle, caguerelle, caquette et caguette étaient également proposées dans le questionnaire. En raison du faible nombre de réponses que ces formes ont reçues, il n’a pas été possible de représenter leur extension géographique sur une carte.

La carte ci-dessous (Figure 5) montre que le mot est davantage employé dans l’est que dans l’ouest du Midi de la France:

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Figure 5. Vitalité et aire d’extension du mot cacagne/cagagne (au sens de “diarrhée”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

On peut voir sur la Figure 5, réalisée à partir des matériaux publiés dans l’Atlas Linguistique de la France au début du siècle dernier, que les correspondants de la forme cacagne dans les dialectes galloromans s’étendaient sur une aire assez similaire à celle que dessine notre carte pour le français régional du début du XXIe s.:

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Figure 6. Aire de cacagne/cagagne (“diarrhée”) dans les dialectes galloromans parlés au début du XXe s., d’après la carte 558 de l’ALF. Chaque point représente une localité enquêtée.

ensuquer

Dans les parlers d’oc, les correspondants du verbe ensucá signifient “assommer”. Être ensuqué, c’est avoir la tête dans les nuages, ou n’être pas tout à fait réveillé. Mieux qu’un long discours, ces quelques tweets nous permettront de comprendre dans quels contextes les francophones du Sud de la France utilisent le verbe ensuquer:

En français régional, le verbe jouit d’une vitalité assez élevée, qui dépasse assez largement, à l’est de l’Hexagone, les limites historiques de la région où l’on parlait naguère l’occitan avant le français (Figure 7):

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Figure 7. Vitalité et aire d’extension de être ensuqué (au sens de “être grandement fatigué, avoir la tête dans les nuages”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

La carte montre en effet que être ensuqué est connu jusqu’en Bourgogne dans la moitié septentrionale de la France.

Les expressions

Le français du sud de la France, ce n’est pas seulement des mots, c’est aussi des expressions ou des tournures. Nous en avons sélectionné deux.

Le passé surcomposé

On vous en parlait dans l’un de nos tout premiers billets. Le passé que l’on qualifie de “surcomposé” permet d’exprimer, en français, une action révolue dans le passé. Il implique l’usage non pas d’un seul, mais de deux verbes auxiliaires. Les tours avec avoir + eu (il a eu fumé) sont les plus fréquents, ceux avec avoir + été (on a été soulagé une fois qu’il a été parti) et être + eu (on a été soulagé une fois qu’il est eu parti) étant plus rares.

Les grammairiens acceptent assez bien l’usage du passé surcomposé quand il est employé dans une construction subordonnée (quand il a eu fini, il est parti). Son usage dans une proposition principale ou indépendante (il a eu fumé, mais il ne fume plus) est en revanche plus stigmatisé.

Dans nos enquêtes, plusieurs questions impliquant le passé surcomposé ont été posées. La carte à gauche de la Figure 8 ci-dessous a été générée à partir des réponses à la question “Sur une échelle allant de 0 (= jamais) à 10 (= tous les jours), à quelle fréquence employez-vous la phrase ‘j’ai eu fumé, mais je ne fume plus’?” – celle de droite a été réalisée à partir des réponses à la question “Si vous voulez parler de quelqu’un qui fumait, mais qui ne fume plus, diriez-vous, oui ou non, ‘il a eu fumé!’?”:

Figure 8. Vitalité et aire d’extension de l’usage du passé surcomposé (avoir eu fumé) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. À gauche, vitalité estimée en termes de fréquence, à droite, en termes de pourcentage. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Dans l’un comme dans l’autre cas, l’usage du passé surcomposé dans une phrase principale (non-subordonnée) n’est connu que par les locuteurs du grand sud de la France (auquel s’ajoute la Suisse). Dans la partie septentrionale de la France, il est intéressant de remarquer que les Bretons font exception: la tache significativement plus claire sur le Finistère indique que le temps surcomposé est également employé dans cette région (sans doute car il est également connu en breton, comme l’indiquent nos lecteurs dans les commentaires à la suite de la publication de notre précédent billet).

C’est quelle heure?

La tournure « c’est quelle heure? » fait l’objet d’une certaine stigmatisation par les locuteurs du français qui ne disposent pas de ce tour dans leur usage (si vous ne nous croyez pas, lisez voir les commentaires sous ce post Facebook). D’aucuns diront qu’il est plus correct de dire: “quelle heure est-il?”, ou simplement “il est quelle heure?”. Peu de gens savent que cette tournure est régionale, et on ne la trouve d’ailleurs dans aucun dictionnaire spécialisé. Sur Internet, seule la page Wikipédia consacrée aux régionalismes du parler lyonnais en fait état. Notre Figure 9 montre qu’il s’agit pourtant d’un régionalisme d’assez grande extension:

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Figure 9. Vitalité et aire d’extension de l’usage du tour c’est quelle heure? (“quelle heure est-il?, il est quelle heure?”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Le remplacement du pronom impersonnel il par un pronom démonstratif (ce + est > c’est) n’a rien de bizarre. Le pronom il alterne en effet assez librement en français familier avec un autre pronom démonstratif, ça (“il pleut / ça pleut”; “il neige / ça neige”, “il fait soleil / ça fait soleil”, etc.). Reste à savoir si dans ces contextes, l’usage de ça à la place de il constitue également un régionalisme: on le testera dans une prochaine enquête.

La prononciation du son ‘o’

On le sait, on l’a déjà dit plusieurs fois (dans ce billet, ou dans celui-ci). Une des grandes différences entre la partie septentrionale et la partie méridionale de la France repose sur la façon dont certains mots contenant la voyelle ‘o’ en syllabe fermée (c’est-à-dire dans une syllabe où la voyelle est suivie d’une consonne) sont prononcés.

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Source: y’a pas le feu au lac

Dans le Sud de la France (mais c’est aussi – dans une moindre mesure tout du moins – le cas dans le Nord-Pas-de-Calais et dans le Finistère), paume rime avec pomme, hôte avec hotte, saute avec sotte, etc., comme le montre la carte ci-dessous (Figure 10):

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Figure 10. Vitalité et aire d’extension de la prononciation ouverte de la voyelle ‘o’ dans le mot saute, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

Dans les zones de couleur marron-orangé, le mot saute se prononce de la même façon que le mot sotte, c’est-à-dire avec une voyelle ouverte, que représente le symbole [ɔ] dans l’alphabet phonétique international. Dans les zones violettes, si des mots comme pomme, hotte et et sotte se prononcent bien avec un o ouvert [ɔ], paume, saute et hôte se prononcent en revanche avec un o fermé, que l’on transcrit [o] dans l’alphabet phonétique international, et que l’on entend dans des mots comme dos ou beau.

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Figure 11. Vitalité et aire d’extension de la prononciation ouverte de la voyelle ‘o’ dans les mots atome, chose, jaune, rauque, rose, et saute, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits épais délimitent les frontières de pays France/Belgique et France/Suisse.

