Le carnaval est une fête ancienne, riche en symboles, dont les origines païennes précèdent de loin son intégration au calendrier chrétien. À l’origine, ces célébrations marquaient la fin de l’hiver et exprimaient l’espoir du retour du printemps. Dans de nombreuses sociétés, cette transition s’accompagnait de chants, de danses et de rituels destinés à chasser symboliquement la saison froide.
Mais carnaval, c’est aussi une fête de l’inversion des rôles et des excès, où les contraintes du quotidien s’effacent derrière les masques. Avec l’arrivée du christianisme, cette tradition a été réinterprétée: elle est devenue la période de réjouissances qui précède le Carême, ce temps de jeûne et d’abstinence de quarante jours menant à Pâques. C’est ce qui donne tout son sens à Mardi gras, dernier jour où l’on peut s’accorder festins et débordements avant la privation.
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D’ailleurs, le mot carnaval en porte encore la trace. Il vient du latin médiéval carne levare, qui signifie littéralement «enlever la chair», autrement dit renoncer aux aliments d’origine animale: viande, œufs, laitages… Mais si l’on se prive de quelque chose, il faut aussi, symboliquement, s’en débarrasser. Et quoi de mieux qu’un grand feu pour cela?
Brûler pour mieux renaître
Dans de nombreuses traditions carnavalesques, un moment clé du rituel est la crémation d’une effigie. Ce mannequin, souvent grotesque ou caricatural, peut prendre différentes formes selon les régions. On le retrouve en Suisse, en France, en Belgique, mais aussi en Italie et en Allemagne. Il incarne tantôt l’hiver, tantôt les péchés de la communauté, ou encore une figure bouffonne représentant les excès de la fête.
#passé-présent : mannequins pendus et brûlés (1/6)
— Révolutions XIXe (@Revolutions19e) April 11, 2018
Le brûlement de mannequins relève d’une tradition carnavalesque : le dernier jour du Carnaval, un mannequin représentant le carnaval, dit Caramentran (= Carême entrant) était rituellement brûlé, après un simulacre de procès pic.twitter.com/yG6b4mPGI7
Dans certains endroits, il est jugé en place publique avant d’être exécuté par les flammes, lors d’un procès fictif aux allures de justice populaire. Ailleurs, ce sont de simples bûchers qui marquent la fin des festivités. L’idée reste la même: on brûle le passé pour faire place au renouveau. Ce geste, hérité d’anciens rites de purification, réapparaît dans différentes cultures, toujours lié à des moments de transition et de renouveau.
Une tradition en déclin ?
Mais cette pratique est-elle encore bien vivante aujourd’hui? Pour le savoir, nous avons mené l’enquête. Dans la 18e édition de notre série de sondage intitulée Français de nos régions, à laquelle plus de 25000 personnes ont répondu, nous avons avons obtenu des résultats frappants: près de 17000 internautes ont déclaré ne pas disposer de mot particulier pour désigner le mannequin de carnaval, voire ne pas connaître cette tradition. Quant aux 8000 autres, ils pouvaient cocher une ou plusieurs réponses parmi une dizaine de propositions ou inscrire la variante correspondant le mieux à leur usage dans une case libre.
Nous avons récupéré les données dans un tableur, et les avons traitées dans le logiciel R. Nous avons sélectionné uniquement les participants ayant déclaré employer un mot pour désigner cette tradition, et avons filtré uniquement les réponses ayant recueilli un nombre significatif de propositions. Sur cette base, nous avons calculé le pourcentage de chaque réponse par arrondissement en France et en Belgique, ainsi que par district en Suisse. Nous avons ensuite retenu la variante ayant obtenu le plus de suffrages et reporté les résultats sur un fond de carte.

Les données collectées ont permis d’établir une carte des usages et de leur répartition géographique. Il ressort que si le mannequin de carnaval est encore bien présent dans certains bastions de la francophonie d’Europe, notamment dans l’Est de la France et en Suisse romande, ailleurs, la pratique semble s’effacer progressivement.
Entre étymologie et tradition
Les réponses qui trouvent leur place sur la carte sont loin d’être exhaustives. Mais elles reflètent assez bien la diversité des termes encore en circulation. Si vous en connaissez d’autres, n’hésitez pas à nous le dire en commentaire!
Quel français régional parlez-vous? La carte commentée dans ce billet est issue de sondages linguistiques, auxquels nous invitons nos lecteurs à participer. Vous pouvez nous aider à continuer cette recherche en répondant à quelques questions sur votre usage et votre connaissance des régionalismes du français. Il suffit pour cela de disposer d’une petite dizaine de minutes devant vous, et d’une connexion internet (votre participation est anonyme). Cliquez sur ce lien pour accéder aux questionnaires. Et si vous souhaitez en savoir plus sur la façon dont nous avons conçu lesdites cartes, vous pouvez lire cet article.
