70 & 90

Une des différences les plus connues entre le français de Suisse ou de Belgique et le français de France repose sur les formes que l’on utilise pour exprimer les cardinaux 70 et 90.

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En Belgique comme en Suisse, ce sont les mots septante et nonante que la norme locale prescrit, alors qu’en France on utilise les mots soixante-dix et quatre-vingt-dix, et ce de façon (quasi-)exclusive. C’est en tout cas ce que montrent les deux cartes ci-dessous, où les taux d’emploi des formes septante et nonante avoisinent les 100% en Belgique comme en Suisse :

Septante

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Figure 1. Répartition et vitalité du mot « septante » dans l’enquête Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Nonante

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Figure 2. Répartition et vitalité du mot « nonante » dans l’enquête Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

De nombreux témoins ont cependant signalé utiliser les mots septante et nonante en France, comme le suggèrent les pourcentages un peu plus élevés qu’ailleurs dans les départements de la Haute-Savoie, du Jura et du Doubs, notamment. Non, il ne s’agit pas (uniquement) de trolls ou de témoins nés en France mais vivant ou travaillant actuellement en Suisse ou en Belgique. Les formes septante et nonante ont en effet été connues et utilisées en France, et survivent aujourd’hui tant bien que mal dans la bouche de certains locuteurs âgés…

Un peu d’histoire

Au début du XXe siècle, le système décimal (où 70=7*10) était (encore) le système de référence dans les dialectes parlés sur un large croissant à l’Est du territoire, croissant dont les pointes se situent en Belgique et dans l’extrême Sud-Ouest de l’Hexagone (l’existence d’attestations isolées dans les îles anglo-normandes et en Bretagne laisse même penser que le système latin était jadis connu sur un territoire plus grand, ce que confirment de nombreux dictionnaires), comme on peut le voir sur les deux cartes ci-dessous :

Septante (d’après l’ALF)

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Figure 3. Répartition et vitalité du type lexical « septante » et du type lexical « tre-vingt-dix » d’après la carte 1240 de l’ALF. Chaque point représente la ou les réponses d’un témoin.

Nonante (d’après l’ALF)

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Figure 4. Répartition et vitalité du type lexical « septante » d’après la carte 1114 de l’ALF. Chaque point représente la réponse d’un témoin.

Les cartes ci-dessus ont été conçues à partir des données de l’ALF (Atlas Linguistique de France), réalisé au début du siècle dernier par les linguistes J. Gilliéron & E. Edmont. Certes, les enquêtes à la base de cet atlas portait sur les patois, mais on peut penser que ces cartes reflètent (toutes choses étant égales par ailleurs) la situation du français que l’on parlait dans les milieux ruraux à cette époque. Tout du moins ces cartes décrivent-elles une situation qui est cohérente avec le témoignage que livrent les nombreuses sources qui nous permettent de documenter les spécificités locales du français parlé dans ces régions pendant les trois premiers quarts du précédent siècle (v. notamment les exemples littéraires et la cartographie fournie par A. Goosse dans son article intitulé « Qu’est-ce qu’un belgicisme ? « , paru dans le Bulletin de l’Académie Royale de la Langue et Littérature Française en 1977; de même que les articles septante et nonante dans l’excellent Dictionnaire suisse romand d’A. Thibault, dont le contenu est repris dans les articles éponymes de la Base de Données Linguistique Panfrancophone suisse).

Si ces régionalismes ne sont aujourd’hui presque plus utilisés en France, mais qu’ils se maintiennent en Suisse et en Belgique, c’est en raison principalement de systèmes éducatifs autonomes et distincts (plus aucun petit Français n’apprend que 70 et 90 se disent septante et nonante, contrairement à ce qui se passe en Belgique ou en Suisse).

Le saviez-vous ?

Les Romains comptaient sur une base de dix, alors que les que les peuples qu’ils ont envahis et qui vivaient sur le territoire où l’on parle aujourd’hui le français (grosso modo) comptaient sur une base de vingt (système vigésimal, où 70=3*20+10, v. à témoins les types archaïques tre-vingt-dix des points 955 et 963 en Savoie sur la carte septante (d’après l’ALF), que le français régional contemporain ne connaît pas).

Dans les états anciens du français, le système de numérotation par 20 était plus étendu qu’il ne l’est actuellement. La lecture de Des mots à la pensée, essai de grammaire de la langue française, monument que l’on doit à Damourette & Pichon, nous apprend l’existence de formes telles que « sept vingt » (= 140) ou « quatorze vingt » (= 280), ou que l’hôpital des Quinze-Vingts à Paris a été nommé ainsi par Louis IX car il s’agissait d’un hospice qui contenait à l’origine 300 lits !

Enfin, on terminera ce billet en rappelant que, contrairement à un préjugé bien implanté, ce ne sont pas les Gaulois qui ont inventé le système vigésimal. Selon toutes vraisemblance en effet, les membres des civilisations pré-indo-européennes comptaient déjà sur une base de vingt !

Pour participer aux enquêtes et nous aider à en savoir plus sur la vitalité et l’aire d’extension de certains régionalismes du français, cliquez ici !

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

29 réponses

      1. Corey

        J’habite à Par en bas, et les vieux de par içite utilisent exclusivement septante et nonante. Aussi, on utilite huitant (huit p tante) pour 80. J’aime ton blog, merci pour tout vos travaux!

