Cinq objets qui n’ont pas le même nom en France, en Belgique et en Suisse

 

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Source de l’illustration: L’Humanosphère

A priori, d’un bout à l’autre de l’Europe, tous les locuteurs du français se comprennent sans trop de mal, car ils parlent la même langue. « Sans trop de mal » – sous-entendu « pas toujours parfaitement » – car, comme quiconque en a déjà fait l’expérience, en écoutant la radio ou en regardant la télévision, en voyageant hors de se région d’origine ou en discutant avec une personne établie dans un coin différent du sien, la langue française n’a ni les mêmes teintes ni les mêmes sonorités d’un bout à l’autre du territoire. Tout le monde ne prononce pas les mêmes mots de la même façon, et certaines dénominations, entre autres des expressions de la vie de tous les jours, sont seulement connues à l’intérieur de régions dont la taille est fort variable (le Nord-Pas-de-Calais, le grand Est, le grand Ouestle Midi de la France, etc.). Les linguistes appellent régionalismes ces éléments de la langue qui ne sont utilisés que sur des portions limitées de la francophonie.

Quel français régional parlez-vous? Les cartes de ce billet ont été générées à partir des résultats d’enquêtes auxquelles ont participé plusieurs milliers de locuteurs francophones (entre 7.000 et 12.000) ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse en Belgique, en France ou en Suisse, selon les cartes). Vous pouvez également nous aider en répondant à quelques questions quant à vos usages des régionalismes! Cliquez 👉ici👈 si vous êtes originaire d’Europe 🇫🇷 🇧🇪 🇱🇺 🇨🇭;  cliquez 👉👈 si vous venez du Québec ou des autres provinces canadienne ou l’on parle français 🇨🇦! Les enquêtes peuvent être réalisées de façon anonyme depuis un ordinateur 💻, un smartphone ou une tablette 📱. Prévoir dix minutes ⏰ environ pour compléter le sondage 🤓!

41uS-6Q9FhL._SX238_BO1,204,203,200_Sur le plan géographique, il n’est pas rare que les frontières de l’aire d’un régionalisme donné s’aligne, plus ou moins parfaitement, sur les frontières d’une entité politique ou culturelle ancienne, à l’instar des provinces et autres duchés qui composaient le royaume de France jusqu’à la fin du XVIIIe s. Ainsi parle-t-on de sabausismes quand on renvoie aux spécificités linguistiques du français que l’on parle en Pays-de-Savoie, de gasconismes quand il s’agit des spécificités du français du sud-ouest de la France, de provencalismes pour rendre compte des particularismes de la Provence, de lyonnaisismes pour la région de Lyon (v. illustration ci-contre), de normandismes et de bretonnismes pour les régions du Nord-Ouest de l’Hexagone, etc. 

Dans ce billet, on s’intéressera à des régionalismes dont l’aire d’extension épouse celles de frontières politiques actuelles, frontières qui séparent la France de la Belgique d’une part, la France de la Suisse d’autre part.

Le saviez-vous? Il est d’usage de nommer les particularités locales du français de Suisse des helvétismes, celles du français de Belgique des belgicismes. Le terme plus général de statalisme a été également proposé (J. Pohl) en vue d’englober dans une même catégorie les régionalismes qui ne sont connus qu’à l’intérieur d’un seul et même pays.

On se concentrera sur cinq objets dont le nom change selon que l’on se situe en France, en Suisse ou en Belgique.

Chauffe-eau ou boiler?

Comment appelez-vous l’équipement qui sert à obtenir de l’eau chaude dans les maisons? Dans notre sondage, la photo dans le coin gauche de la Figure 1 ci-dessous accompagnait cette question, et le tout était suivi de cinq choix de réponses: un chauffe-eau, un ballon, un cumulus, un boiler (prononcé [boy-leur]), un boiler (prononcé [bwa-lère]). Sur la base du dépouillement des résultats, nous avons pu mettre au point la carte ci-dessous, où l’on voit qu’en France, les variantes ballon, chauffe-eau et cumulus sont arrivées très largement en tête des suffrages (signalons qu’aucune de ces trois variantes ne se distribue régionalement à l’intérieur du territoire).

