Ces mots du grand Ouest

Ce nouveau billet est consacré aux mots et aux expressions du grand Ouest, que l’on ne manquera pas d’entendre si on se ballade du côté de la Normandie au nord de l’Aquitaine, en passant par les pays de la Loire et le Poitou-Charentes.

Commençons avec deux mots que beaucoup de francophones emploient sans savoir sans doute qu’elles proviennent de l’Ouest…

Tancarville

Le saviez-vous ? Tancarville est une commune du département de la Seine-Maritime (signalée sur la carte ci-dessous par une petite étoile noire). Selon toutes vraisemblances, le mot tancarville a été utilisé par les créateurs d’un type de séchoir à linge de forme métallique pour désigner la marque de cet objet, sans doute par analogie avec la forme d’un pont situé à Tancarville (cliquer ici pour voir une photo du pont de Tancarville). Aujourd’hui, le mot n’est plus associé uniquement à cette marque, et est passé dans l’usage courant. Comme le montre la carte, il est même connu bien au-delà de sa région d’origine !

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Figure 1. Répartition et vitalité du mot « tancarville » dans l’enquête Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

On est pas rendu (à Loches)

Beaucoup de francophones connaissent et emploient l’expression « on n’est pas rendu à Loches ». Comme vous nous l’expliquions dans ce billet, l’expression « on n’est pas rendu » peut être vue comme une forme raccourcie de l’expression « on n’est pas rendu à Loches », expression qui faisait « référence à la ligne de démarcation, traversée par la route qui, de Tours, en zone occupée, rejoignait Loches, en zone libre » pendant la seconde guerre mondiale (info trouvée sur ce blog, Loches est signalée par une étoile noire sur la carte ci-dessous). En fait, cette explication n’est pas la seule possible, et il est probable que l’expression « on n’est pas rendu » se soit propagée sans le complément « à Loches ». En effet, dans l’Ouest, le verbe « se rendre » jouit d’une vitalité fort importante. Beaucoup de francophones de cette région l’emploient pour désigner que l’on est « arrivé (à certain point de l’espace ou du temps) », comme le souligne le Dictionnaire des Régionalismes de France, qui donne les exemples suivants : « j’en suis rendu à la page 34 de mon livre » (comprendre : « j’ai atteint la page 34 »), « Où donc qu’ils sont rendus les ciseaux ? »(comprendre : « Où sont donc passés les ciseaux ? »).

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Figure 2. Fréquence d’usage, sur une échelle de 0 (= jamais) à 10 (=souvent) de l’expression « on n’est pas rendu à Loches ! » des répondants à l’enquête Euro-1. Plus la couleur est chaude, plus la fréquence est élevé, et inversement.

Les usages des mots suivants sont peut-être un peu moins connus ailleurs que dans le grand Ouest.

Débaucher

Le verbe débaucher est d’usage courant en français commun : débaucher quelqu’un, c’est le pousser  à faire des activités peu catholiques. Dans la bouche des francophones de l’Ouest, « débaucher » prend également le sens de « sortir du travail ». Pour dire que l’on commence le travail, on emploie le verbe « embaucher ».

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Figure 3. Répartition et vitalité du mot « débaucher » au sens de « sortir du travail » dans l’enquête Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Ça loge ?

Le verbe loger, notamment employé dans l’expression « ça loge », n’a pas vraiment d’équivalent direct en français commun (ce qui explique sans doute sa vitalité actuelle). Si on vous demande si ça loge en parlant d’une valise devant le coffre d’une voiture à moitié rempli, ça veut dire qu’on vous demande s’il y a assez de place pour que la valise entre dans le coffre.

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 Figure 4. Répartition et vitalité du verbe « loger » au sens de « avoir assez de place » dans l’enquête Euro-2. Chaque point représente le code postal de la localité d’enfance d’un ou de plusieurs participants, plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Le saviez-vous ?

Les expressions ça loge, débaucher et on n’est pas rendu sont employées de l’autre côté de l’Atlantique chez nos cousins québécois (le français a été importé notamment par des colons venus de l’Ouest à partir du XVIIe siècle). Les Québécois ne semblent pas connaître en revanche le mot tancarville !

Participez à l’enquête !

Pour participer aux enquêtes et nous aider à en savoir plus sur la vitalité et l’aire d’extension de certains régionalismes du français, cliquez ici !

A propos Mathieu Avanzi

Mathieu Avanzi est linguiste. Il a défendu une thèse portant sur l'intonation du français en 2011, et effectué plusieurs séjours postdoctoraux en Belgique (Louvain-la-Neuve), en France (Paris), au Royaume-Uni (Cambridge) et en Suisse (Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich). Après avoir été maître de conférences à Sorbonne Université (Paris IV) au sein de la chaire Francophonie et variété des français, il a été nommé professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel, où il dirige le Centre de dialectologie et d'étude du français régional. Ses travaux portent sur la géographie linguistique du français, sujet auquel il a consacré plusieurs articles et ouvrages.

13 réponses

  1. Kev

    j’ai lu un jour je ne sais où que les Français du Canada venaient pour bon nombre d’entre eux du Sud-Ouest. Donc on peut dire qu’il y a correspondance avec certaines cartes ci-dessus.

    1. C’est vrai ! les francophones du Canada sont pour la plupart les descendants des colons venus de l’Ouest de la France au 17ème siècle. De nombreuses expressions et prononciations « québécoises » sont également connues dans ce coin-là de la France !

  2. Myriam Esnaul4

    J’ai été ravie de lire qu’au québéc on dit comme chez moi (nord-mayenne) asteur pour en ce moment, de nos jours. Chez moi il y a aussi annui pour aujourd’hui. Et plein d’autres mots que j’adorerais vous transmettre.

    1. Cette orthographe me surprend. Je connais l’expression, je l’ai lue ainsi écrite, mais spontanément, je l’aurais écrite « à c’t’ heure » puisqu’elle est une contraction de « à cette heure ».

  3. Je vous lis du Québec… Quel plaisir de voir ces mots: beau travail 🙂
    Tancarville: Le pont dates du 20ième siècle…donc normal qu’au Québec… on ne le dise pas. Mais nous disons étandage.. (je me demande ce que le Grand-Ouest disait avant…)

    On est pas rendu (à Loches)… Deuxième-Guerre Mondiale (donc pas au Québec)

    Débaucher… pas à ma connaissance ici dans le sens de quitter le travail…
    Ça loge ?… pas à ma connaissance…

    Par contre: barrer la porte, asteur, tantôt, ousque, 😀
    J’ai hate de voir la suite!

    Petite promotion, sur facebook…. Racines celtiques du Québec….

    🙂

  4. Lors

    Un peu de rigueur ne ferait pas de mal… Le grand Ouest est une notion technocratique, qui n’a rien de linguistique
    C’est un territoire assez vague où on mêle Bretagne romane & celtique, Anjou, Poitou, Maine, Normandie… des territoires bien identifiables qui ont leurs propres langues

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