La carte animée ci-dessus (Figure 11), générée à partir des questions proposées dans diverses enquêtes, permet de rendre compte de la surprenante stabilité aréologique de la prononciation ouverte de la voyelle ‘o’ quand celle-ci se trouve en syllabe fermée. On peut voir que si les aires de la prononciation de ‘o’ ouvert en syllabe fermée ne sont pas tout à fait les mêmes d’une carte à l’autre, la variation reste assez minoritaire.

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L’atlas du français de nos régions

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Les régionalismes du Grand Est

Après avoir réalisé des billets sur les spécificités du français du Grand Ouest (vol. 1 et vol. 2), du Nord-Pas-de-Calais et de la région de Lyon, nous voici enfin amenés à traiter des particularités locales du français que l’on parle dans les régions qui forment un arc allant de la Suisse romande à la Belgique, et que l’on étiquettera, par commodité, “Grand Est”.

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Géographiquement, la région du Grand Est est frontalière avec des territoires où l’on parle des variétés de langue germanique (groupe alémanique en Alsace et en Suisse, groupe francique en Lorraine et en Moselle, au Luxembourg et en Belgique; pour plus de détails sur les divisions et subdivisions des langues germaniques, v. ce site). Il n’est dès lors pas étonnant que ces variétés de langue germanique, même si elles n’ont pas toutes le même statut linguistique dans la francophonie d’Europe (v. encadré ci-dessous), aient laissé des traces dans le français que l’on parle dans le Grand Est.

En Alsace, dans une partie de la Lorraine comme en Moselle, les dialectes germaniques ont joué en regard du français le rôle de substrat. Pendant des décennies, le français n’était pas utilisé dans les familles et transmis de générations en générations. On apprenait le français à l’école, et on parlait le dialecte à la maison. A contrario, les langues parlées par les Flamands en Belgique et les Alémaniques en Suisse n’ont jamais été les langues maternelles des Wallons en Belgique ou des Romands (les Welsches, comme les surnomment les Suisses allemands) en Suisse. En Wallonie comme en Suisse romande, ce sont les dialectes galloromans qui ont joué de le rôle ancestral de substrat, le français jouissant du rôle de langue-toit et les dialectes germaniques servant à l’occasion d’adstrat.

De tout temps, l’influence des langues germaniques sur le français a été invoquée pour rendre compte de (et souvent stigmatiser) l’existence de toute une série de régionalismes, qu’ils soient phonétiques (relatifs à la prononciation), grammaticaux (relatifs à l’ordre des mots ou au choix des prépositions) ou lexicaux (relatifs au vocabulaire). On verra dans ce billet que si l’influence germanique peut expliquer de nombreux cas de figure, elle doit être complétée en vue de rendre compte de certains phénomènes, ou ne peut simplement pas être invoquée pour d’autres…

Les cartes de ce billet ont été générées avec le logiciel R, à l’aide notamment des packages ggplot2raster et magick, à partir des résultats d’enquêtes auxquelles plusieurs milliers d’internautes ont pris part (entre 7’000 et 12’000 participants francophones ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse en Belgique, en France ou en Suisse, selon les cartes). Vous pouvez également nous aider en répondant à quelques questions quant à vos usages des régionalismes! Cliquez 👉 ici 👈 si vous êtes originaire d’Europe 🇫🇷 🇧🇪 🇱🇺 🇨🇭; cliquez 👉 👈 si vous venez du Québec ou des autres provinces canadienne ou l’on parle français 🇨🇦! Les enquêtes peuvent être réalisées de façon anonyme depuis un ordinateur 💻, un smartphone ou une tablette 📱. Prévoir dix minutes ⏰ environ pour compléter le sondage 🤓!

Foehnschnäck et schluck

Pour un certain nombre de régionalismes du Grand Est, l’influence de la langue de Goethe et de ses dialectes est indéniable. C’est à cause de l’allemand que le mot foehn s’est répandu en Suisse romande comme en Alsace pour désigner un “sèche-cheveux électrique”; que le mot schnäck, qui désigne un “escargot” en allemand, a été utilisé pour dénommer ce que les Français appellent un “pain-aux-raisins”; que le mot schluck (prononcé “chlouk”), notamment employé dans l’expression boire un schluck (= “boire un coup”), en est venu à désigner une “gorgée” ou une “petite quantité de liquide” en Alsace et en Moselle, tout comme dans les cantons de l’arc jurassien romand (v. diaporama 1 ci-dessous; cliquez sur les images pour les agrandir):

Mosaïque 1. Vitalité et aire d’extension des mots foehn (“sèche-cheveux”), schnäck (“pain-aux-raisins”) et schluck (“gorgée”, “petite quantité de liquide”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Attendre sur quelqu’un

Sur le plan de la morphosyntaxe, la locution attendre sur figure également au rang des germanismes les plus probables (en allemand, l’équivalent du verbe attendre se construit avec l’équivalent de la préposition sur, v. les tours warten auf et darauf warten).

Le saviez-vous ? En français, la norme stipule que le verbe attendre se construit sans préposition (on attend quelqu’un ou quelque chose). On utilise toutefois la préposition après (attendre après quelqu’un ou après quelque chose) notamment dans un contexte d’impatience (v. Grévisse & Goosse 2016: §780d).

L’aire du tour attendre sur, cantonné aux régions naguère germanophones de l’Hexagone (Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle) et aux districts romands s’agençant le long du Röstigraben en Suisse (v. Figure 1 ci dessous), va dans le sens d’une influence de la syntaxe alémanique.attendre-sur_juxtapose_illus.png

Figure 1. Vitalité et aire d’extension du tour attendre sur quelqu’un (au sens de attendre après quelqu’un) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Parallèlement aux régionalismes dont l’origine germanique est assez sûre, il existe un bon nombre de tours pour lesquels l’hypothèse d’une influence de l’allemand ou du néerlandais est envisageable, mais ne constitue pas la seule explication possible.

Tu viens avec?

L’usage absolu de la préposition avec après des verbes de mouvement (comme dans les phrases je vais au cinéma, tu viens avec? ou si tu pars en vacances, tu me prends avec?) est un emploi fort stigmatisé dans l’histoire du français. Rézeau [2007/2016] fait remonter à 1747 le premier signalement de la “faute”, sous la plume d’un certain Eléazar Mauvillon, auteur de Remarques sur les germanismes. Ouvrage utile aux Allemands, aux François et aux Hollandais, &c:

Prendre avec. / Cette expression n’est pas Françoise. On ne dit point, par exemple, quand mon père ira à Vienne, je le prierai de me prendre avec; mais, je le prierai de m’y mener (p. 22).