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Figure 1. Les dénominations du « chauffe-eau », d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

En Belgique et en Suisse, c’est la variante boiler qui a été sollicitée majoritairement par les internautes. La façon dont les locuteurs prononcent ce mot varie toutefois d’un pays à l’autre. En Suisse, la prononciation du mot reproduit plus ou moins fidèlement celle de l’anglais: [boy_leur]. D’après André Thibault, auteur du Dictionnaire suisse romand, le mot aurait été emprunté à l’anglais par les germanophones de Suisse, pour désigner d’abord une chaudière à vapeur, puis un réservoir d’eau chaude. C’est par l’intermédiaire de l’allemand qu’il serait ensuite passé en français (il s’agit donc d’un de ces mots que les linguistes appellent un germanisme).

>> LIRE AUSSI – « Les germanismes du français de Suisse romande en 12 cartes »

En Belgique, c’est la prononciation [bwa_lère], basée sur la graphie et non sur la prononciation de l’anglais boiler, que l’on retrouve.

Enfin, les résultats de notre sondage indiquent également que la forme boiler (prononcée [boy_leur]) est utilisée par quelques frontaliers du côté de la Suisse (en Haute-Savoie notamment), mais également en Alsace, où elle a d’abord été empruntée à l’anglais par les dialectes germaniques locaux, avant de passer en français régional par l’intermédiaire de ces derniers (v. Dictionnaire des régionalismes du français en Alsace).

Clignotant, clignoteur ou signofile?

Notre seconde carte permet de rendre compte de la géographie des dénominations du dispositif lumineux produisant un clignotement, dont on se sert pour signaler un changement de direction lorsque l’on conduit un véhicule. En France, la variante clignotant est de loin la plus répandue. En Belgique, la forme clignoteur arrive en tête des sondages, tout comme dans les cantons de la partie septentrionale de la Romandie (Jura, Jura bernois et Neuchâtel). Dans le reste de la Suisse romande, les internautes ont surtout produit la réponse signofile.

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Figure 2. Les dénominations du « clignotant », d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

D’après le TLFi, il semblerait que la forme clignoteur fût naguère utilisée en France:

On rencontre dans la documentation le synonyme clignoteur, subst. masc. Tout véhicule automobile doit être pourvu d’indicateurs de changement de direction. Actionnés depuis le tableau de bord, ils comprennent deux grandes famillesles flèches et les clignoteurs (Ch. ChapelainCours mod. de techn. automob., 1956, p. 314).

Puisqu’elle n’est aujourd’hui pas ou peu utilisée en France, on peut faire l’hypothèse qu’elle n’a jamais vraiment réussi à s’imposer dans les usages des locuteurs de l’Hexagone, alors qu’en Belgique et dans les cantons de l’Arc jurassien, c’est l’inverse qui s’est produit: la forme clignoteur a été préférée à la forme clignotant.

Contrairement à ce qu’affirme le Wiktionnaire (page consultée le 01.09.2018), le terme clignoteur n’est pas utilisé au Québec ou dans les autres provinces francophones du Canada. Dans cette région de la francophonie, on parle de clignotant (comme en France), voire de flasher (dans un registre plus familier).

Quant à la variante signofile (que l’on trouve aussi orthographiée signofil, signophile voire encore signeaufile), elle est attestée depuis 1938 en Suisse. D’après le Dictionnaire suisse romand, il s’agit probablement à l’origine d’un nom de marque, passé dans le langage courant par antonomase.

Portable, Natel ou GSM?

On avait consacré, il y a quelques temps déjà, un billet complet aux dénominations du « téléphone mobile » dans la francophonie d’Europe, mais aussi au Canada et dans les Antilles. En ce qui concerne l’Europe, on peut voir sur la carte ci-dessous qu’il n’existe pas de mot spécifique pour désigner cet objet en France: on parle de son téléphone portable, de son portable, voire tout simplement de son téléphone ou de son tél’.