Sur la frange orientale du domaine, les termes relevés font référence en général à une figure féminine: une sorcière en Alsace, qui prend le nom de mémé dans les Ardennes et de macrâle (emprunt au wallon, de même sens) dans la province de Liège, en Belgique.
Toujours de ce côté de la francophonie d’Europe, on trouve des étiquettes qui font référence à des monstres: rababou dans les parlers fribourgeois désigne un ogre mangeur d’enfant, comme le bög du Jura bernois qui pourrait appartenir à la même famille que l’anglais bogy ou bogle, eux-mêmes possiblement issus du gallois bwg («fantôme») ou bwgwl («terreur»), comme le précise l’Idiotikon. Le Heylock est quant à lui personnage maléfique typique du carnaval à Sarrebourg, en Moselle.
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Tout au nord, dans les domaines picard et wallon, carnaval est l’occasion de voir parader des Géants, des personnages de grande dimension réalisés en bois ou en osier. Les Géants, inscrits par l’UNESCO en novembre 2005 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, représentent souvent des personnages du folklore local et changent de nom d’une ville à l’autre. En Belgique, Gille est l’un deux: c’est un personnage emblématique du carnaval de Binche dans la province de Namur (il tire son nom du théâtre de la foire de Pars au XVIIe s.).
Dans le quart sud-est de la France, on trouve trois variantes qui se rapprochent toutes du français carême-entrant. C’est ainsi qu’on nommait localement, jusqu’au début du XXe s. grosso modo, la période de carnaval, en référence au fait que cette période précède l’entrée dans le Carême. Si aujourdhui la tradition reste principalement connu le long du Rhône, dans l’Ardèche, la Drôme et les département autour de Marseille, elle était naguère beaucoup plus répandue. On en trouve de nombreuses attestations dans les sources historiques, en Suisse romande et dans la grande région de Lyon. Aujourd’hui, la petite aire colorée dans l’Allier, et les traces qu’on en retrouve dans le Jura, nous montrent que l’aire d’extension du terme s’est fortement réduit.
Tout à l’ouest du domaine, den paolig est un bretonnisme qui signifie « pauvre homme ». Il est utilisé tel quel en français.
En Dordogne, petassou est aussi un emprunt à la langue ancestrale: il est formé sur l’occitan petas, qui désigne un morceau de tissu. Au carnaval de Nice, on brûle le Roi du Carnaval, alors qu’à Sarreguemines en Moselle, c’est le Prince de Carnaval qui est réduit en cendres. Le terme fouga, dans le sud du département de la Loire, rappelle un mot occitan qui veut dire feu.
Le mot de la fin
Les résultats de notre enquête montrent à quel point les traditions carnavalesques restent vivaces dans les régions à la périphérie du domaine, mais aussi combien elles s’effacent ailleurs. L’oubli progressif des noms régionaux pour désigner le mannequin de carnaval ne relève pas d’une simple évolution linguistique: il témoigne d’une transformation plus large des pratiques festives et des rites collectifs. Lorsque les mots disparaissent, c’est souvent parce que les réalités qu’ils désignent s’estompent elles-mêmes.
En documentant ces variantes et en cartographiant leur répartition, nous ne dressons pas seulement un état des lieux de la diversité linguistique du français. Nous participons à la sauvegarde d’un patrimoine immatériel en mutation. Ce travail d’enquête permet de mieux comprendre la manière dont les traditions locales s’adaptent, se réinventent ou s’éteignent face aux changements sociétaux. Il nous rappelle aussi que la richesse d’une langue ne réside pas seulement dans son lexique standardisé, mais dans sa capacité à refléter la diversité des cultures et des usages.
Ces recherches s’inscrivent dans une démarche plus large de documentation et de valorisation des régionalismes, pour que la mémoire des mots ne s’efface pas avec celle des gestes. Loin d’être figées, les traditions évoluent avec les sociétés: certaines disparaissent, d’autres ressurgissent sous de nouvelles formes, nourries par des dynamiques locales ou des influences extérieures. La question reste ouverte: ce mannequin que l’on brûle en fin de carnaval est-il condamné à l’oubli, ou connaîtra-t-il, à l’image de la fête elle-même, une nouvelle renaissance ?
L’application mobile est là !
Avez-vous testé notre application mobile ? L’application Français de nos Régions est téléchargeable gratuitement et dès aujourd’hui sur l’Apple Store et Google play. N’hésitez pas à la tester, vous pouvez enregistrer votre voix et contribuer à la création d’un atlas sonore du français ! Pour prolonger la réflexion et découvrir la carte des résultats de l’enquête, suivez-nous sur X, Instagram, Facebook ou encore Threads, et partagez avec nous les mots et traditions de votre région !