Beaucoup d’auteurs ont vu dans la tournure tu viens avec? le résultat de l’influence des langues germaniques, qui connaissent des emplois analogues (v. all. Kommen Sit mit? > Venez-vous avec?; suisse além. K(ch)unscht (Du) mit? > Viens-tu avec? et néer. Ik ga naar de cinema, wil je meekomen? > Je vais au cinéma, veux-tu venir avec?).

venir_avec_raster_juxtapose_illus.pngFigure 2. Vitalité et aire d’extension du tour tu viens avec ? (dans la phrase “je vais au cinéma, tu viens avec?”) d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

La répartition géographique de venir avec (v. Figure 2 ci-dessus) ne permet pas de douter de l’influence de la syntaxe germanique sur la syntaxe du français. Mais elle n’explique pas tout: rappelons que l’emploi adverbial de la préposition avec est une potentialité inscrite dans le système du français général. L’emploi adverbial de la préposition avec est courant avec des verbes comme “faire” ou “vivre” (“on aime pas ça, mais on fait avec”, “ça m’est tombé dessus, mais j’ai pas le choix, alors maintenant je vis avec”). Par ailleurs, de nombreuses occurrences du tour ont en effet été relevées par les auteurs du Bon Usage [16ème éd., §1040]; nous en retranscrivons quelques-unes ci-dessous:

Il a pris mon manteau et s’en est allé avec (Ac. [1694-] 2001, comme fam.).
Ce couteau est trop aiguisé, je me suis coupé avec (Ac. 1986-2001).
Nous possédons de grands titres, mais bien peu avec (MussetBarberine, I, 3).
Les deux boucles de fil de fer […] , il les a reprises, parce qu’elles se rouillaient et qu’il était las de ne rien attraper avec (J. RenardRagotte, Merlin, ii ).
Vite elle arrachait une rose […] et elle se sauvait avec (R. RollandJean-Chr., t. VI, p. 27)

En fait, ce qui différencie les usages littéraires rapportés ci-dessus des usages du Grand Est, c’est la nature du référent. S’il s’agit de référents non-animés (un manteau, un couteau, des morceaux de fil de fer, etc.), l’utilisation nue de la préposition avec est relativement “standard”. S’il s’agit d’êtres animés (des gens, des animaux), le français standard aura tendance à ajouter un pronom après la préposition (“tu viens avec moi”, “ils sont partis avec eux”), alors que le français du Grand Est autorisera plus facilement l’absence de régime après la préposition (“tu viens avec”, “ils sont partis”).

Un pull brun ou un pull marron?

L’emploi de l’adjectif brun pour désigner la couleur des yeux, d’un pull-over ou d’un quelconque autre objet de couleur marron offre un autre cas de figure tout à fait intéressant. L’aire de l’adjectif brun, qui épouse parfaitement les frontières de la région Grand Est au sens où nous l’avons définie au début de ce billet (v. Figure 3 ci-dessous), laisse penser à une influence des langues germaniques sur le maintien de cet adjectif en français (en allemand, marron se traduit par braun, en néerlandais par bruin):

brun_all.pngFigure 3. Vitalité et aire d’extension de l’adjectif brun pour désigner un pull de couleur marron d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Il convient cependant de rappeler que l’usage de l’adjectif brun pour désigner la couleur marron était naguère assez répandu en français. Une recherche effectuée dans la base EuroPresse en 2016* des couples yeux brun(s) et yeux marron(s), dont les résultats sont synthétisés sur la Figure 4, permet de montrer la prédominance de l’adjectif brun en Belgique, en Suisse et au Canada; en France, en revanche, c’est l’adjectif marron qui arrive en tête des usages journalistiques lorsqu’il s’agit de qualifier la couleur d’une paire d’yeux:

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Figure 4. Pourcentage d’occurrences des couples yeux brun(s)/yeux marron(s) dans la base de données EuroPresse (1980-2016) par pays (France, Suisse, Belgique et Canada).

Les résultats de notre enquête en ligne n’ont pas permis de déceler un quelconque effet d’âge sur l’usage, en Belgique, en France ou en Suisse, de l’adjectif brun (un modèle de régression avec la réponse brun/marron comme variable dépendante avec l’interaction entre l’âge et le pays des participants comme prédicteur, n’a pas donné de résultats significatifs). Les comptages effectués dans Frantext*, base de données textuelles contenant des textes essentiellement littéraires d’auteurs français publiés à différentes époques, permettent en revanche de mettre au jour les traces d’un changement en cours:

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Figure 5. Pourcentage d’occurrences des couples yeux brun(s)/yeux marron(s) dans la base de données Frantext par tranche de 25 ans (sur la période allant de 1875 et 2000).

On voit sur la Figure 5 que dans la langue littéraire (toujours plus conservatrice que l’usage spontané), l’usage de l’adjectif brun décroît au fur et à mesure qu’augmente l’usage de l’adjectif marron, du moins quand il est question d’yeux.

*La recherche dans les bases EuroPresse et Frantext a été effectuée par Daxingwang PENG, dans le cadre d’un mémoire de Master effectué à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction d’André Thibault.

Un œuf (cuit) dur

Le composé œuf cuit dur pourrait aussi laisser penser à une influence des langues germaniques sur le français (le néerl. hardgekookt ei et l’all. hartgekochtes Ei signifient littéralement dur-cuit œuf). Plusieurs indices laissent toutefois penser que l’allemand ou le néerlandais n’ont rien à voir dans l’existence de la forme œuf cuit dur. On observe en effet que la formule œuf cuit-dur est inconnue dans les territoires naguère germanophones, comme l’Alsace et la Moselle, alors qu’elle jouit d’une certaine vitalité sur un territoire où l’influence de l’allemand est plus difficile à justifier, territoire qui englobe plusieurs départements qui vont de la Lorraine au Rhône, comme on le voit bien sur la Figure 6:

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 Figure 6. Vitalité et aire d’extension de la lexie œuf cuit dur pour désigner un œuf resté dans de l’eau bouillante près de 10 minutes d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Si la forme œuf cuit dur n’est pas un calque de l’allemand ou du néerlandais, d’où diable peut-elle bien venir? La comparaison entre les participants âgés de 25 ans et moins et les participants âgés de 50 ans et plus nous donne une première piste. On peut voir en faisant glisser la barre verticale sur la Figure 7 ci-dessous (cliquez sur sur ce lien pour afficher la superposition en pleine page) qu’en France, le composé œuf cuit dur, est utilisé dans des proportions significativement plus importantes chez les plus de 50 ans que chez les moins de 25 ans:

Figure 7. Vitalité et aire d’extension de la lexie œuf cuit dur pour désigner un œuf resté dans de l’eau bouillante près de 10 minutes selon les réponses des participants âgés de plus de 50 ans (à gauche) et des participants âgés de moins de 25 ans (à droite), d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande. Figure réalisée avec l’outil Juxtapose.

Le fait que la forme soit également en circulation dans les provinces de l’est du Canada (où elle alterne avec le composé “œuf à la coque”, qui ne signifie pas, comme en Europe, un œuf cuit pendant trois minutes, mais bien un œuf [cuit] dur, v. les commentaires sous cette publication Facebook), nous donne un second indice.

Dans le fichier lexical en ligne du TLFQ, la forme apparaît trois fois (alors que la forme œuf dur ne donne pas de résultats).

Puisqu’il est peu probable que l’existence de œuf cuit dur au Canada soit un calque de l’anglais hard-boiled egg (qui donnerait, si on rétablit l’ordre des mots du français, œuf bouilli dur ou œuf dur bouilli), la seule explication qui demeure est que la tournure œuf cuit dur s’est exportée avec les premiers colons qui ont peuplé l’Amérique du Nord… au 17e s.! De là, on peut donc penser que tour devait jouir naguère d’une aire d’emploi beaucoup plus large que celle qu’il connaît aujourd’hui dans l’Hexagone (les premiers colons de Nouvelle-France étaient surtout originaires de Normandie, d’Île-de-France et du Centre-Ouest de la France).