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Figure 3. Les dénominations du « téléphone mobile », d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

En Belgique, c’est l’acronyme GSM (écrit sans points intermédiaires), de l’anglais Global System for Mobile Communications (« système mondial de communications mobiles ») qui a cours. Certaines personnes utilisent même la forme apocopée « G »: tu me prêtes ton G? (v. Dictionnaire des belgicismes).

En Suisse, c’est le mot-valise Natel, formé à partir de la contraction de deux mots allemands, « Nationales » et « Autotelefon », qui est en circulation.

https://twitter.com/MelodySONG_Chan/status/1035530764643913729

A l’origine, un Natel désignait un téléphone de voiture. Le terme est aujourd’hui la propriété de la marque Swisscom, qui est la seule entreprise autorisée à utiliser le terme à des fins commerciales.

Si vous voulez savoir en quoi le « Natel » est différent du « portable » français, n’hésitez pas à lire cet article de Kantu, une bloggeuse romande qui a bourlingué aux quatre coins de la francophonie, c’est très drôle !

Au final, on peut dire que les Belges et le Suisses sont plus précis que les Français, car ils ont des mots spécifiques pour désigner ce petit instrument. Quand on y pense bien, l’usage des termes Natel et GSM empêche en effet tout conflit synonymique avec deux autres objets de la vie quotidienne, à savoir le téléphone (fixe) et l’ordinateur (portable).

Pochette, farde ou fourre?

En cette période de rentrée scolaire, la question est de circonstance: « Comment appelez-vous l’étui de carton ou de plastique dans lequel vous allez classer et ranger vos documents? » Et bien comme vous vous en doutez, la réponse à cette question dépend du pays dans lequel vous habitez. En France, c’est dans une pochette (ou une chemise), que vous glisserez vos feuilles de papier. En Belgique, le même objet prend le doux nom de farde, comme l’expliquait tout récemment ce twittos à ses followers:

En Suisse, c’est le mot fourre qui est le plus répandu:

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Figure 4. Les dénominations de la « pochette », d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Le Dictionnaire des belgicismes signale que le mot farde est une survivance de l’ancien français (une variante du mot harde, qui désignait des vêtements, mot encore en usage en ce sens en français acadien). Quant au mot fourre (de la même famille que le verbe fourrer ou que les substantifs fourreau ou fourrage), il est utilisé pour désigner différents étuis en Suisse (une fourre de duvet, une fourre à skis, une fourre à carabine, v. Dictionnaire suisse romand).

Serviette, essuie ou linge?

On a gardé le meilleur pour la fin. Français ayant habité en Suisse romande une dizaine d’années, presque autant en Belgique, j’ai longtemps eu du mal avec l’emploi des mots linge (en Suisse) et essuie (en Belgique) pour désigner ce qu’on appelle en France une serviette (ou un drap de bain).

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Figure 5. Les dénominations de la « serviette », d’après les enquêtes Français de nos régions. Les traits épais délimitent les frontières entre les pays, les traits plus fins les limites de département en France, de provinces en Belgique et de cantons en Suisse.

Ne demandez pas à un Belge s’il peut essuyer la vaisselle avec un torchon, il vous regardera avec des grands yeux en vous disant sans doute que c’est dégoûtant (torchon désigne en Belgique une serpillière), il vous dira qu’il est préférable d’utiliser pour ce faire un essuie (de cuisine, ou de vaisselle).

>> LIRE AUSSI – « Serpillière, panosse, wassingue, pate, cinse, etc. »

Le mot essuie désigne en effet en Belgique une pièce de tissu dont on se sert pour « essuyer »: sa propre personne après la toilette ou la baignade (on parle alors d’essuie de bain), des couverts mouillés (on parle alors d’essuie de cuisine).