  1. Jacques MIROU

    Le système septante-octante-nonante était couramment utilisé dans le département du Nord avant la fin du dix-neuvième siècle. Il est utilisé dans les registres paroissiaux. C’est certainement l’école publique obligatoire qui a imposé le système vigésimal.

    1. En fait, « octante » était enseigné pour faciliter l’apprentissage de l’arithmétique jusqu’au début du 20ème siècle en France. il n’a toutefois jamais supplanté quatre-vingts, et il est aujourd’hui quasi-disparu (le billet en dira plus bientôt).

  2. Blaise

    L’article « septante nonante » m’a particulièrement intéressé. Une manière d’exprimer 80 n’apparaît pas dans tout l’article (il me semble..) c’est huitante, souvent utilisé en Suisse romande, dans les cantons de Vaud et Fribourg essentiellement.

  3. Bernard

    Né en 1945 à Fréterive (village savoyard proche de St Pierre d’Albigny) je me souviens très bien avoir utilisé les expressions septante et nonante dans les petites classes. Par la suite j’ai déménagé à Chambéry en 1952 et je crois bien que c’est à ce moment là que je suis entré dans la « norme ».

  4. Fabian

    Bravo pour votre blog.
    Je comprends bien les deux systèmes, la base dix et la base vingt, mais, s’il est parfaitement logique de dire quatre-vingt-dix si l’on compte en base vingt, d’ou vient le mot soixante-dix ? En vieux français, 60 ne se disait-il pas trois-vingt ? Et dès lors en « français de France » ne devrait-on pas dire trois-vingt-dix ? Personnellement, j’ai toujours considéré « soixante-dix » comme une bizarrerie lexicale alors que quatre-vingt-dix me semble tout à fait acceptable.

    1. Bonjour ! en fait les formes « trois-vingts », « trois-vingt-dix » étaient assez répandues en ancien français (plus que les formes soixante et septante). Mais impossible de savoir pourquoi trois-vingt-dix a disparu (il s’est maintenu dans certains dialectes, voir les points oranges sur les cartes de l’ALF), mais en français standard c’est la forme effectivement hybride « soixante-dix » qui a survécu !!!

      1. Blaise

        Bonjour,
        Je n’avais jamais entendu parler de trois-vingt-dix. Et deux-vingt-dix? Et vingt-dix?
        Débordons un peu du cadre purement dialectique du sujet.
        Si on comptait en base vingt, comment écrivait-on, en chiffre, les nombre entre dix et dix-neuf? La nature même des bases de comptage fait qu’on change d’ordre de grandeur à chaque puissance entière de la base.
        En base 10, on a: 10 = 10^1, 100 = 10^2, 1000 = 10^3, etc.
        En base 20, on a: 20 = 20^1, 400 = 20^2, 8000 = 20^3, etc.
        Les valeurs 10 à 19 devaient alors s’exprimer en un seul signe, non?
        Qui peut me répondre? Merci

      2. Eric

        Contre toute logique et avec plein d absurdité!!! Septuagénaire, octogénaire,nonagénaire, septantrionale, octogonale et j en passe!! Si on étudie un peu la linguistique on ne peut que constater qu en france on ne parle plus le français

  5. Bernard CHOQUE

    Bonjour,
    Je découvre votre blog tout à fait intéressant pour le passionné de langue française que je suis.
    Deux observations (à moins que cela n’ait déjà été dit):
    – Le terme « six-vingts », formé sur le modèle de « quatre-vingts », a longtemps été en concurrence avec « cent vingt », et je crois me souvenir d’un exemple chez Molière.
    – Également chez Molière (sauf erreur dans « Le Bourgeois Gentilhomme »), une occurrence de l’emploi de « septante », que Vaugelas rejette, probablement pour des raisons « de classe » comme on dirait aujourd’hui (terme jugé trop commun). Cela suggère une persistance de ce mot dans les classes populaires à Paris au XVIIe siècle.
    Mes encouragements pour la suite de ce blog.

  6. Bruno

    J’ai une hypothèse pour expliquer que soixante-dix ait supplanté Septante :
    Quand Paris est devenu capitale de la France : des populations de toutes les provinces s’y sont rencontrées .Chacun avait sa propre langue mais la langue française s’imposa comme langue commune ce qui n’effaça pas les différences de prononciation.
    Quand quelqu’un originaire du sud prononçait « septante » son interlocuteur provenant des pays d’Oïl pouvait comprendre « cinquante » .
    Par conséquent , pour éviter toute confusion on pourrait penser qu’on rajoutait à Septante « comme soixante et dix ».
    Et petit à petit « soixante-dix » a remplacé « Septante ».
    Mais en Belgique et en Suisse les différences d’accent étant moins importantes qu’en France , le terme Septante a pu se maintenir.
    Mais ce n’est qu’une hypothèse.

  7. Mireille

    Il semblerait que le soixante-dix soit apparu sous Louis XIV qui ne voulait pas avoir septante ans, donc, il décréta que ce serait soixante-dix… Ma fille a appris ça à l’Université libre de Bruxelles et je l’ai lu en faisant des recherches.

  8. Simon

    En provençal, on dit « ottante » (norme commune), ou (v)ueitanto plus communément, pour quatre-vingt. (Comtat Venaissin). Survivance ou alignement sur setanto-nonanto?
    Voudrieu ben o saupre…

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