Au total, on peut conclure que la forme œuf cuit dur est une forme ancienne du français (ce que les linguistes appellent un archaïsme mais que l’on pourrait aussi tout simplement appeler un maintien) qui subsiste aujourd’hui dans les régions périphériques de la francophonie.

Un cornet pour votre petit pain?

Enfin, il existe de nombreuses spécificités locales du français parlé dans la région du Grand Est dont l’existence ne doit rien aux dialectes germaniques. C’est notamment le cas du mot cornet (qui désigne un sac en plastique ou en papier, v. à ce sujet notre précédent billet), dont l’usage est une extension, à date ancienne, du mot du français général (qui désigne un objet destiné à contenir quelque chose, v. TLFi), connu en Suisse romande ainsi qu’en Lorraine (v. Figure 8):cornet_with_label_all.png

Figure 8. Vitalité et aire d’extension du mot cornet pour désigner un sac en plastique ou en papier, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

C’est aussi le cas de la lexie composée petit pain et de sa variante petit pain au chocolat (Figure 9), concurrents trop souvent oubliés des médiatiques “fights” pain au chocolat ou chocolatine (si vous ne voyez pas de quoi je veux parler, lisez cet article).

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Figure 9. Vitalité et aire d’extension de la lexie composée petit pain (au chocolat) pour désigner ce que l’on appelle ailleurs un pain au chocolat ou une chocolatine, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Ici encore, la comparaison de la carte générée à partir des réponses des participants plus jeunes (moins de 25 ans) et des réponses des participants plus âgés (plus de 50 ans, v. Figure 10) fait apparaître que la variante petit pain au chocolat est une dénomination locale qui survit bien dans l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais ainsi qu’en Alsace, mais qui est vieillissante ailleurs dans l’Hexagone (cliquez ici pour afficher la juxtaposition en pleine page):

Figure 10. Vitalité et aire d’extension de la lexie petit pain (au chocolat) pour désigner ce que l’on appelle ailleurs “pain au chocolat” ou “chocolatine”, en fonction des réponses des participants âgés de plus de 50 ans (à gauche) et des participants âgés de moins de 25 ans (à droite), d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande. Figure réalisée avec l’outil Juxtapose.

Notre collègue Françoise Nore nous fait d’ailleurs remarquer sur Twitter qu’il y a quelques décennies, la forme petit pain au chocolat était beaucoup plus répandue qu’elle ne l’est aujourd’hui (cliquez sur le Tweet pour afficher la discussion):

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Ceci explique sans doute pourquoi Joe Dassin utilise la variante petit pain au chocolat (et non pain au chocolat) dans sa célèbre chanson sortie en 1969:

Si cette hypothèse était correcte, cela voudrait dire que la tournure petit pain au chocolat est l’ancêtre de la variante pain au chocolat. Le langage étant régi par un principe d’économie, la variante sans l’adjectif petit se serait petit à petit propagée sur le territoire (alors qu’ailleurs ce serait la variante petit pain qui aurait été conservée). Se non è vero è ben trovato!

La prononciation du mot vingt

La prononciation du [t] final du mot vingt, ça fait plusieurs fois qu’on vous en parle (la première fois c’était ici, la seconde fois c’était ). On vous disait que ce schibboleth était l’un des plus emblématiques du français du Grand Est, et qu’il était souvent reproduit sur des objets de la vie quotidienne:

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Figure 11. Sondage sur la story de la page Instagram Les cornichons, jeune marque française de déco et d’accessoires basée à Reims.

Les données d’une de nos premières enquêtes nous avaient permis de préciser la répartition géographique de cette prononciation. Nous avions ainsi pu montrer que l’aire de vingt prononcé avec un [t] final épousait parfaitement, comme c’est le cas de brun (v. Figure 3 ci-dessus), les frontières du Grand Est:

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Figure 12. Vitalité et aire d’extension de la prononciation du [t] final du nombre vingt, d’après les enquêtes Français de nos régions [2015-2018]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Nous ne sommes pas en mesure de répondre à la question de savoir depuis quand cette consonne se prononce, ni même d’expliquer les raisons qui motivent un tel phénomène. Sur le plan historique en revanche, on peut penser que cette prononciation était naguère beaucoup plus étendue en Europe qu’elle ne l’est aujourd’hui, comme on peut le voir sur la Figure 13 (cliquez ici pour afficher la juxtaposition en plein écran), qui permet de comparer nos données avec celles de l’Atlas Linguistique de la France (ALF), recueillies à la fin du 19e siècle par E. Edmont, sous la direction du linguiste suisse J. Gilliéron:

Figure 13. Vitalité et aire d’extension de la prononciation du [t] final du nombre vingt en français régional à gauche, d’après les Français de nos régions [2015-2018]; aboutissants de VIGINTI où la prononciation de -t final a été maintenue à droite, d’après l’ALF [1902-1906]. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

La comparaison des deux cartes doit être effectuée avec la plus grande prudence: les données de l’ALF concernent le dialecte, les nôtres le français. Des systèmes différents donc, et il est possible, dans le sud notamment, que la consonne finale ait été prononcée dans les dialectes mais pas en français.

Si on devait conclure…

On l’aura compris: le français du Grand Est dispose de nombreuses spécificités, dont l’existence ne peut pas être imputée à l’influence des dialectes de l’allemand ou du néerlandais. Nous n’avons pu dresser qu’un inventaire relativement restreint de ces régionalismes. Ce billet aura donc bientôt une suite!

Nous avons besoin de vous!
Les cartes ont été réalisées à partir des réponses à différents sondages, conduits depuis 2015 sur le web. Nous avons besoin d’un maximum de participants pour garantir la fiabilité des données. Aussi, si vous avez dix minutes devant vous, n’hésitez pas à participer à notre dernier sondage! Cliquez ici si vous êtes originaire d’Europe 🇫🇷 🇧🇪 🇨🇭; cliquez  si vous venez d’Amérique du Nord 🇨🇦! C’est gratuit, anonyme, ça se fait depuis son ordinateur 💻, smartphone ou tablette 📱, et ça nous aide énormément!

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couverture

La “chasse aux belgicismes” cartographiée

Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de trouver chez un bouquiniste à Bruxelles un ouvrage fort célèbre dans l’histoire des français régionaux. Ecrit par Joseph Hanse, Albert Doppagne et Hélène Bourgeois-Gielen et publié pour la première fois en 1971, il s’intitule: Chasse aux belgicismes. Comme son titre le laisse penser, ce recueil vise à répertorier des faits linguistiques (101 au total) qui sont considérés comme des belgicismes (“le belgicisme est une particularité du parler français de Belgique et qui le différencie du français de France”, p. 31) et d’en faire la chasse (en proposant des équivalents en français “universel, celui de toute la francophonie”, quatrième de couverture).