En Suisse, on n’utilise guère le mot serviette pour désigner une pièce de tissu en éponge, mais le mot linge: il est ainsi normal, de ce côté-là de la frontière, de se sécher ou de s’essuyer avec UN linge propre, ou de ne pas oublier d’apporter SON linge au lac ou à la piscine. Chose impossible en France, où le substantif désigne uniquement un référent massif, non-comptable (on lave, on achète ou on étend DU linge, mais pas UN linge).

Le bilinguisme des périphéries

En Belgique et en Suisse, tous les locuteurs du français connaissent (et souvent emploient), outre leurs propres variantes, les variantes en circulation en France. De fait, ils sont assez bien armés pour s’adapter à leurs interlocuteurs quand ils se rendent dans l’Hexagone. A l’inverse, ce n’est presque jamais le cas des Français, ce qui étonne notre twittos cité plus haut:

Les Français, car ils vivent dans le pays où l’on parle le français de « référence » sur le plan international, et certainement aussi parce qu’ils représentent une masse démographique déterminante au sein de la francophonie, ne se soucient guère des variantes en usage dans les autres pays ou DOM (on rencontre le même phénomène au Canada ou dans les Antilles, qui sont perçues comme des entités « exotiques » aux yeux des Français de métropole).

>> Lire aussi « Quelques beaux vieux mots du français au Canada »

Espérons qu’avec ce billet, on aura pu contribuer à une meilleure connaissance du français que l’on parle dans les régions périphériques de la francophonie d’Europe!

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couverture

 

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

8 réponses

  1. michèle Debrenne

    à propos de serviette…. je ne me souviens plus si tu as étudié le cas de serviette dans le sens de ce que les enfants prennent à l’école pour mettre leurs livres et cahiers: Quand je suis arrivée en Russie ça m’agaçait profondément de trouver dans tous les manuels de français pour petits Russes cette serviette qui désignait ce que j’ai toujours appelé un cartable… y at-til une répartition connue 7 surtour qu’il y a « porte-feuille » qui se met dans la course – et qui n’est pas un porte-monnaie…

  2. Vous parlez d’helvétismes, belgicismes (et, ailleurs, de canadianismes). Il serait grand temps de parler également de gallicismes et lutécismes. Il est intéressant comment leur régionalismes sont automatiquement considérés « langue standard ».

  3. Thomas

    Bravo pour votre travail passionnant. J’ai appris plein de choses sur ce blog.
    Belge ayant habité à Lyon quelques mois, j’y ai remarqué plusieurs autres différences qui n’apparaissent pas ici, notamment par rapport à l’emploi de noms de marques pour désigner des objets de la vie courante. Mes collègues ne me comprenaient pas quand je demandais de l’essuie-tout ou du « papier collant ». Eux utilisaient respectivement les termes sopalin et scotch. Personnellement, je n’avais jamais entendu parler de sopalin. Par contre, le terme scotch est bien utilisé en Belgique mais uniquement pour parler de gros ruban adhésif opaque utilisé sur les chantiers par exemple, jamais à ma connaissance pour le ruban adhésif translucide qu’on utilise à la maison et au bureau (je ne sais pas si c’est clair). A contrario, en Belgique, le terme stylo à bille est très peu utilisé. Les gens parleront systématiquement d’un bic.

  4. […]  Notre seconde carte permet de rendre compte de la géographie des dénominations du dispositif lumineux produisant un clignotement, dont on se sert pour signaler un changement de direction lorsque l’on conduit un véhicule. En France, la variante clignotant est de loin la plus répandue. En Belgique, la forme clignoteur arrive en tête des sondages, tout comme dans les cantons de la partie septentrionale de la Romandie (Jura, Jura bernois et Neuchâtel). Dans le reste de la Suisse romande, les internautes ont surtout produit la réponse signofile. En savoir plus : https://francaisdenosregions.com/2018/08/30/cinq-objets-qui-changent-de-noms-en-belgique-et-en-suiss… […]

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