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Edité par “l’Office du bon langage de la Fondation Charles Plisnier” (office fondé “pour s’attaquer à un […] mal qui compromettait […] le rayonnement des régions françaises de Belgique: la médiocrité du langage écrit et parlé”, p. 7), l’ouvrage connaîtra un succès fou. Il sera même couronné par l’Académie française, et suivi quelques années plus tard (en 1974) d’un second tome, intitulé Nouvelle chasse aux belgicismes (avec cette fois-ci une couverture orange, v. illustration ci-dessus).

Si l’idée de “faire la chasse” aux belgicismes peut paraître aujourd’hui complètement saugrenue, elle ne l’était pas dans les années 70, période à laquelle les régionalismes et autres particularismes locaux étaient encore considérés comme des écarts de langage à bannir à tout prix de la bouche des francophones. En Belgique, des linguistes comme Michel Francard (du centre de recherche VALIBEL de l’Université catholique de Louvain) ont œuvré à déconstruire l’idée que le français régional, c’est du mauvais français. La mise au point du Dictionnaire des belgicismes (publié pour la première fois en 2010, revu et augmenté en 2015), qui répertorie et définit, sans aucun jugement de valeur ni prétention normative ou corrective, les mots du français de Belgique souvent oubliés des dictionnaires du français de France, a permis de sensibiliser un peu plus le grand public à ce problème.

Je me souviens m’être dit, en le lisant, que certaines des entrées qu’il contenait mériteraient un jour d’être cartographiées, l’idée étant de vérifier l’aire d’extension et la vitalité des expressions que les auteurs ont taxées de “belgicismes”. J’ai finalement sélectionné quelques mots que j’avais eu l’occasion de tester dans mes enquêtes.

Les cartes de ce billet ont été générées avec le logiciel R, à l’aide (entre autres) des packages ggplot2raster et kknn. Vous pouvez également nous aider en répondant à quelques questions quant à vos usages des régionalismes! Il suffit simplement de cliquer 👉 ici 👈, et de se laisser guider. Les enquêtes peuvent être réalisées de façon anonyme depuis son ordinateur 💻, smartphone ou tablette 📱. Il vous faudra compter 15 minutes ⏰ environ pour en venir à bout.

Je reprends les titres des entrées telles qu’ils figurent dans le petit livre jaune.

La clenche? non, la poignée!

À la page 77 (prononcez septante-sept), Hanse et ses collègues s’attaquent à “trois problèmes importants” qui “sont à résoudre à propos du mot clenche“. Le premier concerne l’orthographe: faut-il écrire clanche ou clenche? Le second concerne la prononciation du mot: faut-il dire clenchecliche ou encore clinche? Sous prétexte qu’à l’époque, le Robert ne mentionne que l’orthographe clenche (le Grand Larousse encyclopédique donne pourtant les variantes clenche, clinche et clanche), et que cliche est dialectal (en picard, on dit cliche), les auteurs choisissent de se fixer sur la variante clenche.

Pour notre part, nous avons maintenu la graphie clenche parce que le mot appartient à la même famille que déclencher et enclencher (v. l’article du TLFi).

Troisième problème: reste à savoir ce que ce mot signifie. Puisqu’il n’y a, aux yeux des auteurs, que le français “universel” (comprendre le français des dictionnaires parisiens) qui fait foi, une clenche, “ce n’est pas, comme le pensent beaucoup de Belges, la poignée que nous actionnons pour ouvrir ou fermer une porte […] c’est tout autre chose. C’est une pièce horizontale oscillant autour de l’axe d’un loquet placé sur l’ouvrant d’une porte et qui vient s’engager dans un mentonnet fixé sur le dormant”.

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Figure 1. Clenche de porte en fer forgé à la main [source]

A la suite de l’une de nos enquêtes, à laquelle plus de 8.000 francophones originaires de Belgique, de France ou de Suisse ont participé, il est ressorti que près de 25% des francophones de notre échantillon utilisent le mot clenche (ou l’une de ses variantes) pour désigner une poignée.

D’après le Dictionnaire des régionalismes de France, le type lexical clenche est apparu pour la première fois sous la plume d’auteurs originaires du nord de la France au 12e siècle. Le mot désignait originellement le petit bras de levier du loquet d’une porte, et c’est par métonymie qu’il s’est mis à désigner le loquet lui-même, puis la poignée.

La carte ci-dessous permet de voir que ces locuteurs ont passé la plus grande partie de leur jeunesse dans une zone qui s’étend de la Normandie à la Lorraine, et qui englobe la Picardie et la Belgique:

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Figure 2. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot clenche au sens de “poignée” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Il est intéressant de constater que l’aire géographique du substantif clenche, au sens de “poignée”, est beaucoup plus grande que celle du verbe clencher (au sens de “verrouiller une porte”):

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Figure 3. Les dénominations du concept “fermer la porte/verrouiller” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

Le saviez-vous? Le verbe clencher est en circulation au Québec 🏴󠁣󠁡󠁱󠁣󠁿 et dans les autres provinces de l’est du Canada 🇨🇦, avec le sens de “bien fermer” (pas forcément à clef, v. ce site pour un aperçu des autres sens que peut avoir ce verbe outre-Atlantique). Nos enquêtes sont en cours pour cette partie de la francophonie; si vous y avez passé la plus grande partie de votre jeunesse, cliquez 👉 ici 👈 pour y prendre part!

Coussin ou oreiller?

La seconde entrée qui a retenu mon attention concerne le couple coussin/oreiller. Je ne suis pas sûr, comme l’écrivent Hanse et collègues, que si un Belge demande un coussin dans un hôtel en France, il se fera d’office apporter “un coussin d’étoffe de décoration plus ou moins grossière et peut-être plus ou moins défraîchi” (p. 84). En tout cas la probabilité est plus faible s’il se rend dans l’une des zones vertes désignées sur la carte ci-dessous:

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Figure 3. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot coussin au sens d'”oreiller” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

La carte a été établie à partir de la réponse à la question: “Dans votre lit, vous posez la tête sur… (i) un oreiller; (ii) un coussin, (iii) les deux sont possibles”. Le tout était accompagné de l’image ci-dessous:

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Notre enquête permet de rendre compte que dans de nombreuses régions de France et de Suisse romande, comme en Wallonie, coussin est parfaitement synonyme d’oreiller! En linguistique, on dirait qu’il s’agit d’un régionalisme de grande extension.

La drache nationale

À la page 91, les auteurs s’intéressent à l’un des particularismes locaux les plus emblématiques de la Wallonie et de l’ex-région Pas-de-Calais. Le mot drache (à rapprocher du flamand draschen), qui désigne une pluie soudaine et abondante.

Le saviez-vous? D’après le Wiktionnaire, le mot drache désigne aussi une tournée générale en Belgique.

Pourquoi taxer la drache de “nationale”? Parce que le 21 juillet en Belgique, jour de la fête nationale, “tout le monde craint la drache nationale”.

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À la fin de leur article, Hanse et ses collègues concluent: “notre drache nationale, ne l’exportons pas!”. Un demi-siècle plus tard, il semblerait que leur message n’ait pas été entendu des Français, puisque le mot drache tend aujourd’hui à être utilisé bien au-delà de son aire d’origine, comme le montrent les petites taches vertes qui parsèment l’Hexagone sur la carte ci-dessous:

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Figure 5. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot drache au sens de “pluie forte et abondante” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romand.

Pour preuve, sur les réseaux sociaux, on le trouve employé dans des tweets d’internautes qui ne sont pas originaires du nord (au grand dam des natifs de cette région):

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Cette “dé-régionalisation” s’explique sans doute par le fait que le français “universel” comme les auteurs de la Chasse aux belgicismes se plaisent à le nommer, ne permet pas d’exprimer de façon simple et brève (en un seul mot) ce phénomène atmosphérique si emblématique du nord de la francophonie d’Europe.

🌧️🌧️🌧️ Souvenez-vous, dans le film Bienvenue chez les Ch’tis, quand Philippe Abrams (joué par Kad Merad) dépasse le panneau “Bienvenue dans le Nord-Pas-de-Calais” et qu’une énorme drache s’abat sur sa voiture!

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Il est moins quart!

Quelques pages plus tard (p. 123), c’est au tour de l’expression il est moins quart de faire l’objet d’une stigmatisation (entre autres “exemples entendus ici et là concernant le quart d’heure”: il est midi quart, il est quart passé, il est le quart de huit, il est quart avant, etc. – “toutes ces formules, sans exception, sont fautives”, p. 124). Originaire de Savoie, j’ai pour ma part alterné, depuis que je sais lire l’heure, entre les tours “moins quart” et “moins le quart”. Et personne ne m’a jamais dit que la première version était fautive…

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Figure 6. Pourcentage d’usage déclaré pour l’expression il est moins quart au sens de “il est moins le quart” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romand.

Les résultats des enquêtes montrent d’ailleurs que c’est une façon de faire relativement répandue dans la francophonie d’Europe. Outre la Belgique, on peut voir que le régionalisme est connu en Suisse romande et dans d’autres départements de l’ancienne région Rhône-Alpes, ainsi qu’en Corse. En fait, c’est également ce que l’on dit au Canada!

Connaissez-vous la ramassette?

Cinquième et dernier régionalisme de ce billet: les dénominations de la petite pelle que l’on utilise pour récupérer “poussières, cendres de cigarette tombées par hasard [entre autres] déchets [jonchant] le parquet” (p. 125). Selon les auteurs de la Chasse aux belgicismes, les Wallons ne connaîtraient que le mot ramassette, mais ils feraient mieux d’utiliser la forme pelle-à-poussière. Notre enquête montre que le terme ramassette est effectivement utilisé en Belgique:

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Figure 7. Pourcentage d’usage déclaré pour le mot ramassette au sens de “objet servant à ramasser les détritus et qui s’utilise généralement avec une balayette ou un balai” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romand.

Mais elle a aussi révélé que dans le reste de la francophonie d’Europe, les choses sont loin d’être aussi homogènes que ce que l’on croit. Il apparaît en effet qu’en France, des variantes tout aussi “locales” sont en circulation (v. l’expression ramasse-bourrier dans l’ouest, pelle-à-cheni en Franche-Comté, ordurière dans le Jura et ramassoire en Suisse romande) – et que les Français utilisent, quant à eux, diverses expressions impliquant le mot pelle (pelle-à-balai, pelle-à-balayures, pelle-à-ordure, pelle-à-poussière, pelle-à-ramasser, etc.), sans qu’aucune ne soit plus utilisée plus fréquemment que l’autre. C’est ce dont nous avons essayé de rendre compte sur la carte ci-dessous:

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Figure 8. Les dénominations de “l’objet servant à ramasser les détritus et qui s’utilise généralement avec une balayette ou un balai” en français d’Europe d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits fins délimitent les frontières de départements en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse romande.

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C’est bientôt Noël 🎅🎄🎁!

Le français de vos régions vous intrigue, vous titille, vous passionne? Vous avez souvent avec vos collègues ou vos proches des débats passionnés sur la façon dont il faut dénommer tel ou tel objet de la vie quotidienne? On a réuni, illustré et commenté plus de 120 cartes dans l’Atlas du français de nos régions, à retrouver dans toutes les bonnes librairies (mais aussi sur Amazon ou sur le site de la Fnac).

 

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L’évolution des dénominations de la ‘fête de village’ (1906-2016)

Dans nos précédents billets, on vous parlait des différences de prononciation qu’il existe d’une région à l’autre de la francophonie d’Europe (ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la France, ‘pneu’ ou ‘peneu’ ?, ces mots qui ont plusieurs prononciations). Avec ce nouvel article, on quitte le domaine de la phonétique pour retrouver celui du vocabulaire, et des rapports entre dialectes galloromans et français régionaux.

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On traitera d’un cas classique en dialectologie française : les dénominations de la fête au village.

En France, en Belgique et en Suisse comme dans de nombreux autres pays de l’ancien Empire romain, la période estivale est ponctuée de “fêtes de village”, à l’occasion desquelles on célébrait originellement le saint patron de la localité, et par là-même le début, une trêve ou la fin des gros travaux agricoles. Aujourd’hui, les origines religieuses et liées au rythme de la vie rurale de ces fêtes ont tendance à être oubliées. Mais le contenu en reste grosso modo le même qu’il y a un siècle : les réjouissances s’étalent sur un ou plusieurs jours, s’accompagnent d’un grand repas pris en commun, d’un bal et de diverses autres attractions pour les petits et les grands (tombola, concours de pétanque, manèges ou carrousels, vente de produits locaux, etc.).

Les enquêtes “Français de nos régions”

Depuis près de deux ans, nous cherchons à cartographier l’aire d’extension de certains régionalismes du français, c’est-à-dire de faits linguistiques qui ne sont employés ou connus que sur une certaine partie du territoire. Pour ce faire, nous avons mis en place des sondages comprenant une trentaine de questions, sondages dans lesquels nous demandons à des internautes de cocher dans une liste le/les mots qui s’applique(nt) le mieux dans leur usage pour dénommer un certain objet ou une certaine action.

Vous pouvez vous aussi participer à nos enquêtes! Pour cela, il vous suffit de cliquer sur ce lien si vous avez grandi en Europe (🇫🇷🇨🇭🇧🇪🇱🇺), sur ce lien si vous avez grandi en Amérique du Nord (🇨🇦🇺🇸🇭🇹🇫🇷), et de vous laisser guider ! Plus le nombre de participants aux enquêtes est élevé, plus les résultats de nos cartes seront fiables. Les enquêtes sont anonymes et gratuites. Y participer ne devrait pas vous prendre plus de 10 minutes (on peut y prendre part depuis son ordinateur, sa tablette ou son téléphone, il suffit juste d’avoir une connexion internet).

Dans l’une de nos précédentes enquêtes, nous posions la question suivante : “Comment appelez-vous la fête de votre village ou de votre quartier, qui a lieu en général une fois par an ?”. La question était suivie d’une quinzaine de propositions, extraites pour la plupart du Dictionnaire des régionalismes de France (DRF), édité par P. Rézeau en 2001.

Les réponses possibles, classées par ordre alphabétique, étaient: abbaye, apport, assemblée, ballade, bote, didace, ducasse, festin, fête votive, frairie, kilbe, messti, préveil, reinage, romérage, Saint-Martin, vogue, vote, autre (précisez).

Au total, nous avons analysé les réponses de plus de 7.800 personnes (6.300 ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse en France, 1.200 en Suisse et 300 en Belgique). Nous avons comptabilisé le nombre de participants pour chaque arrondissement de France et de Belgique, ainsi que pour chaque district de Suisse romande, puis établi le pourcentage de chacune des réponses. Nous avons alors conservé pour chaque point du réseau la réponse qui avait obtenu le pourcentage le plus élevé. Nous avons ensuite utilisé des techniques de classification automatique en vue d’interpoler les données entre les points, de sorte que l’on obtienne une représentation graphique “lissée” et continue.

La carte ci-dessous a été générée avec le logiciel R, à l’aide (entre autres) des packages ggplot2, raster et kknn. J’en profite pour remercier Timo Grossenbacher qui a bien voulu me donner un coup de main pour la mise au point de mon script !

Les dénominations de la fête au village en 2016

Les résultats nous ont permis d’élaborer la carte ci-dessous, où l’on peut voir que de nombreux francophones, en Europe, n’ont pas de mots spécifiques pour désigner l’événement annuel organisé en hommage au saint patron de la localité où ils ont passé leur enfance. Ce sont les zones en grisé clair, où la réponse donnée la plus fréquemment est fête (au village). Ailleurs, nous avons pu délimiter avec précision l’aire de plus d’une douzaine de variantes.

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Figure 1. Les dénominations de la fête de village d’après les enquêtes Français de nos régions (2016/2017).

Dans le nord du domaine, on trouve les aires de ducasse et de kermesse. La variante ducasse (on vous en parlait ici, v. également l’article du TLFi), à rapprocher du mot dédidace (“commémoration annuelle de la consécration de l’église”, d’après le Dictionnaire des belgicismes de M. Francard et collègues), est surtout employée sur les terres où l’on parlait historiquement des dialectes picards. Le mot kermesse (connu dans la partie dialectale non-picarde en Belgique) est d’origine flamande, et dénomme dans cette langue aussi bien une fête patronale qu’un événement festif, quel qu’il soit (v. TLFi).

Illustration: à gauche, affiche de la ducasse de Mons (capitale de la province du Hainaut en Belgique, source); à droite, affiche de la kermesse de Bruxelles (affichage bilingue, source).

Sur la frange orientale du territoire, se distribuent de façon complémentaire les variantes kirb (en Moselle), kilbe (dans le sud de l’Alsace) et messti (dans le nord de l’Alsace). Ces trois expressions sont passées en français par l’intermédiaire des dialectes germaniques locaux, où ils ont le même sens (v.  le Dictionnaire des régionalismes du français en Alsace de P. Rézeau).

Illustration: à gauche, affiche de la kirb de la Ville-Neuve à Sarre-Union (en Moselle, source); à droite, affiche du messti de Holtzheim (en Alsace, source).

En Suisse romande, on a relevé la variante bénichon (une forme à mettre en rapport avec le mot bénédiction) dans le canton de Fribourg, la variante abbaye (qui désigne une société de tireurs, dont le concours de tir donne lieu à une fête de village) dans le canton de Vaud, et la forme vogue dans le canton de Genève. Pour en savoir davantage sur ces trois mots, v. le Dictionnaire suisse romand d’A. Thibault; vous pouvez aussi les chercher dans la Banque de données lexicographiques panfrancophone, volet Suisse romande. Sur le reste du territoire où, en France, l’on parlait naguère des dialectes francoprovençaux, on retrouve également la forme vogue (tout comme à Genève), emblématique, d’après les dictionnaires de grande consultation, de la région de Lyon d’où il est originaire (il y est attesté dès 1640, avec le sens de “fête patronale”).

Illustration: à gauche, affiche de la bénichon de la ville de Fribourg (en Suisse, source); à droite, affiche de Guignol à la vogue des Marrons (célèbre événement annuel du quartier de la Croix-Rousse à Lyon).

Une bonne partie du Midi de la France (Provence et Languedoc) ne connaît pour sa part que la lexie fête votive, formée à partir de l’occitan vota (qui signifie “fête patronale”). Quant aux internautes du Pays basque et des Pyrénées orientales, ils ont proposé la forme feria (équivalent du mot “fête” en espagnol et en catalan).

Illustration: à gauche, affiche des fêtes votives de La Ciotat (source); à droite, affiche de la feria de Dax (source).

A l’Ouest, ce sont les mots frairie (attesté depuis le XVe siècle) et assemblée (attesté également depuis le XVe siècle) que l’on retrouve. Enfin, dans la Bretagne non-romane, les suggestions des internautes nous ont permis de circonscrire l’aire de fest-noz, qui signifie en breton « fête de nuit », par opposition au fest-deiz qui veut dire “fête de jour”).

Illustration: à gauche, affiche de la frairie des Massotes (source); à droite, affiche de la fest-noz du Pays de Redon (source).

Les dénominations de la fête de village il y a un siècle…

Qu’en était-il dans les parlers de nos ancêtres ? Les sources dont on dispose, sur le plan historique, sont très nombreuses mais renvoient à différentes époques et sont parfois difficiles à localiser, ce qui fait qu’elles ne permettraient pas de tracer avec précision, pour une époque donnée, l’aire de chacun des types que nous avons retenus dans notre enquête. En revanche, les données récoltées par E. Edmont, en vue de la confection de l’Atlas Linguistique de la France sous la direction du linguiste suisse J. Gilliéron, nous ont permis de réaliser la carte ci-dessous :

 

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Figure 2. Les dénominations de la fête de village d’après l’Atlas Linguistique de la France (carte n° 556, v. l’originale ici).

Tout d’abord, on peut voir qu’à la fin du XIXe s., il existait davantage de mots pour désigner la fête de village dans les dialectes qu’au XXIe siècle en français. D’après notre enquête, les variantes préveil, ballade, apport, reinage et roumérage, ne sont en effet plus utilisées (ces variantes figuraient pourtant dans le questionnaire).

Le saviez-vous ? L‘Atlas Linguistique de la France a été mis en chantier en 1896. Il est le résultat d’un projet initié par J. Gilliéron, qui souhaitait documenter géographiquement la variation des patois que l’on parlait alors dans les zones galloromanes de France, de Suisse et de Belgique (c’est pour cela que l’Alsace, la Bretagne celtique et la Corse ne sont pas représentées sur la carte ci-dessus). Il a envoyé sur le terrain un enquêteur français, E. Edmont, un épicier retraité du Pas-de-Calais, passionné d’histoire locale, en vue de récolter les traductions d’un questionnaire comportant plus de 1400 entrées, soumis à plus de 730 témoins répartis dans 639 localités (la carte ci-dessus donne une idée de la distribution de ces points dans l’espace). L’enquête a duré près de quatre ans, période pendant laquelle E. Edmont a sillonné la France avec ses propres moyens (à bicyclette, en train, à pied et en voiture). L’atlas, qui comporte près de 2000 cartes (!), sera publié entre 1902 et 1910. Les cartes ont récemment été numérisées. On peut les consulter ici.

Une seconde remarque concerne l’apparition de mots nouveaux en français régional : abbaye, en usage dans le canton de Vaud, n’était pas utilisé par les patoisants de la fin du XIXe siècle. Dans le Midi de la France, le mot occitan était vota, et pas le dérivé complexe (savant) fête votive. Quant à feria, aucun témoin de E. Edmont n’avait pensé à le donner, ce qui laisse croire qu’il n’était pas en usage alors.

Enfin, l’aire d’extension des variantes en présence doit être commentée. En Belgique, la forme ducasse a perdu énormément de terrain à l’ouest, où elle a été remplacée par la variante kermesse ; elle a en revanche été adoptée par davantage de personnes dans la partie méridionale de l’aire picarde. Dans le sud, fête votive a agi tel un rouleau compresseur, en se substituant aux variantes plus minoritaires en patois. Dans l’ouest, on voit que si l’aire de frairie est restée stable, celle d’assemblée s’est considérablement réduite.

Au total, ces faits nous permettent de confirmer l’idée selon laquelle le français régional, ce n’est pas ce qui reste du patois quand il est disparu, contrairement à une opinion largement répandue (y compris dans la communauté des linguistes). Bien que les deux systèmes soient étroitement connectés, ils jouissent chacun de leur dynamique propre, et l’on aurait tort de croire que l’un constitue les reliquats de l’autre. On a toutefois envie de se réjouir : on parle souvent de l’uniformisation du français, et l’on déplore la disparition des mots de nos régions. On peut voir que dans le domaine des fêtes locales, tous ces régionalismes ont encore de beaux jours devant eux, malgré l’urbanisation croissante !

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En attendant le prochain billet, vous pouvez nous retrouver sur Facebook ou Twitter (on a aussi un compte Instagram). Si ce n’est pas déjà fait et si vous avez 10 minutes devant vous, n’hésitez pas à participer à notre dernière enquête (vous êtes originaire d’Europe, cliquez ici ; vous venez d’Amérique du Nord ? Cliquez ). Vous pouvez aussi faire suivre ce lien autour de vous : c’est gratuit, anonyme, ça se fait depuis son ordinateur, smartphone ou tablette, et ça nous aide énormément ! Enfin, n’hésitez pas à nous dire quelle(s) variante(s) vous utilisez vous-mêmes pour désigner la “fête de village”, en commentaires ou sur les réseaux sociaux !

 

Des régionalismes du parler lyonnais (et alentours)

Ce nouveau billet est consacré aux régionalismes du parler que l’on qualifie de “lyonnais”, mais qui peuvent s’entendre ailleurs (en fait, dans une zone dont les frontières correspondent au département du Jura au Nord, du Dauphiné au Sud, à la région du Forez à l’Ouest et à la Suisse romande à l’Est – les connaisseurs auront reconnu que l’on parle de l’aire où on parlait naguère francoprovençal, ou arpitan). Les régionalismes français de cette aire sont fort nombreux, et sont parmi les mieux documentés de la francophonie. Ici, nous n’en mentionnerons que quatre (on passera en revue les autres dans des prochains billets, vous pouvez déjà lire – si ce n’est pas déjà fait – ce billet consacré au “y” objet direct, comme dans la tournure “je vais y faire”).

Débarouler

Le verbe débarouler (on dit aussi débaruler ou débaroler, plus rarement barouler ou redebouler) signifie : “tomber en roulant” ou “dévaler à toute vitesse” (si quelqu’un débaroule les escaliers, c’est qu’il les descend précipitamment,  ou qu’il est tombé dedans ; on peut aussi débarouler aussi une piste de ski). Si vous ne venez pas de la région lyonnaise, il y a peu de chance que vous utilisiez (ou que vous connaissiez) ce mot (c’est d’ailleurs l’un des rares régionalismes de ce parler que l’on ne retrouve pas dans le français de Suisse romande), comme le montre la carte ci-dessous :

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Figure 1. Répartition et vitalité du verbe « débarouler » dans l’enquête Euro-2. Chaque symbole représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

C’est quelle heure ?

Il existe de nombreuses manières de demander l’heure, mais la variante avec “c'” au lieu de “il” (comme dans “il est quelle heure”) est caractéristique du français parlé dans la région lyonnaise (même la page Wikipédia consacrée au régionalismes de Lyon et de ses alentours recense la tournure !). Personnellement, ce n’est qu’une fois avoir fait cette carte que je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un régionalisme (je suis originaire de la vallée de la Maurienne, en Savoie, et j’ai toujours pensé que tout le monde disait comme moi !).

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Figure 2. Répartition et vitalité de l’expression « c’est quelle heure » dans l’enquête Euro-2. Chaque symbole représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Etendage

Alors que dans le grand ouest de la France on appelle la structure métallique sur laquelle on suspend son linge quand il sort de la machine pour le faire sécher un “tancarville” (en référence à la forme d’un pont situé dans la ville de Tancarville, v. notre précédent billet), dans la région Rhône-Alpes, on appelle ça un “étendage” (ma mère disait un “étend-de-linge”, sans doute une déformation par étymologie populaire). Le mot est aussi connu et employé dans la partie méridionale de la Suisse :

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Figure 3. Répartition et vitalité du mot « étendage » dans l’enquête Euro-2. Chaque symbole représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Caïon (ou cayon)

Ce mot d’origine inconnue désignait dans les patois francoprovençaux le porc d’élevage, et par extension la viande que l’on produit à partir de cette animal. Il n’était pas connu dans les autres dialectes gallo-romans, comme le montre la carte ci-dessous, générée à partir des données de l’Atlas Linguistique de France (les données ont récoltées autour des années 1900) :

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Figure 4. Répartition et vitalité du type lexical « caïon » d’après la carte 1061 de l’ALF. Chaque point représente la réponse d’un témoin.

En français contemporain, le mot est connu par seulement 25% des répondants originaires des deux Savoie, et un peu moins sur les autres territoires à substrat francoprovençal, comme on peut le voir à partir des données obtenues à la suite de notre enquête :

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Figure 5. Répartition et vitalité du mot « étendage » dans l’enquête Euro-2. Chaque symbole représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Les événements à l’occasion desquels on utilise le mot caïon pour nommer une fête villageoise durant laquelle on rend hommage à la bête autour de la dégustation de sa chair (la « fête du caïon » et son célèbre « concours du cri du cochon » ont lieu chaque année à Annecy (v. la page Facebook de l’événement 2016) ; dans la Broie, on célèbre la « Saint-Caïon » tous les deux ans, v. notamment cet article) devraient contribuer à ce que le mot ne sombre pas définitivement dans l’oubli.

Quel français régional parlez-vous ?

Pour participer aux enquêtes et nous aider à en savoir plus sur la vitalité et l’aire d’extension de certains régionalismes du français (notamment de la région Rhône-Alpes), cliquez ici !